ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 27

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ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 27

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 27)

 

 

 

 

 

 

 

LII. DES PREMIERS PEUPLES QUI ÉCRIVIRENT

          L’HISTOIRE, ET DES FABLES DES PREMIERS

      HISTORIENS.

 

 

 

 

          Il est incontestable que les plus anciennes annales du monde sont celles de la Chine. Ces annales se suivent sans interruption. Presque toutes circonstanciées, toutes sages, sans aucun mélange de merveilleux, toutes appuyées sur des observations astronomiques depuis quatre mille cent cinquante-deux ans, elles remontent encore à plusieurs siècles au-delà, sans dates précises à la vérité, mais avec cette vraisemblance qui semble approcher de la certitude. Il est bien probable que des nations puissantes, telles que les Indiens, les Egyptiens, les Chaldéens, les Syriens, qui avaient de grandes villes, avaient aussi des annales.

 

          Les peuples errants doivent être les derniers qui aient écrit, parce qu’ils ont moins de moyens que les autres d’avoir des archives et de les conserver ; parce qu’ils ont peu de besoins, peu de lois, peu d’événements ; qu’ils ne sont occupés que d’une subsistance précaire, et qu’une tradition orale leur suffit. Une bourgade n’eut jamais d’histoire, un peuple errant encore moins, une simple ville très rarement.

 

          L’histoire d’une nation ne peut jamais être écrite que fort tard ; on commence par quelques registres très sommaires qui sont conservés, autant qu’ils peuvent l’être, dans un temple ou dans une citadelle. Une guerre malheureuse détruit souvent ces annales, et il faut recommencer vingt fois, comme des fourmis dont on a foulé aux pieds l’habitation. Ce n’est qu’au bout de plusieurs siècles qu’une histoire un peu détaillée peut succéder à ces registres informes, et cette première histoire est toujours mêlée d’un faux merveilleux par lequel on veut remplacer la vérité qui manque. Ainsi les Grecs n’eurent leur Hérodote que dans la quatre-vingtième olympiade, plus de mille ans après la première époque rapportée dans les marbres de Paros. Fabius Pictor, le plus ancien historien des Romains, n’écrivit que du temps de la seconde guerre contre Carthage, environ cinq cent quarante ans après la fondation de Rome.

 

          Or, si ces deux nations, les plus spirituelles de la terre, les Grecs et les Romains, nos maîtres, ont commencé si tard leur histoire ; si nos nations septentrionales n’ont eu aucun historien avant Grégoire de Tours, croira-t-on de bonne foi que des Tartares vagabonds qui dorment sur la neige, ou des Troglodytes qui se cachent dans des cavernes, ou des Arabes errants et voleurs, qui errent dans des montagnes de sable, aient eu des Thucydide et des Xénophon ? peuvent-ils savoir quelque chose de leurs ancêtres ? peuvent-ils acquérir quelque connaissance avant d’avoir eu des villes, avant de les avoir habitées, avant d’y avoir appelé tous les arts dont ils étaient privés ?

 

          Si les Samoïèdes, ou les Nazamons, ou les Esquimaux venaient nous donner des annales antidatées de plusieurs siècles, remplies des plus étonnants faits d’armes, et d’une suite continuelle de prodiges qui étonnent la nature, ne se moquerait-on pas de ces pauvres sauvages ? Et si quelques personnes amoureuses du merveilleux, ou intéressées à le faire croire, donnaient la torture à leur esprit pour rendre ces sottises vraisemblables, ne se moquerait-on pas de leurs efforts, et s’ils joignaient à leur absurdité l’insolence d’affecter du mépris pour les savants, et la cruauté de persécuter ceux qui douteraient, ne seraient-ils pas les plus exécrables des hommes ? Qu’un Siamois vienne me conter les métamorphoses de Sammonocodom, et qu’il me menace de me brûler, si je lui fais des objections, comment dois-je en user avec ce Siamois ?

 

          Les historiens romains nous content, à la vérité, que le dieu Mars fit deux enfants à une vestale dans un siècle où l’Italie n’avait point de vestales ; qu’une louve nourrit ces deux enfants au lieu de les dévorer, comme nous l’avons déjà vu ; que Castor et Pollux combattirent pour les Romains, que Curtius se jeta dans un gouffre, et que le gouffre se referma ; mais le sénat de Rome ne condamna jamais à la mort ceux qui doutèrent de tous ces prodiges : il fut permis d’en rire dans le Capitole.

 

          Il y a dans l’histoire romaine des événements très possibles qui sont très peu vraisemblables. Plusieurs savants hommes ont déjà révoqué en doute l’aventure des oies qui sauvèrent Rome, et celle de Camille qui détruisit entièrement l’armée des Gaulois. La victoire de Camille brille beaucoup, à la vérité, dans Tite-Live ; mais Polybe, plus ancien que Tite-Live, et plus homme d’Etat, dit précisément le contraire ; il assure que les Gaulois, craignant d’être attaqués par les Vénètes, partirent de Rome chargés de butin, après avoir fait la paix avec les Romains. A qui croirons-nous de Tite-Live ou de Polybe ? au moins nous douterons.

 

          Ne douterons-nous pas encore du supplice de Régulus, qu’on fait enfermer dans un coffre armé au-dedans de pointes de fer ? Ce genre de mort est assurément unique. Comment ce même Polybe, presque contemporain, Polybe qui était sur les lieux, qui a écrit si supérieurement la guerre de Rome et de Carthage, aurait-il passé sous silence un fait aussi extraordinaire, aussi important, et qui aurait si bien justifié la mauvaise foi des Romains envers les Carthaginois ? Comment ce peuple aurait-il osé violer d’une manière aussi barbare le droit des gens avec Régulus, dans le temps que les Romains avaient entre leurs mains plusieurs principaux citoyens de Carthage, sur lesquels ils auraient pu se venger ?

 

          Enfin Diodore de Sicile rapporte, dans un de ses fragments, que les enfants de Régulus ayant fort maltraité des prisonniers carthaginois, le sénat romain les réprimanda, et fit valoir le droit des gens. N’aurait-il pas permis une juste vengeance aux fils de Régulus, si leur père avait été assassiné à Certhage ? L’histoire du supplice de Régulus s’établit avec le temps, la haine contre Carthage lui donna cours ; Horace la chanta, et on n’en douta plus.

 

          Si nous jetons les yeux sur les premiers temps de notre histoire de France, tout en est peut-être aussi faux qu’obscur et dégoûtant ; du moins il est bien difficile de croire l’aventure de Childéric et d’une Bazine, femme d’un Bazin, et d’un capitaine romain, élu roi des Francs, qui n’avaient point encore de rois (1).

 

          Grégoire de Tours est notre Hérodote, à cela près que le Tourangeau est moins amusant, moins élégant que le Grec. Les moines qui écrivirent après Grégoire furent-ils plus éclairés et plus véridiques ? ne prodiguèrent-ils pas quelquefois des louanges un peu outrées à des assassins qui leur avaient donné des terres ? ne chargèrent-ils jamais d’opprobre des princes sages qui ne leur avaient rien donné ?

 

          Je sais bien que les Francs qui envahirent la Gaule furent plus cruels que les Lombards qui s’emparèrent de l’Italie, et que les Visigoths qui régnèrent en Espagne. On voit autant de meurtres, autant d’assassinats dans les annales des Clovis, des Thierry, des Childebert, des Chilpéric et des Clotaire, que dans celles des rois de Juda et d’Israël.

 

          Rien n’est assurément plus sauvage que ces temps barbares ; cependant, n’est-il pas permis de douter du supplice de la reine Brunehaut ? Elle était âgée de près de quatre-vingts ans quand elle mourut, en 613 ou 614. Frédegaire, qui écrivait sur la fin du huitième siècle, cent cinquante ans après la mort de Brunehaut (et non pas dans le septième siècle, comme il est dit dans l’Abrégé chronologique, par une faute d’impression (2) ; Frédegaire, dis-je, nous assure que le roi Clotaire, prince très pieux, très craignant Dieu, humain, patient et débonnaire, fit promener la reine Brunehaut sur un chameau autour de son camp ; ensuite la fit attacher par les cheveux, par un bras et par une jambe, à la queue d’une cavale indomptée, qui la traîna vivante sur les chemins, lui fracassa la tête sur les cailloux, et la mit en pièces ; après quoi elle fut brûlée et réduite en cendres. Ce chameau, cette cavale indomptée, une reine de quatre-vingts ans attachée par les cheveux et par un pied à la queue de cette cavale, ne sont pas des choses bien communes.

 

          Il est peut-être difficile que le peu de cheveux d’une femme de cet âge puisse tenir à une queue, et qu’on soit lié à la fois à cette queue par les cheveux et par un pied. Et comment eut-on la pieuse attention d’inhumer Brunehaut dans un tombeau, à Autun, après l’avoir brûlée dans un camp ? Les moines Frédegaire et Aimion le disent ; mais ces moines sont-ils des de Thu et des Hume ?

 

          Il y a un autre tombeau érigé à cette reine, au quinzième siècle, dans l’abbaye de Saint-Martin d’Autun qu’elle avait fondée. On a trouvé dans ce sépulcre un reste d’éperon. C’était, dit-on, l’éperon que l’on mit aux flancs de la cavale indomptée. C’est dommage qu’on n’y ait pas trouvé aussi la corne du chameau sur lequel on avait fait monter la reine. N’est-il pas possible que cet éperon y ait été mis par inadvertance, ou plutôt par honneur ? car, au quinzième siècle, un éperon doré était une grande marque d’honneur. En un mot, n’est-il pas raisonnable de suspendre son jugement sur cette étrange aventure si mal constatée ? Il est vrai que Pasquier dit que la mort de Brunehaut avait été prédite par la sibylle.

 

          Tous ces siècles de barbarie sont des siècles d’horreurs et de miracles. Mais faudra-t-il croire tout ce que les moines ont écrit ? Ils étaient presque les seuls qui sussent lire et écrire, lorsque Charlemagne ne savait pas signer son nom. Ils nous ont instruits de la date de quelques grands événements. Nous croyons avec eux que Charles Martel battit les Sarrasins ; mais qu’il en ait tué trois cent soixante mille dans un bras de Saint Denis dans l’église de ces moines, pour le mettre dans son oratoire, cela n’est pas si vraisemblable.

 

          Si l’on n’avait que de pareils contes à retrancher de l’histoire de France, ou plutôt de l’histoire des rois francs et de leurs maires, on pourrait s’efforcer de la lire ; mais comment supporter les mensonges grossiers dont elle est pleine ? On y assiège continuellement des villes et des forteresses qui n’existaient pas. Il n’y avait par delà le Rhin que des bourgades sans murs, défendues par des palissades de pieux, et par des fossés. On sait que ce n’est que sous Henri l’Oiseleur, vers l’an 920, que la Germanie eut des villes murées et fortifiées. Enfin, tous les détails de ces temps-là sont autant de fables, et, qui pis est, de fables ennuyeuses.

 

 

1 – Voyez dans le livre VII, tome 1er de l’Histoire de France, par M. Henri Martin, l’aventure galante de Hilderik et de Basine, d’après Grégoire de Tours, ainsi qu’au livre VI, l’explication du prétendu choix d’Ægidus, pour roi des Saliens. – Voyez aussi Châteaubriand, et la troisième des Lettres sur l’histoire de France d’Augustin Thierry. (G.A.)

2 – Le récit des dernières années de Brunehilde, dit au contraire M. Henri Martin, est la partie la plus claire et la plus satisfaisante de la Chronique de Frédegher. Le Franco-Burgondien Frédegher avait pu être témoin oculaire de ces grands événements dans son enfance. Il écrivit son livre de 650 à 660. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

LIII. DES LÉGISLATEURS QUI ONT PARLÉ

AU NOM DES DIEUX.

 

 

 

 

          Tout législateur profane qui osa feindre que la divinité lui avait dicté ses lois, était visiblement un blasphémateur et un traître : un blasphémateur, puisqu’il calomniait les dieux ; un traître, puisqu’il asservissait sa patrie à ses propres opinions. Il y a deux sortes de lois, les unes naturelles, communes à tous, et utiles à tous. « Tu ne voleras ni ne tueras ton prochain ; tu auras un soin respectueux de ceux qui t’ont donné le jour et qui ont élevé ton enfance ; tu ne raviras pas la femme de ton frère ; tu ne mentiras pas pour lui nuire ; tu l’aideras dans ses besoins, pour mériter d’en être secouru à ton tour : » voilà les lois que la nature a promulguées du fond des îles du Japon aux rivages de notre Occident. Ni Orphée, ni Hermès, ni Minos, ni Lycurgue, ni Numa, n’avaient besoin que Jupiter vînt au bruit du tonnerre annoncer des vérités gravées dans tous les cœurs.

 

          Si je m’étais trouvé vis-à-vis de quelqu’un de ces grands charlatans dans la place publique, je lui aurais crié : « Arrête, ne compromets point ainsi la divinité ; tu veux me tromper si tu la fais descendre pour enseigner ce que nous savons tous ; tu veux sans doute la faire servir à quelque autre usage ; tu veux te prévaloir de mon consentement à des vérités éternelles, pour arracher de moi mon consentement à ton usurpation : je te défère au peuple comme un tyran qui blasphème. »

 

          Les autres lois sont les politiques : lois purement civiles, éternellement arbitraires, qui tantôt établissent des éphores, tantôt des consuls, des comices par centuries, ou des comices par tribus ; un aréopage ou un sénat ; l’aristocratie, la démocratie, ou la monarchie. Ce serait bien mal connaître le cœur humain de soupçonner qu’il soit possible qu’un législateur profane eût jamais établi une seule de ces lois politiques au nom des dieux, que dans la vue de son intérêt. On ne trompe ainsi les hommes que pour son profit.

 

          Mais tous les législateurs profanes ont-ils été des fripons dignes du dernier supplice ? Non. De même qu’aujourd’hui, dans les assemblées des magistrats, il se trouve toujours des âmes droites et élevées qui proposent des choses utiles à la société, sans se vanter qu’elles leur ont été révélées ; de même aussi, parmi les législateurs, il s’en est trouvé plusieurs qui ont institué des lois admirables, sans les attribuer à Jupiter ou à Minerve. Tel fut le sénat romain, qui donna des lois à l’Europe, à la petite Asie et à l’Afrique, sans les tromper ; et tel de nos jours a été Pierre-le-Grand, qui eût pu en imposer à ses sujets plus facilement qu’Hermès aux Egyptiens, Minos aux Crétois, et Zalmoxis aux anciens Scythes (1).

 

 

1 – Il ne faut pas oublier que cette introduction, autrement dite Philosophie de l’histoire, fut dédiée à Catherine II ; et c’est pourquoi Voltaire finit par un éloge de Pierre-le-Grand, dont, au reste, il venait d’écrire la Vie. – Dans la première édition, on lit encore ces mots : Le reste manque. L’éditeur n’a rien osé ajouter au manuscrit de l’abbé Bazin ; s’il retrouve la suite, il en fera part aux amateurs de l’histoire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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