CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 9

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à M. de Boncerf.

 

8 Mars 1776.

 

 

          J’avais lu, monsieur, l’excellent ouvrage dont vous me faites l’honneur de me parler, et toute ma peine était d’ignorer le nom de l’estimable patriote que je devais remercier. Il me paraissait que les vues de l’auteur ne pouvaient que contribuer au bonheur du peuple et à la gloire du roi : j’en étais d’autant plus persuadé, qu’elles sont entièrement conformes aux projets et à la conduite du meilleur ministre que la France ait jamais eu à la tête des finances. Ce grand ministre venait même d’abolir les corvées dans le pays dont j’ai fait ma patrie depuis plus de vingt années. Non seulement nos cultivateurs étaient délivrés de cet horrible esclavage, mais nous venions d’obtenir la franchise du sel, du tabac et de l’impôt sur toutes les denrées, moyennant une somme modique : toutes nos communautés chantaient des Te Deum ; enfin j’espérais mourir, à mon âge de près de quatre-vingt-trois ans, en bénissant le roi et M. Turgot.

 

          Vous m’apprenez, monsieur, que je me suis trompé, que l’idée de faire du bien aux hommes est absurde et criminelle, et que vous avez été justement puni de penser comme M. Turgot et comme le roi. Je n’ai plus qu’à me repentir de vous avoir cru ; et il faut qu’au lieu de mourir en paix, mes cheveux blancs descendent au tombeau avec amertume, comme dit l’autre (1).

 

          Cependant j’ai bien peur de mourir dans l’impénitence finale, c’est-à-dire plein d’estime et de reconnaissance pour vous ; je pourrai même mourir martyr de votre hérésie. En ce cas, je me recommande à vos prières, et je vous supplie de me regarder comme un de vos fidèles.

 

 

1 – Genèse, ch. XLII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

8 Mars 1776.

 

 

          Mon très cher confrère, mon ancien et véritable ami, vous ornez de belles fleurs mon tombeau : je n’ai jamais été si malade, mais aussi je n’ai jamais été si consolé ni si sensiblement touché qu’en lisant vos beaux vers récités à l’Académie (1). Quand nos Fréron, nos Clément, nos Sabatier, s’acharnent sur les restes de votre ami, vous embaumez ces restes, et vous les préservez de la dent de ces monstres. Il n’y a point de mort plus heureux que moi.

 

          Conservez-moi, mon cher ami, une partie de ces sentiments tant que vous vivrez. Je suis si bien mort, que je ne savais pas que mademoiselle Clairon fût à Paris. Je vous trouve bien heureux l’un et l’autre de vous être rapprochés ; vous êtes faits l’un pour l’autre. Son mérite est encore au-dessus de ses talents. Si j’existais, je voudrais bien me trouver en tiers avec vous. La littérature et un cœur noble sont le véritable charme de la société.

 

          J’entends dire que dans Paris tout est faction, frivolité, et méchanceté. Heureux les honnêtes gens qui aiment les arts et qui s’éloignent du tumulte !

 

          Il faut espérer que Sésostris (2) dissipera toutes ces cabales affreuses qui persécutent l’innocence et la vertu. Ce sage Egyptien doit écarter les crocodiles. J’apprends que vous en avez un très grand nombre sur les bords de la Seine ; mais vous ne vivez qu’avec vos pareils, qui sont les cygnes de Mantoue.

 

          Madame Denis a eu une maladie de six mois, et n’est pas encore parfaitement rétablie. Nos étés sont délicieux, mais nos hivers sont horribles. Si le canton d’Allemagne (3) où mademoiselle Clairon règne est dans un pareil climat, elle a bien fait de le quitter.

 

          Je lui souhaite, comme à vous, des jours heureux.

 

          Je ne demandais autrefois pour moi que des jours tolérables, qui sont très difficiles à obtenir. Adieu, mon cher ami ; je vous serre entre mes faibles bras, et ma momie salue très humblement la figure vivante de mademoiselle Clairon.

 

 

1 – Discours en vers sur l’éloquence. (G.A.)

2 – Louis XVI. (G.A.)

3 – Le margraviat d’Anspach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Spallanzani.

 

Le … Mars 1776.

 

 

          « Ringrazio vostra S. illustrissima per il bel regalo del qate io sono veramente indegno. » Ma main, que quatre-vingt-deux ans font un peu trembler, ne peut écrire, et mes yeux, qui ont quatre-vingt-deux ans aussi, peuvent lire à peine.

 

          Cependant j’ai lu avec bien du plaisir le livre utile dans lequel vous m’instruisez (1). Vous donnez le dernier coup, monsieur, aux anguilles du jésuite Needham. Elles ont beau frétiller, elles sont mortes, et M. Bonnet ne les ressuscitera pas dans sa Palingénésie. Des animaux nés sans germe ne pouvaient pas vivre longtemps. Ce sera votre livre qui vivra parce qu’il est fondé sur l’expérience et sur la raison.

 

          Il faut rire des anciennes charlataneries et des nouvelles, et de tous les romanciers, che si fano èguali a Dio e creano un mundo colla parola.

 

          Si je ne craignais d’abuser de votre temps, je vous demanderais quelques nouvelles de limaçons. Je croyais avoir coupé des têtes à quelques-uns de ces animaux, et que ces têtes étaient revenues : des gens plus adroits que moi m’ont assuré que je n’avais coupé que des visages, dont la peau seule avait été reproduite. C’est toujours beaucoup qu’un visage renaisse. Taliacotius (2) ne reproduisait que des nez. Je m’en rapporte à vous, monsieur, sur tous les animaux grands et petits, sur toute la nature, et sur les systèmes.

 

 

1 – Opuscules de physique animale et végétale. (G.A.)

2 – Le médecin Gaspard Tagliacozzi, mort en1599. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

13 Mars 1776.

 

 

          En vous remerciant, monsieur. Soyez sûr que je vous garderai le secret (1).

 

          Vous savez qu’il y avait autrefois un gros chien qui mangeait plus que trois. On proposa d’avoir à sa place trois roquets ; mais comme les trois ensemble auraient mangé autant que lui, on fut obligé de garder le gros chien.

 

          Nos états ne savent que faire ni que dire. Je voudrais qu’ils vous donnassent leurs pleins pouvoirs, et que vous voulussiez bien les accepter ; nos affaires iraient plus vite et mieux. Tout change dans ce petit pays-ci, comme tout va changer en France. Le roi a ordonné au parlement d’enregistrer, et, sur ce que ce corps AUGUSTE lui disait que la noblesse serait dégradée si elle souffrait que ses fermiers donnassent quelques petites contributions pour épargner les corvées aux cultivateurs, sa majesté a répondu qu’elle payait elle-même cette contribution dans ses domaines, et qu’elle ne se croyait point dégradée.

 

          Malgré cette réponse, digne de Titus et de Marc-Aurèle, Messieurs font d’itératives remontrances. Le roi sera ferme, et le bien de la nation sera opéré.

 

          Il a fort désapprouvé l’arrêt étonnant qui a condamné le petit livre de M. Boncerf, premier commis de M. Turgot, à être brûlé. Il leur a dit qu’il ne souffrirait pas qu’on vexât ainsi ses plus fidèles sujets ; qu’il défendait les dénonciations faites par les officiers du corps ; qu’elles ne devaient être faites que par son procureur général, après avoir pris ses ordres. Il faut espérer que la sagesse et la bonté de notre jeune monarque feront taire à la fin des voix peut-être un peu trop dangereuses. Conservez toujours, monsieur, un peu d’amitié pour votre vieux malade, qui vous est bien tendrement dévoué.

 

 

1 – Il s’agit ici de l’affaire Fabry, dont Voltaire a parlé dans la lettre à Dupont du 14 février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

13 Mars 1776.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, a encore reçu aujourd’hui des lettres de M. Turgot. Il est fort triste que la santé de M. de Verny ne lui permette pas de venir dîner demain avec madame Denis.

 

          Il s’agira de délibérer s’il faut accepter une diminution sur les trente mille livres, ou une diminution sur l’industrie.

 

          Vous faites surtout le bien de la province, en lui  procurant une augmentation de bénéfice sur le sel.

 

          Je vous prie d’apporter la copie des remontrances du parlement de Dijon, avec un état sommaire des charges et des revenus de ce petit pays. Tout va changer ici, comme dans le reste de la France ; et, quelle que soit l’administration du ministère, ce sera toujours dans vous que sera la ressource de notre province, qui vous doit une reconnaissance inaltérable. J’ai l’honneur d’être, etc. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

 

 

à M. Audibert (1)

 

 

 

          Vous savez peut-être que le parlement de Paris ayant dit au roi, dans une grande députation, que sa majesté dégraderait la noblesse de son royaume en l’invitant de payer les journées de ceux qui travaillent aux chemins de leurs terres, le roi leur a répondu : « J’ai l’honneur d’être gentilhomme aussi : je paierai dans mes domaines la confection des chemins, et je ne me crois point dégradé pour cela. »

 

          Vous savez peut-être aussi que ce parlement, ayant fait brûler par son bourreau, au pied de son grand escalier, un excellent livre en faveur du peuple, composé par M. de Boncerf, premier commis de M. Turgot, et ayant décrété l’auteur d’ajournement personnel, sa majesté leur a ordonné de mettre leur décret à néant, et leur a défendu de dénoncer des livres : elle leur a dit que ces dénonciations n’appartenaient qu’à son procureur général, qui même ne pouvait le faire qu’après avoir pris ses ordres.

 

          Voilà des jugements de Titus et de Marc-Aurèle ; mais Messieurs ne sont pas des sénateurs de Rome. Pour M. Turgot, il a tout l’air d’un ancien Romain.

 

 

1 – Ce fragment de lettre avait été cousu comme post-scriptum à une lettre du 28 février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

          A Ferney, 14 Mars 1776.

 

 

          Un officier du régiment de Deux-Ponts, nommé M. de Crassy, mon voisin et mon ami, a mandé, monsieur, que j’avais grand tort, que vous m’aviez favorisé de trois lettres, et que vous n’aviez reçu de moi aucune réponse. Je vous jure que depuis le mois que les Welches appellent aoust, je n’ai pas entendu parler de vous. Il faudrait que je fusse mort pour être indifférent. Il est vrai que je ne suis guère en vie, et qu’on peut même, dans sa quatre-vingt-troisième année, n’être pas fort exact à écrire, quand on est accablé de maladies, comme je le suis  mais, malgré mon triste état, ne croyez pas que je vous eusse oublié un moment. J’avais au contraire un besoin extrême de vos lettres ; elles auraient fait ma consolation. Il n’y a que votre présence qui aurait pu me plaire davantage (1).

 

 

1 – Voyez la lettre au même du 25 mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

Ferney, 15 Mars 1776.

 

 

          Je suis enchanté des édits sur les corvées et sur les maîtrises. On a eu bien raison de nommer le lit de justice le lit de bienfaisance ; il faut encore le nommer le lit de l’éloquence digne d’un bon roi. Lorsque maître Seguier lui dit qu’il était à craindre que le peuple ne se révoltât, parce qu’on lui ôtait le plaisir des corvées, et qu’on le délivrait de l’excessif impôt des maîtrises, le roi se mit à sourire, mais d’un sourire très dédaigneux. Le siècle d’or vient après un siècle de fer.

 

 

 

 

 

à M. Dupont de Nemours.

 

16 Mars 1776 (1).

 

 

          Je suis pénétré de vos bontés, monsieur. Nos états envoient à M. le contrôleur général un nouveau témoignage de leur respectueuse reconnaissance, accompagné de quelques supplications. Vous êtes prié de vouloir bien faire parvenir sa réponse en marge, selon votre louable coutume.

 

          Puisque votre parlement fait des représentations si belles, si patriotiques et si itératives, notre chétive province en fait aussi (2). Je vous les envoie, en cas que vous ayez le temps de vous amuser. Elles sont d’un jeune homme qui est rempli pour vous de la plus grande estime et d’un attachement véritable, ainsi que le vieux malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

16 Mars 1776.

 

 

          Votre amitié et votre indulgence, monsieur, veulent bien, malgré toutes vos occupations, me demander deux pages. J’ai l’honneur de vous en envoyer quatre ; elles sont écrites par toute une province ; je ne suis que le secrétaire. Votre parlement nous donne l’exemple des remontrances ; mais nous le suivons sans crainte de nous égarer sur les traces de cet auguste corps, toujours impartial et toujours infaillible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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