CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 27

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à M. Turgot.

 

23 Décembre 1775.

 

 

          Monseigneur, vous avez d’autres affaires que celles du pays de Gex ; ainsi je serai court.

 

          Quand je vous ai proposé de sauver les âmes de soixante fermiers-généraux pour une aumône d’environ cinq mille livres (1), c’était bon marché ; et c’était même contre mon intention que je vous adressais ma prière, parce que je crois fermement avec vous qu’il faut les damner pour leurs trente mille livres.

 

          Quand je suis allé à nos états, malgré mon âge de quatre-vingt-deux ans et ma faiblesse, ce n’a été que pour faire accepter purement et simplement vos bontés, sans aucune représentation.

 

          Si on en a fait depuis, pendant que je suis dans mon lit, j’en suis très innocent, et de plus très fâché.

 

          Je ne me mêle que de ma petite colonie. Je fais bâtir plusieurs nouvelles maisons de pierres de taille que des étrangers, nouveaux sujets du roi, habiteront ce printemps.

 

          Je défriche et j’améliore le plus mauvais terrain du royaume.

 

          Je bénis, en m’éveillant et en m’endormant, M. le duc de Sully-Turgot.

 

          Si je devais mourir le 2 de janvier 1776, je voudrais avoir fait venir pour mes héritiers, le premier de janvier, dans ma colonie, du sucre, du café, des épices, de l’huile, des citrons, des oranges, du vin de Saint-Laurent, sans acheter tout cela à Genève.

 

          Je vous supplie de croire que, si j’étais encore dans ma jeunesse ; si, par exemple, je n’avais que soixante-dix ans, je ne vous serais pas attaché avec plus d’admiration et de respect.

 

 

1 – Voyez la lettre à Trudaine du 8 décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Vitrac.

 

A Ferney, 23 Décembre 1775.

 

 

          Je vous dois des remerciements, monsieur, pour les deux pièces d’éloquence (1) que vous avez bien voulu m’envoyer. Il est très beau de célébrer, au bout de deux cents ans, la mémoire de ceux qui éclairèrent leur siècle, et qui ne méritaient pas d’être oubliés du nôtre. L’éloge de l’ancien Dorat vous a fourni une occasion bien agréable de rendre justice à M. Dorat d’aujourd’hui.

 

          Il y a un autre homme (2) dont Limoges se souviendra un jour avec une tendre reconnaissance, et qui fait actuellement autant de bien à la France qu’il en a fait à votre patrie.

 

          Permettez-moi une observation sur l’anecdote dont vous parlez dans votre ouvrage. Vous supposez, après tant d’autres, que Charles IX est l’auteur de ces beaux vers à Ronsard :

 

Tous deux également nous portons de couronnes, etc.

 

          Il n’est guère possible que ces vers soient de la même main qui écrivait à Ronsard :

 

Si tu ne viens demain me trouver à Pontoise,

Adviendra entre nous une bien grande noise.

 

          On peut croire que ces derniers vers étaient de Charles IX, et que les autres étaient d’Amyot, son précepteur. Le malheureux prince qui commanda la Saint-Barthélemy n’était pas digne de faire de beaux vers.

 

          Il est triste que vous citiez dans vos notes un aussi vil coquin que le Sabatier de Castres. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Eloge de Marc-Antoine Muret, et Eloge de Jean Dorat. (G.A.)

2 – Turgot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Trudaine.

 

A Ferney, 23 Décembre 1775.

 

 

          Monsieur, depuis l’acceptation unanime de vos bienfaits, et notre prompte soumission à payer trente mille livres d’indemnités à la ferme-générale, j’apprends des choses dont je crois vous devoir donner avis.

 

          Il vous souvient qu’autrefois, lorsque vous étiez près de faire à notre pays la même grâce, on suscita je ne sais quels ouvriers lapidaires de la ville de Gex pour s’y opposer. On se sert aujourd’hui du même artifice.

 

          Ces prétendus lapidaires n’ont pas un pouce de terrain dans la province. On m’assure même qu’on a signé des noms de gens qui n’existent pas.

 

          Je ne fais nulle réflexion sur cette manœuvre, je la soumets à votre jugement et à vos ordres, ainsi qu’à ceux de M. le contrôleur général.

 

          Un nommé Lagros sort de chez moi dans le moment. Il propose, conjointement avec le sieur Sédillot, receveur du sel de la province pour les fermiers-généraux, et avec le sieur Lachaux, receveur du domaine, de fournir de sel le pays de Gex au prix qui nous conviendra, et se charge de payer pour nous les trente mille livres à la ferme-générale.

 

          Il prétend que la république de Genève veut bien, dès à présent, lui céder mille minots au même prix qu’elle les a reçus, pourvu que vous l’approuviez conjointement avec M. le contrôleur général.

 

          Je lui ai demandé s’il avait parlé de cette affaire à M. Fabry : il m’a répondu que oui ; que M. Fabry a reçu ses offres avec transport, et qu’il n’attend que la consommation de l’affaire des franchises pour transiger avec cette nouvelle compagnie au nom de la province, bien entendu que le marché fait avec cette compagnie n’empêcherait point les particuliers de se pourvoir de sel où ils voudraient.

 

          Il n’y a encore rien de signé entre cette compagnie et M. Fabry, subdélégué de M. l’intendant.

 

          Je me borne, monsieur, à vous dire simplement les faits, et à vous renouveler les justes sentiments de ma reconnaissance. J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Morellet.

 

23 Décembre 1775.

 

 

          Il faut, monsieur, que je vous conte nos aventures, parce que vous les savez, et que vous avez contribué plus que personne à nous délivrer d’esclavage.

 

          Vous ne pensez pas sans doute que les hommes soient plus sages dans notre petit pays qu’ailleurs. Nous sommes, il est vrai, à l’abri de la grande contagion de Paris ; mais nous avons nos maladies épidémiques comme les autres, nous avons nos petites brigues, nos petits intérêts, nos divisions, nos sottises : tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia.

 

          Bien des gens ont prétendu qu’il fallait me jeter dans le lac de Genève, pour avoir obtenu de M. Turgot la permission de payer trente mille francs d’impôts à MM. les fermiers-généraux. Il a fallu que j’écrivisse lettre sur lettre pour supplier le ministre de diminuer cette somme ; de sorte que, dans cette affaire, il a fallu me conduire comme dans les assemblées du clergé, c’est-à-dire agir contre ma conscience.

 

          Cependant, quand il fallut assembler les états pour accepter les bontés de M le contrôleur-général, j’allai à cette assemblée, où d’ailleurs je ne vais jamais, et j’eus le plaisir de faire mettre dans les registres : « Nous acceptons unanimement, avec la reconnaissance la plus respectueuse. »

 

          Je vous avertis que j’ai borné là ma mission ; je ne veux aller ni sur les droits, ni sur les prétentions de personne. Je rentre dans ma colonie comme dans ma coquille. Je suis assez content, pourvu que nous soyons libres au mois de janvier, et que notre petit pays puisse commercer, comme Genève, avec les provinces méridionales du royaume.

 

          Je suis persuadé que nos terres doubleront de prix dans un an. Elles commencent déjà à valoir beaucoup plus qu’on ne les estimait auparavant. Ce seul mot de liberté du commerce réveille toute industrie, anime l’espérance et rend la terre plus fertile. Encore une fois, je regarde ce petit essai de M. le contrôleur général comme experimentum in anima vili ; mais assurément  cette anima vilis, du moins la mienne, est pénétrée, enchantée de tout ce que fait M. Turgot. C’est le premier médecin du royaume ; et ce grand corps épuisé et malade lui devra bientôt une santé brillante. Mais, je vous prie, qu’il nous donne la liberté entière du commerce au mois de janvier, sans quoi je serai lapidé, moi qui vous parle, moi qui ai promis cette liberté en son nom.

 

          Nous avons les plus grandes obligations à M. de Trudaine ; je le sens plus que personne. Je sens surtout combien il est doux de vous avoir pour ami, et de pouvoir vous parler à cœur ouvert.

 

          Je ne sais rien de l’Académie ; on dit que M. Turgot pourrait bien nous faire le même honneur que nous fit M. Colbert ; plût à Dieu ! Mais vous, est-ce que vous ne serez pas un jour de la bande ? Je vous embrasse bien tendrement. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

A Ferney, jour de Noël, à ce qu’on dit (1).

 

 

          Monseigneur, encore du vieux bon homme. J’attrape au bout de huit jours la copie d’une délibération qu’on signa chez M. Fabry, subdélégué, dès que j’eus le dos tourné et que j’eus fait signer l’acceptation pure et simple.

 

          Cette nouvelle délibération n’a été envoyée qu’à M. l’intendant de Bourgogne ; elle n’est contenue que dans la quatrième page de la copie ci-jointe. Je vous supplie de jeter un coup d’œil sur les notes. J’ose vous demander le secret. J’espère que rien ne retardera l’effet de vos sages bontés ; conservez celle dont vous honorez votre vieux malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. –G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Lubersac.

 

Ferney, ce 25 Décembre 1775.

 

 

          Mon grand âge, monsieur, mes maladies, mes yeux que je perds presque entièrement, sont mon excuse auprès de vous, si je ne suis pas encore entré dans de grands détails sur l’estimable ouvrage (1) que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer. Je n’ai fait que le parcourir encore ; mais j’ai déjà jugé combien il était profond en recherches sur l’antiquité, et bien fait pour fixer l’attention de notre jeune monarque, à qui vous le dédiez ; j’ai encore vu qu’en décrivant tant de grands monuments, vous en éleviez véritablement un à votre gloire. Je souhaite surtout que celui que vous proposiez pour être élevé vis-à-vis la façade du Louvre, plein de génie, puisse être incessamment exécuté. Je vois que vous êtes animé, comme M. votre frère (2), de l’amour du bien public et de la gloire de votre roi. Il n’appartient pas à un vieillard près de quitter le monde d’en dire davantage à celui qui ne s’occupe qu’à l’embellir. J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Discours sur les monuments publics de tous les âges et de tous les peuples connus. (G.A.)

2 – Maréchal-de-camp. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

29 Décembre 1775 (1).

 

 

          Vous écrivez, mon cher ami, comme un maître à écrire en comparaison de M. Linguet ; il est immédiatement au-dessus d’un chat. Dites-lui qu’à la Chine on met à l’amende les avocats qui ont griffonné leurs mémoires. Comment peut-on avoir un si excellent style et une écriture si détestable ?

 

          J’ai deviné avec bien de la peine qu’il y a de bons mémoires sur notre malheureuse jurisprudence, tant criminelle que civile, et qu’il ne tiendrait qu’à lui de rendre un service bien important à la nation. Il faut qu’un jour Hercule s’amuse à nettoyer les étables d’Augias. Il ne pourra jamais prendre un temps plus convenable que celui du gouvernement sous lequel nous avons le bonheur de vivre aujourd’hui.

 

          Dites-lui bien, je vous prie, que je pense comme lui sur mon marquisat. Le marquis Crébillon, le marquis Marmontel, le marquis Voltaire, ne seraient bons qu’à être montrés à la Foire avec les singes de Nicolet. C’est apparemment un ridicule que MM. les Parisiens ont voulu me donner et que je ne reçois pas. Le petit service que j’ai rendu à ma province, n’a consisté qu’à servir de secrétaire à nos petits états du pays de Gex, et à être quelquefois l’interprète de leurs demandes et des bontés du ministère. Je n’ai assurément prétendu à aucune récompense. Ma chétive terre de Ferney est assez heureuse d’être devenue libre et d’être le lieu d’un assez grand commerce, sans être marquisat ou baronnie. Marot dit quelque part :

 

Car depuis que j’ai bâti à Clément

Et à Marot qui est un peu plus loin.

 

          Je vous conseille, mon cher ami, de ne point bâtir sitôt à Lampedouse. Mais je serais bien charmé si vous passiez quelque jour, par mon marquisat, qui a environ quatorze cents toises de long sur autant de large ; c’est là que j’achève doucement ma vie, avec les sentiments inaltérables qui m’attachent à vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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