Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1775 - Partie 127
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500 – DU ROI
A Potsdam, le 28 Février 1775.
L’esprit républicain, l’esprit d’égalité,
Respire dans les cœurs des grands et du vulgaire ;
Le mérite éclatant blesse leur vanité :
Sa splendeur, qui les désespère,
Redouble leur obscurité :
Aussi l’Envie usa des lois du despotisme.
Athènes, le berceau des sciences et des arts,
Bannit du ban de l’ostracisme
Les plus chers nourrissons de Mercure et de Mars.
Le besoin qu’on eut d’eux, leurs revers, leur absence,
Les firent bientôt regretter.
Le peuple, plein de bienveillance,
Pour hâter leur rappel eût voulu tout tenter
Quiconque fièrement sur son siècle s’élève
Peut s’encenser lui-même et jouir d’un beau rêve.
Mais bientôt les vapeurs des malins envieux,
Les sucs empoisonnés, obscurcissent les cieux,
Et sur lui le nuage crève.
Condé fut à Vincenne, au Havre, détenu ;
Eugène fut chassé ; des Français méconnu ;
Bayle chez le Batave enfin trouve un asile
L’émule généreux d’Homère et de Virgile,
Dont le nom illustra tous ses concitoyens,
Transporta ses foyers chez les Helvétiens.
Ame de demi-dieu, de la gloire enflammée,
Si vous voulez jouir de votre renommée,
Passez, si vous pouvez, du vieux Nestor les ans.
Les mâles efforts du génie
Vous serviront peu, si le temps
Ne vous fait survivre à l’Envie
Ainsi l’univers enchanté
De Voltaire à Berlin court acheter le buste ;
Et, s’il jouit vivant de l’immortalité,
Disons que le public est juste.
Ce n’est point un conte ; on se déchire à la fabrique de porcelaine, pour avoir votre buste : on en achève moins qu’on n’en demande. Le bon sens de nos Germains veut des impressions fortes ; mais, quand ils les ont reçues, elles sont durables.
L’ouvrage dont vous me parlez (1), du maréchal de Saxe, m’est connu, et j’ai écrit pour en avoir un exemplaire. Les faits sont récents et connus ; il n’y a que les cartes qui intéressent, parce que le terrain est l’échiquier de nous autres anthropophages, et que c’est lui qui décide de l’habileté ou de l’ignorance de ceux qui l’ont occupé.
Cette partie de ma lettre est pour le lieutenant-général Voltaire, qui m’entendra bien : le reste est pour le patriarche de Ferney, pour le philosophe humain qui protège d’Etallonde, et qui veut à toute force casser l’arrêt de l’inf… Je ne refuserai aucun titre à d’Etallonde, si par cette voie je peux le sauver : ainsi, qu’il s’en donne tel qu’il jugera le plus propre pour son avantage.
Vous me croyez plus vain que je ne le suis. Depuis la guerre, je n’ai pensé ni à plan, ni à bataille, ni à toutes les choses qui se sont passées. Il faut penser à l’avenir, et oublier le passé, car celui-là reste tel qu’il est ; mais il y a bien des mesures à prendre pour l’avenir.
Ce discours sent un peu le jeune homme : songez pourtant que les Etats sont immortels, et que ceux qui sont à leur tête ne doivent pas vieillir tant qu’ils les gouvernent.
Si vous allez à Versailles, d’Etallonde est sauvé : si votre santé ne vous permet pas d’entreprendre ce voyage, je n’augure aucune issue heureuse de son procès Vous avez, à la vérité, quelques philosophes en France ; mais les superstitieux font le grand nombre, ils étouffent les autres. Nos prêtres allemands, catholiques et huguenots, ne connaissent que l’intérêt ; chez les Français, c’est le fanatisme qui les domine. On ne ramène pas ces têtes chaudes : ils mettent de l’honneur à délirer, et l’innocence demeure opprimée. Le vieux parlement, rebelle à celui qui l’a réintégré, sera-t-il souple à la raison pure, agissant d’ailleurs d’une manière si opposée à ses devoirs et à ses véritables intérêts ?
Mais qui pensera à d’Etallonde quand il s’agit de remettre en vogue le pourpoint de Henri IV (2) ? Il faut changer sa garde-robe, faire emplette d’étoffes, et employer l’habileté des tailleurs, pour être à la mode. Cet objet est bien plus important que celui d’un procès jugé. Hors quelques parents, toute la France ignore qu’un citoyen nommé d’Etallonde s’est échappé aux punitions injustes et cruelles qu’on lui avait infligées, et qui n’étaient point proportionnées au délit, qui n’était proprement qu’une polissonnerie.
Je salue le patriarche de Ferney ; je lui souhaite longue vie. J’ai lu sa nouvelle tragédie, qui n’est point mauvaise du tout. Je hasarderais quelques petites remarques d’un ignorant ; mais ne pouvant pas dire comme le Corrège, son pittor anche io ! je garde le silence, en vous priant de ne point oublier le philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Voyez la lettre datée à tort, croyons-nous, du mois de janvier. (G.A.)
2 – A Versailles. On y songeait, en effet, pour flatter Louis XVI qu’on saluait de nouvel Henri IV. (G.A.)
501 – DU ROI
A Potsdam, le 2 mars 1775.
Le baron de Poellnitz n’est pas le seul octogénaire qui vive ici, et qui se porte bien : il y a le vieux Lecointe, dont peut-être vous vous ressouviendrez, qui a dix ans de plus que Poellnitz : le bon milord Maréchal approche du même âge, et l’on trouve encore de la gaieté et du sel attique dans sa conversation. Vous avez plus de ce feu, élémentaire ou céleste, que tous ceux que je viens de nommer : c’est ce feu, cet esprit, que les Grecs appelaient πvετx (1), qui fait durer notre faible machine.
Vos derniers ouvrages, dont je vous remercie encore, ne se ressentent point de la décrépitude : tant que votre esprit conservera cette force et cette gaieté, votre corps ne périclitera point.
Vous me parlez de dialogues polonais qui me sont inconnus ; tout ce qu’il y a d’injures dans ces dialogues sera des Sarmates ; le très fin des Welches qui les protègent. Je pense sur ces satires comme Epictète : « Si l’on dit du mal de toi, et qu’il soit véritable, corrige-toi ; si ce sont des mensonges, ris-en. » J’ai appris avec l’âge à devenir bon cheval de poste ; je fais ma station et ne m’embarrasse pas des roquets qui aboient en chemin. Je me garde encore davantage de faire imprimer mes billevesées ; je ne fais de vers que pour m’amuser. Il faut être ou Boileau, ou Racine, ou Voltaire, pour transmettre ses ouvrages à la postérité ; et je n’ai pas leurs talents. Ce qu’on a imprimé de mes balivernes n’aurait jamais paru de mon consentement. Dans le temps où c’était la mode de s’acharner sur moi, on m’a volé ces manuscrits et on les a fait imprimer (2), le moment même où ils auraient pu me nuire. Il est permis de se délasser et de s’amuser avec la littérature, mais il ne faut pas accabler le public de ses fadaises.
Ce poème des Confédérés, dont vous me parlez, je l’ai fait pour me désennuyer. J’étais alité de la goutte, et c’était pour moi une agréable distraction. Mais dans cet ouvrage il est question de bien des personnes qui vivent encore, et je ne dois ni ne veux choquer personne.
La diète de Pologne tire vers sa fin : on termine actuellement l’affaire des dissidents. L’impératrice de Russie ne vous a point trompé ; ils auront pleine satisfaction, et l’impératrice en aura tout l’honneur. Cette princesse trouvera plus de facilité à rendre les Polonais tolérants, que vous et moi à rendre votre parlement juste et humain.
Vous me faites l’énumération des contradictions que vous trouvez dans le caractère de vos compatriotes : je conviens qu’elles y sont. Cependant, pour être équitable, il faut avouer que les mêmes contradictions se rencontrent chez tous les peuples. Chez nos bons Germains elles ne sont pas si saillantes, parce que leur tempérament est plus flegmatique ; mais chez les Français, plus vifs et plus fougueux, ces contradictions sont plus marquées : d’autant plus respectables sont pour eux ces précepteurs du genre humain, qui tâchent de tourner ce feu vers la bienveillance, l’humanité, la tolérance, et toutes les vertus. Je connais un de ces sages qui, bien loin d’ici, habite, dit-on, Ferney ; je ne cesse de lui souhaiter mille bénédictions, et toutes les prospérités dont notre espèce est susceptible. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « Que les Latins appelaient anima. » (G.A.)
2 – Les Poésies mêlées. C’était en 1760 qu’elles avaient paru. (G.A.)
502 – DU ROI
A Potsdam, le 26 Mars1775.
Non, vous n’entendrez plus les aigres sifflements
Des monstres que nourrit l’Envie :
J’étouffe leurs cris discordants
Par l’éloge de votre vie.
J’irai vous cueillir de ma main
Des fleurs dans les bosquets de Flore,
Pour en parsemer le chemin
Que l’aveugle arrêt du Destin
Veut bien vous réserver encore.
Vous avez charmé mon loisir ;
J’ai pu vous voir et vous entendre :
Tous vos vers sont à moi, car j’ai su les apprendre.
D’un cœur reconnaissant le plus ardent désir
Est, qu’ayant par vos soins reçu tant de plaisir,
Je puisse à mon tour vous en rendre.
Le pauvre Protée (1), dont vous faites l’éloge, n’est qu’un dilettante, espèce de gens qu’on appelle ainsi en Italie, amateurs des arts et des sciences, n’en possédant que la superficie, mais qui pourtant sont rangés dans une classe supérieure à ceux qui sont totalement ignorants.
Je me suis enfin procuré les sept dialogues (2), et j’en ai approfondi toute l’histoire. L’auteur de cet ouvrage est un Anglais, nommé Lindsey, théologien de profession, et précepteur du jeune prince Poniatowski, neveu du roi de Pologne. C’est à l’instigation des Czartorinski, oncles du roi, qu’il a composé sa satire en anglais.
L’ouvrage achevé, on s’est aperçu que personne ne l’entendrait en Pologne, s’il n’était traduit en français ; ce qui s’est exécuté tout de suite. Mais, comme le traducteur n’était pas habile, on envoya les dialogues à un certain Gérard (3) à Dantzick, qui pour lors y était consul de France, et qui à présent est commis de bureaux aux affaires étrangères, auprès de M. de Vergennes. Ce Gérard, qui a de l’esprit, mais qui me fait l’honneur de me haïr cordialement, a retouché ces dialogues, et les a mis dans l’état où on les a vus paraître. J’en ai beaucoup ri ; il y a par-ci par-là des grossièretés et des platitudes insipides, mais il y a des traits de bonne plaisanterie. Je n’irai point ferrailler à coups de plume contre ce sycophante. Il faut s’en tenir à ce que disait le cardinal Mazarin. « Laissons chanter les Français, pourvu qu’ils nous laissent faire. »
Je reviens au pauvre d’Etallonde, dont l’affaire ne m’a pas l’air de tourner avantageusement : comme je lui ai procuré son premier asile, je serai sa dernière ressource. Un ingénieur formé sous les yeux de Voltaire est un phénix à mes yeux. Pour cette bataille dont il a tracé le plan, il y a si longtemps qu’elle s’est donnée qu’à peine je m’en ressouviens. D’Etallonde pourra vous servir à conduire les travaux au siège de l’inf…, à former les batteries, des balistes, et des catapultes, pour faire écrouler entièrement la tour de la superstition, dernier asile des vieilles femmes et des tonsurés.
Je vois que vous préférez le séjour de Ferney à celui de Versailles : vous le pouvez faire sans risque. Les distinctions que vous pourriez recevoir de votre ingrate patrie tourneraient plus à son honneur qu’au vôtre. Vous ne recevrez pas l’immortalité comme un don ; vous vous l’êtes donnée vous-même.
Les bonnes intentions de la reine de France font cependant son éloge (4) : il est beau qu’une jeune princesse pense à réparer les torts d’une nation dont elle occupe le trône, surtout qu’elle rende justice au mérite éclatant.
Ce portrait que vous avez voulu avoir, et qui est plus propre à déparer qu’à orner un appartement, vous le recevrez par Michelet. Je voulais qu’on lui mît un habit d’anachorète ; cela n’a pas été exécuté. Si ce portrait pouvait parler, il vous dirait que personne ne vous souhaite plus de bénédictions, ni ne s’intéresse plus à votre conservation que le philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Frédéric lui-même. (G.A.)
2 – Voyez la lettre n° 496. (G.A.)
3 – Joseph-Mathias Gérard de Rayneval. (G.A.)
4 – Marie-Antoinette intercédait pour le retour de Voltaire à Paris. (G.A.)
503 – DE VOLTAIRE
A Ferney, le 28 Mars 1775.
Sire, toutes les fois que j’écris à votre majesté sur des affaires un peu sérieuses, je tremble comme nos régiments à Rosbach. Mais votre bonté et votre magnanimité me rassurent.
Je vous supplie de daigner lire dans un de vos moments de loisir, si vous en avez, le mémoire de d’Etallonde (1) : il est entièrement fondé sur les pièces originales qu’on nous cachait, et qui nous sont enfin parvenues. Vous verrez dans cette affaire, pire que celle des Calas et des Sirven, à quel point les Welches sont quelquefois frivoles et atroces : vous y verrez à la fois l’imbécillité du Pierrot de la Foire, et la barbarie de la Saint-Barthélemy. Ce n’est pas que la bonne compagnie de Paris ne soit infiniment estimable ; mais souvent ceux qu’on appelle magistrats sont l’opposé de la bonne compagnie.
J’ose croire que la lecture de ce mémoire vous fera frémir d’horreur. Nous avons résolu d’envoyer ce mémoire non seulement aux avocats de Paris, mais à tous les jurisconsultes de l’Europe. Notre dessein est de nous en tenir à leur décision. D’Etallonde ayant pris, avec votre permission, le titre de votre aide-de-camp et de votre ingénieur, ne doit ni demander grâce à un garde des sceaux, ni s’avilir jusqu’à se mettre en prison pour faire casser son arrêt.
Si vous daignez seulement nous faire avoir l’avis de votre chancelier, ou celui d’un de vos premiers juges, cette décision, jointe à celle que nous espérons avoir à Naples, à Milan, et à Londres, sera assez authentique pour ne faire retomber l’opprobre de l’horrible jugement contre d’Etallonde et le chevalier de La Barre que sur les assassins qui les ont condamnés. C’est une nouvelle manière de demander justice ; mais si votre majesté l’approuve, je la crois très bonne et très efficace. Elle pourra mettre un frein à nos Welches cannibales, qui se font un jeu de la vie des hommes. Peut-être n’y a-t-il point actuellement d’affaire en Europe plus digne de votre protection. C’est à Marc-Aurèle de donner des leçons à des barbares.
Dès que nous aurons la décision des avocats de Paris, jointe au jugement des premiers jurisconsultes d’Allemagne et d’Italie, et peut-être de Rome même, je rendrai d’Etallonde à votre majesté. Il est digne de la servir, et il n’attend que ce moment pour se remettre à un devoir qui lui est cher.
Pour moi, j’attendrai la mort sans aucune peine, si je peux réussir dans cette juste entreprise, et je mourrai heureux, si votre majesté me conserve ses bontés.
1 – Le Cri du sang innocent. (G.A.)