ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 5

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

ET SUR

 

LES PRINCIPAUX FAITS DE L’HISTOIRE

DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQU’À LOUIS XIII.

 

 

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INTRODUCTION.

 

 

 

 

 

I. - CHANGEMENTS DANS LE GLOBE.

 

 

          Vous voudriez que les philosophes eussent écrit l’histoire ancienne, parce que vous voulez la lire en philosophe. Vous ne cherchez que des vérités utiles, et vous n’avez guère trouvé, dites-vous, que d’inutiles erreurs. Tâchons de nous éclairer ensemble ; essayons de déterrer quelques monuments précieux sous les ruines des siècles.

 

          Commençons par examiner si le globe que nous habitons était autrefois tel qu’il est aujourd’hui.

 

          Il se peut que notre monde ait subi autant de changements que les Etats ont éprouvé de révolutions. Il paraît prouvé que la mer a couvert des terrains immenses, chargés aujourd’hui de grandes villes et de riches moissons. Il n’y a point de rivage que le temps n’ait éloigné ou rapproché de la mer.

 

          Les sables mouvants de l’Afrique septentrionale, et des bords de la Syrie voisins de l’Egypte, peuvent-ils être autre chose que les sables de la mer, qui sont demeurés amoncelés quand la mer s’est retirée ? Hérodote, qui ne ment pas toujours, nous dit sans doute une très grande vérité, quand il raconte que, suivant le récit des prêtres de l’Egypte, le Delta n’avait pas été toujours terre. Ne pouvons-nous pas en dire autant des contrées toutes sablonneuses qui sont vers la mer Baltique ? Les Cyclades n’attestent-elles pas aux yeux mêmes, par tous les bas-fonds qui les entourent, par les végétations qu’on découvre aisément sous l’eau qui les baigne, qu’elles ont fait partie du continent ?

 

          Le détroit de la Sicile, cet ancien gouffre de Charybde et de Scylla, dangereux encore aujourd’hui pour les petites barques, ne semble-t-il pas nous apprendre que la Sicile était autrefois jointe à l’Apulie, comme l’antiquité l’a toujours cru ? Le mont Vésuve et le mont Etna ont les mêmes fondements sous la mer qui les sépare. Le Vésuve ne commença d’être un volcan dangereux que quand l’Etna cessa de l’être ; l’un des deux soupiraux jette encore des flammes quand l’autre est tranquille : une secousse violente abîma la partie de cette montagne qui joignait Naples à la Sicile.

 

          Toute l’Europe sait que la mer a englouti la moitié de la Frise. J’ai vu, il y a quarante ans, les clochers de dix-huit villages près du Mordick, qui s’élevaient encore au-dessus de ses inondations, et qui ont cédé depuis à l’effort des vagues. Il est sensible que la mer abandonne en peu de temps ses anciens rivages. Voyez Aigues-Mortes, Fréjus, Ravenne, qui ont été des ports, et qui ne le sont plus ; voyez Damiette, où nous abordâmes du temps des croisades, et qui est actuellement à dix milles au milieu des terres ; la mer se retire tous les jours de Rosette. La nature rend partout témoignage de ces révolutions ; et, s’il s’est perdu des étoiles dans l’immensité de l’espace, si la septième des Pléiades est disparue depuis longtemps, si plusieurs autres se sont évanouies aux yeux dans la Voie lactée, devons-nous être surpris que notre petit globe subisse des changements continuels ?

 

          Je ne prétends pas assurer que la mer ait formé ou même côtoyé toutes les montagnes de la terre. Les coquilles trouvées près de ces montagnes peuvent avoir été le logement de petits testacés qui habitaient des lacs ; et ces lacs, qui ont disparu par des tremblements de terre, se seront jetés dans d’autres lacs inférieurs. Les cornes d’Ammon, les pierres étoilées, les lenticulaires, les judaïques, les glossopètres, m’ont paru des fossiles terrestres. Je n’ai jamais osé penser que ces glossopètres pussent être des langues de chien marin, et je suis de l’avis de celui qui a dit qu’il vaudrait autant croire que des milliers de femmes sont venues déposer leur conchas Veneris sur un rivage, que de croire que des milliers de chiens marins y sont venus apporter leurs langues. On a osé dire que les mers sans reflux, et les mers dont le reflux est de sept ou huit pieds, ont formé des montagne de quatre à cinq cents toises de haut ; que tout le globe a été brûlé ; qu’il est devenu une boule de verre ; ces imaginations déshonorent la physique ; une telle charlatanerie est indigne de l’histoire.

 

          Gardons-nous de mêler le douteux au certain, et le chimérique avec le vrai ; nous avons assez de preuves des grandes révolutions du globe, sans en aller chercher de nouvelles.

 

          La plus grande de toutes ces révolutions serait la perte de la terre Atlantique, s’il était vrai que cette partie du monde eût existé. Il est vraisemblable que cette terre n’était autre chose que l’île de Madère, découverte peut-être par les Phéniciens, les plus hardis navigateurs de l’antiquité, oubliée ensuite, et enfin retrouvée au commencement du quinzième siècle de notre ère vulgaire.

 

          Enfin, il paraît évident, par les échancrures de toutes les terres que l’Océan baigne, par ces golfes que les irruptions de la mer ont formés, par ces archipels semés au milieu des eaux, que les deux hémisphères ont perdu plus de deux mille lieues de terrain d’un côté, et qu’ils l’ont regagné de l’autre ; mais la mer ne peut avoir été pendant des siècles sur les Alpes et sur les Pyrénées ; que telle idée choque toutes les lois de la gravitation et de l’hydrostatique (1).

 

 

1 – Nous ne relèverons pas ici toutes les erreurs géologiques dont ce premier chapitre est plein. Nous ajournerons nos remarques au volume qui renfermera les Singularités de la nature. (G.A.)

 

 

 

 

 

II. - DES DIFFÉRENTES RACES D’HOMMES.

 

 

 

          Ce qui est plus intéressant pour nous, c’est la différence sensible des espèces d’hommes qui peuplent les quatre parties connues de notre monde.

 

          Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les Blancs, les Nègres, les Albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains, soient des races entièrement différentes.

 

          Il n’y a point de voyageur instruit qui, en passant par Leyde, n’ait vu la partie du reticulum mucosum d’un Nègre disséqué par le célèbre Ruysch. Tout le reste de cette membrane fut transporté par Pierre-le-Grand dans le cabinet des raretés, à Pétersbourg. Cette membrane est noire, et c’est elle qui communique aux Nègres cette noirceur inhérente qu’ils ne perdent que dans les maladies qui peuvent déchirer ce tissu et permettre à la graisse, échappée de ses cellules, de faire des taches blanches sous la peau.

 

          Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays les plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire.

 

          Les Albinos sont à la vérité, une nation très petite et très rare : ils habitent au milieu de l’Afrique : leur faiblesse ne leur permet guère de s’écarter des cavernes où ils demeurent : cependant les Nègres en attrapent quelquefois, et nous les achetons d’eux par curiosité. J’en ai vu deux, et mille Européans en ont vu. Prétendre que ce sont des Nègres nains, dont une espèce de lèpre a blanchi la peau, c’est comme si l’on disait que les noirs eux-mêmes sont des blancs que la lèpre à noircis. Un Albinos ne ressemble pas plus à un Nègre de Guinée qu’à un Anglais ou à un Espagnol. Leur blancheur n’est pas la nôtre ; rien d’incarnat, nul mélange de blanc et de brun ; c’est une couleur de linge, ou plutôt de cire blanchie ; leurs cheveux, leurs sourcils, sont de la plus belle et de la plus douce soie ; leurs yeux ne ressemblent en rien à ceux des autres hommes, mais ils approchent beaucoup des yeux de perdrix. Ils ressemblent aux Lapons par la taille, à aucune nation par la tête, puisqu’ils ont une autre chevelure, d’autres yeux, d’autres oreilles ; et ils n’ont d’homme que la stature du corps, avec la faculté de la parole et de la pensée dans un degré très éloigné du nôtre. Tels sont ceux que j’ai vus et examinés (1).

 

          Le tablier que la nature a donné aux Cafres, et dont la peau lâche et molle tombe du nombril sur les cuisses ; le mamelon noir des femmes samoyèdes, la barbe des hommes de notre continent, le menton toujours imberbe des Américains sont des différences si marquées, qu’il n’est guère possible d’imaginer que les uns et les autres ne soient pas des races différentes.

 

          Au reste, si l’on demande d’où sont venus les Américains, il faut aussi demander où sont venus les habitants des terres australes ; et l’on a déjà répondu que la Providence, qui a mis des hommes dans la Norvège, en a mis aussi en Amérique et sous le cercle polaire méridional, comme elle y a planté des arbres et fait croître de l’herbe.

 

          Plusieurs savants ont soupçonné que quelques races d’hommes, ou d’animaux approchants de l’homme, ont péri ; les Albinos sont en si petit nombre, si faibles, et si maltraités par les Nègres, qu’il est à craindre que cette espèce ne subsiste pas encore longtemps.

 

          Il est parlé de satyres dans presque tous les auteurs anciens. Je ne vois pas que leur existence soit impossible ; on étouffe encore en Calabre quelques monstres mis au monde par des femmes. Il n’est pas improbable que dans les pays chauds des singes aient subjugué des filles. Hérodote, au livre II, dit que, pendant son voyage en Egypte, il y eut une femme qui s’accoupla publiquement avec un bouc dans la province de Mendès ; et il appelle toute l’Egypte en témoignage. Il est défendu dans le Lévitique, au chapitre XVII, de s’unir avec les boucs et avec les chèvres. Il faut donc que ces accouplements aient été communs ; et jusqu’à ce qu’on soit mieux éclairci, il est à présumer que des espèces monstrueuses ont pu naître de ces amours abominables. Mais si elles ont existé, elles n’ont pu influer sur le genre humain ; et, semblables aux mulets, qui n’engendrent point, elles n’ont pu dénaturer les autres races.

 

          A l’égard de la durée de la vie des hommes (si vous faites abstraction de cette ligne de descendants d’Adam consacrée par les livres juifs, et si longtemps inconnue), il est vraisemblable que toutes les races humaines ont joui d’une vie à peu près aussi courte que la nôtre. Comme les animaux, les arbres, et toutes les productions de la nature, ont toujours eu la même durée, il est ridicule de nous en excepter.

 

          Mais il faut observer que le commerce n’ayant pas toujours apporté au genre humain les productions et les maladies des autres climats, et les hommes ayant été plus robustes et plus laborieux dans la simplicité d’un état champêtre, pour lequel ils sont nés, ils ont dû jouir d’une santé plus égale, et d’une vie un peu plus longue que dans la mollesse, ou dans les travaux malsains des grandes villes ; c’est-à-dire que si dans Constantinople, Paris et Londres, un homme, sur cent mille, arrive à cent années, il est probable que vingt hommes, sur cent mille, atteignaient autrefois cet âge. C’est ce qu’on a observé dans plusieurs endroits de l’Amérique, où le genre humain s’était conservé dans l’état de pure nature.

 

          La peste, la petite vérole, que les caravanes arabes communiquèrent avec le temps aux peuples de l’Asie et de l’Europe, furent longtemps inconnues. Ainsi, le genre humain en Asie, et dans les beaux climats de l’Europe, se multipliait plus aisément qu’ailleurs. Les maladies d’accident et plusieurs blessures ne se guérissaient pas à la vérité comme aujourd’hui ; mais l’avantage de n’être jamais attaqué de la petite vérole et de la peste compensait tous les dangers attachés à notre nature, de sorte qu’à tout prendre il est à croire que le genre humain, dans les climats favorables, jouissait autrefois d’une vie plus saine et plus heureuse que depuis l’établissement des grands empires. Ce n’est pas à dire que les hommes aient jamais vécu trois ou quatre cents ans : c’est un miracle très respectable dans la Bible ; mais partout ailleurs c’est un conte absurde.

 

 

1 – Les Albinos, pas plus que les géants ou les nains, ne constituent une race particulière. Buffon lui-même partagea longtemps l’erreur de Voltaire. Ce ne fut que quarante ans après la publication de son grand ouvrage, qu’il exprima sous forme de conjecture que l’albinisme ne paraît être qu’une variété accidentelle de l’espèce. Aujourd’hui cette conjecture est devenue une certitude. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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