CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 26

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à M. Audibert.

 

A Ferney, 19 Décembre 1774.

 

 

          Si vous avez, monsieur, connu le froid à Marseille au mois de novembre, vous devez actuellement avoir trop chaud. Voilà comme la nature est faite. Il y a autant de variations dans les têtes de Paris que nous en éprouvons dans les saisons. Vous savez à présent, ou vous saurez bientôt, avec quelle reconnaissance le parlement fait des remontrances au roi contre l’édit qui l’a ressuscité.

 

          J’apprends qu’il y a une forte cabale de quelques financiers contre M. Turgot. Cela seul ferait son éloge, et ne causera pas sa perte. La France serait trop à plaindre, si un homme d’un mérite et d’une vertu si rares cessait d’être à la tête des affaires.

 

          Vous avez eu la bonté, monsieur, de me faire toucher quelquefois un peu d’argent : je vous demande aujourd’hui une autre grâce ; elle est un peu plus considérable : c’est de me conserver la vie en m’envoyant un petit quartaut du meilleur vin de Frontignan. Ne le dites pas à ceux qui me paient des rentes viagères. Ce sera une petite extrême-onction que vous aurez la bonté de me donner. Je vous ferai tenir l’argent par Lyon ou par Genève, comme il vous plaira. Si vous me refusez, je suis homme à venir chercher moi-même du vin muscat à Marseille, car je ne puis plus tenir aux neiges du mont Jura. Agréez, monsieur, les sincères remerciements, etc.

 

 

 

 

 

à Madame de Sauvigny.

 

A Ferney, 21 Décembre 1774.

 

 

          Je commence, madame, par vous dire que M. de Sauvigny étant fait ministre d’Etat après avoir été fait premier président, sans jamais avoir sollicité aucune de ces dignités, me paraît comblé de gloire. Vous avez là votre part, et vous savez combien je m’intéresse à l’une et à l’autre. Cette gloire est sans atteinte ; mais j’ai peur que votre repos ne soit un peu troublé par la lettre de M. du Gard d’Esschichens, et par la conduite de M. votre frère.

 

          Vous me demandez qui est M. du Gard : c’est le fils d’un gentilhomme qui se réfugia en Suisse avec tant d’autres à la révocation de l’édit de Nantes, et qui acheta la terre d’Esschichens, dans le pays de Vaud. Il jouit d’une fortune honnête ; il est père de famille, et n’est pas sans considération dans son pays. Il passe pour être un peu violent ; il a un fils qui est, je crois, officier dans un régiment suisse.

 

          M. Durey a été souvent très bien reçu dans le château d’Esschichens, et y a mené sa fille. Il a persuadé toute la maison de l’injustice avec laquelle il a été traité en France : il y a excité une grande compassion pour lui, mais en a tiré peu de secours.

 

          Je ne suis pas étonné que ses plaintes aient fait quelque impression sur cette famille, puisqu’elles en avaient fait une très grande chez moi avant que je fusse informé de la vérité.

 

          Si vous répondez à M. d’Esschichens, madame, je me fie à votre circonspection et à la dignité de votre caractère. Vous ne vous compromettrez point. Si vous ne lui écrivez pas, ou si vous voulez attendre, on pourra lui faire dire que vous êtes malade. Je ne crois pas que M. Tronchin ait avec lui la moindre liaison. M. d’Esschichens m’a écrit quelquefois d’une manière très obligeante, et je suis entièrement à vos ordres.

 

          Ma plus grande inquiétude est que M. Durey n’ait persuadé, dans le pays de Vaud, que sa fille ne s’était retirée à Lausanne que dans la crainte d’une lettre de cachet que vous pourriez obtenir contre elle. Cette idée était d’autant plus injuste, que, dans ce temps-là même, vous aviez la générosité de faire une pension de cinq cents livres à cette personne.

 

          Le voyage de cette fille à Lyon, son retour à Genève et à Lausanne, ont achevé de la perdre. L’éclat de sa grossesse et de ses couches a comblé son malheur. Elle s’était saisie des hardes de son père, et c’est en partie pour reprendre ses effets que M. Durey allant en dernier lieu à Lausanne. Il se raccommoda avec sa fille, qui ensuite se réfugia en Savoie, menant toujours son enfant avec elle. Cette pauvre créature est actuellement dans la misère : elle couche tantôt à Genève, tantôt à Ferney, chez une ancienne maîtresse de son père, marié dans Ferney même. Je ne l’ai point vue, et je ne la verrai point. Je lui ait fait donner quatre louis d’or : je ne puis me charger d’elle. Les dépenses énormes que l’établissement de ma colonie m’a coûté ne me permettent pas de faire davantage pour des personnes dont la conduite est déplorable.

 

          Je ne vous cèle point, madame, que je suis très affligé de toutes les faiblesses dont j’ai été témoin, et de tous les mensonges qu’on m’a faits pendant des années entières. Je vous plaindrais beaucoup, si je ne connaissais la fermeté de votre caractère et la sagesse de votre conduite.

 

          A l’égard de M. Durey, j’ignore s’il s’est en effet abaissé jusqu’à prendre des écoliers à Lausanne. Il s’était avili bien davantage en Hollande et en Angleterre. Il écrivait, il n’y a pas longtemps, qu’il avait quatre à cinq écoliers ; mais on dit qu’il n’en a jamais eu aucun, et je pense, avec M. de Florian, qu’il n’a jamais eu besoin de cette indigne ressource, puisqu’il touche deux mille six ou sept cents livres par an, et qu’avec cette somme il pourrait s’entretenir modestement lui et sa fille, jusqu’à ce que ses affaires et sa tête fussent dans un meilleur état, supposé qu’elles puissent se rétablir.

 

          Je vous épargne, madame une infinité de petits détails. C’est un très grand malheur d’avoir un tel frère, qui a certainement besoin d’être toujours conduit, et qui quelquefois ne veut pas l’être.

 

          M. de Florian a dû vous donner quelques autres petits éclaircissements. Je jouis de sa société et de celle de madame sa femme, autant que ma malheureuse santé peut me le permettre. L’état de madame de Florian est très singulier et très inégal ; heureusement elle est bien conformée ; elle est grande et forte ; elle soutient ses maux avec courage.

 

          Vous connaissez le chirurgien Cabanis qui a une très grande expérience, et qui joint la connaissance de la médecine à l’art de la chirurgie. Il paraît peu inquiet de l’état étonnant de madame de Florian.

 

          Ayez grand soin de votre santé, madame ; jouissez de ce bien que je n’ai jamais connu, et conservez-moi vos bontés, dont je connais assurément tout le prix. Je vous suis très attaché avec l’estime la plus respectueuse, et permettez-moi de dire la plus tendre, etc.

 

 

 

 

 

à M. d’Ailly.

 

Ferney, 23 Décembre 1774 (1).

 

 

          Il est triste, quand on a quatre-vingt et un ans, d’être frustré de son bien et de ne savoir pas seulement où est ce bien. J’ai environ 4,000 livres de rente sur la succession de feu M. le duc de Bouillon, par un ancien contrat homologué à la chambre des comptes. Cette hypothèque est privilégiée, et cependant je ne suis point payé.

 

          J’ai écrit en dernier lieu à l’intendant de M. le duc de Bouillon d’aujourd’hui, qui ne m’a point fait de réponse. Je crois qu’il faut se mettre en règle par les formes légales. A l’égard de M. le maréchal de Richelieu, avec lequel j’ai l’honneur d’être lié depuis longtemps, je n’agirai que par des prières réitérées. Son triste procès avec madame de Saint-Vincent doit l’empêcher de le presser aujourd’hui.

 

          J’ignore si Marchant le fermier-général mon parent, qui me doit toute sa fortune, a payé ; mais il faut certainement qu’il paie. Mon âge et mes maladies me mettent dans l’impossibilité d’aller solliciter mes créanciers à Paris.

 

          Je n’ai de consolation et d’espérance que dans la bonté que vous avez eue, monsieur, de vouloir bien vous mettre à la tête de mes affaires, et de daigner me tirer du chaos où je suis. Je voudrais bien ne pas mourir endetté. J’ai fait des entreprises qui sont au-dessus de l’état et des forces d’un citoyen obscur, tel que je le suis. J’ai bâti de fond en comble un château assez considérable ; j’ai changé un hameau, aussi affreux que pauvre, en une ville agréable, bâtie de pierres de taille, que le roi a eu la bonté de faire paver. J’ai fait venir dans cette habitation une colonie d’artistes étrangers qui font un grand commerce, protégé par M. le contrôleur général. Je n’ai demandé aucun secours d’argent au gouvernement pour l’établissement de cette colonie. J’ai tout fait à mes dépens, et je me trouve sur le point d’être ruiné, si les grands seigneurs à qui j’ai affaire dédaignent de me rendre justice.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Décembre 1774.

 

 

          Mon cher ange, vous passez bien rapidement par de tristes épreuves. Votre lettre que la douleur a écrite pénètre mon cœur. Je savais bien que M. de Felino (1) était un homme d’un rare mérite ; mais j’ignorais que vous fussiez lié avec lui d’une amitié si tendre. La mort vous a donc tout enlevé, frère, femmes, amis. Je vous vois presque seul ; je ne suis pas fait assurément pour remplir ce vide effroyable. Je partirais sur-le-champ, si j’avais la force de me traîner. Que je volerais vite vers vous, que je partagerais tous vos sentiments ! Je ne voudrais exister dans un coin de Paris que pour être uniquement à vos ordres. Mon cher ange, vous êtes malheureux par votre cœur. Votre douleur même porte avec elle la plus flatteuse des consolations, le secret témoignage de ne souffrir que parce que vous avez une belle âme. Pour moi, je souffre de la tête aux pieds dans mon pauvre corps, et mon esprit est à la torture par ma situation, par le combat continuel entre le désir de venir me jeter entre vos bras, et l’impuissance actuelle de m’y rendre.

 

          Occupez-vous beaucoup, mon cher ange ; je ne connais que ce remède dans l’état où vous êtes. Je suis malade dans mon lit, à quatre-vingts ans passés, au milieu des neiges ; je m’occupe, et cela seul me fait vivre.

 

          Je vous enverrai, au mois de janvier, un petit résultat d’une partie de mes occupations. J’ose penser qu’il vous amusera vous et M. de Thibouville, qui vous tient, je crois, compagnie. Mais vous avez des soins plus importants qui font diversion à vos chagrins ; votre place même est pour vous une nécessité de vous distraire. Vous avez M. le duc de Praslin, qui a besoin de vous autant que vous avez besoin de lui, et à qui je vous prie de présenter mon respectueux et tendre attachement. D’ailleurs y a-t-il quelqu’un dans la bonne compagnie de Paris qui n’ambitionne le bonheur de vivre avec vous ?

 

          J’ose compter, parmi les objets qui pourront occuper votre âme noble et sensible, l’affaire du jeune homme pour qui vous prenez un si juste intérêt. J’ignore si vous voyez quelquefois madame la duchesse d’Enville. Je suis pénétré de ses bontés. Elle me parle d’une grâce ; c’était en effet à quoi se bornait d’abord le très estimable infortuné qu’elle daigne protéger ; mais je ne veux point de grâce, je veux absolument justice, et une justice complète. Je n’ai qu’un seul co-accusé (2) à craindre et à diriger ; mais c’est un imbécile timide, qui d’ailleurs est à cent cinquante lieues de moi. Ce pauvre garçon est le seul obstacle qui m’arrête. J’entrerai avec vous dans tous ces détails, quand vous serez un peu plus en état de vous y prêter, et quand il sera temps de purger la contumace : ce sera alors l’affaire la plus simple, la plus aisée et la plus prompte, comme la plus juste. C’est au parlement même qu’elle doit être jugée, et mon neveu d’Hornoy peut y servir plus que tous les ministres et que toute la cour. Tout cela demande un peu de temps ; je crois même que le parlement a maintenant des affaires plus pressées. Nous verrons bientôt si ses remontrances plairont fort à la cour ; nous verrons si on sera content que le premier effet des grâces infinies du roi ait été de s’en plaindre.

 

          Mon très cher ange, je mets toutes vos douleurs avec les miennes dans mon cœur. Ce cœur est en pièces, les pièces sont à vous. Je vous embrasse de mes très faibles bras.

 

 

1 – Ex-premier ministre du duc de Parme, mort en exil à Paris. (G.A.)

2 – Moisnel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 27 Décembre 1774.

 

 

          Mille remerciements à celui qui parle si bien des jardins (1), et à celui qui se défait malheureusement du sien.

 

          Je renvoie la triste affaire anglaise. Mille respects.

 

 

1 – Watelet avait fait remettre à Voltaire par Hennin son Essai sur les jardins. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Décembre 1774.

 

 

          Ah ! mon cher ange, mon cher ange ! il faut que je vous gronde. M. de Thibouville, M. de Chabanon, madame du Deffant, m’apprennent que je viens vous voir au printemps. Oui, j’y veux venir, mais…

 

          Je n’y vais que pour vous, cher ange que vous êtes ; je ne puis me montrer à d’autres qu’à vous. Je suis sourd et aveugle, ou à peu près. Je passe les trois quarts de la journée dans mon lit, et le reste au coin du feu. Il faut que j’aie toujours sur la tête un gros bonnet, sans quoi ma cervelle est percée à jour. Je prends médecine environ trois fois par semaine ; j’articule très difficilement, n’ayant pas, Dieu merci, plus de dents que je n’ai d’yeux et d’oreilles.

 

          Jugez, après ce beau portrait, qui est très fidèle, si je suis en état d’aller à Paris in fiochi. Je ne pourrais me dispenser d’aller à l’Académie, et je mourrais de froid à la première séance.

 

          Pourrais-je fermer ma porte, n’ayant point de portier, à toute la racaille des polissons soi-disant gens de lettres, qui auraient la sotte curiosité de venir voir mon squelette ? et puis, si je m’avisais à l’âge de quatre-vingt et un ans, de mourir dans votre ville de Paris, figurez-vous quel embarras, quelles scènes, et quel ridicule ! Je suis un rat de campagne qui ne peut subsister à Paris que dans quelque trou bien inconnu ; je n’en sortirais pas dans le peu de séjour que j’y ferais. Je n’y verrais que deux ou trois de vos amis, après qu’ils auraient prêté serment de ne point déceler le rat de campagne aux chats de Paris. J’arriverais sous le nom d’une de mes masures appelée terre ; de sorte qu’on ne pourrait m’accuser d’avoir menti, si j’avais le malheur insupportable d’être reconnu.

 

          Gardez-vous donc bien, mon cher ange, d’autoriser ce bruit affreux que je viens vous voir au printemps. Dites qu’il n’en est rien, et je vais mander bien expressément qu’il n’en est rien.

 

          Cependant consolez-vous de vos pertes, jouissez de vos nouveaux amis, de votre considération, de votre fortune, de votre santé, de tout ce qui peut rendre la vie supportable. Vous êtes bien heureux de pouvoir aller au spectacle ; c’est une consolation que tous vos vieux magistrats se refusent, je ne sais pourquoi ; c’était celle de Cicéron et de Démosthène. Notre parterre de la Comédie n’est rempli que de clercs de procureurs et de garçons perruquiers ; nos loges sont parées de femmes qui ne savent jamais de quoi il s’agit, à moins qu’on ne parle d’amour. Les pièces ne valent pas grand-chose ; mais je n’en connais pas de bonnes depuis Racine ; et, avant lui, il n’y a qu’une quinzaine de belles scènes, tout au plus ; mais je ne veux pas ici faire une dissertation.

 

          Mon jeune homme m’occupe beaucoup. Si je puis parvenir seulement à écarter un témoin imbécile et très dangereux, je suis sûr qu’il gagnera son procès tout d’une voix. Il faudrait un avocat au conseil bien philosophe, bien généreux, bien discret, qui prît la chose à cœur, et qui signât une requête au garde des sceaux, pour obtenir la liberté de se mettre en prison, et de se faire pendre, si le cas y échoit. Ces lettres du sceau, après les cinq ans de contumace, ne se refusent jamais. Laissons passer les fadeurs du jour de l’an et le tumulte du carnaval, après quoi nous verrons à qui appartiendra la tête de cet officier. Son maître commence à prendre la chose fort à cœur, mais non pas si chaudement que moi. Je regarde son procès comme la chose la plus importante, et qui peut avoir les suites les plus heureuses ; mais il faut que d’Hornoy m’aide. Ce sera à lui de disposer les choses de façon que rien ne traîne, et que ce ne soit qu’une affaire de forme. Je vais travailler de mon côté à écarter ce sot témoin seul obstacle qui m’embarrasse ; si je ne réussis pas dans cette entreprise très sérieuse, je parviendrai du moins à procurer quelque fortune à cet officier auprès de son maître. Les Fréron et les Sabotier ne m’empêcheront pas de faire du bien tant que je vivrai.

 

          Adieu, mon cher ange ; amusez-vous, secouez-vous, occupez-vous, aimez toujours un peu le plus vieux, sans contredit, de tous vos serviteurs, qui vous aimera tendrement tant qu’il aura un souffle de vie.

 

 

 

 

 

 

 

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