CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 25

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à M. le marquis de Thibouville.

 

A Ferney, 9 Décembre 1774 (1).

 

 

          Mon cher marquis, je voudrais être entre vous et M. d’Argental, vous n’en doutez pas, et je partirais sur-le-champ, si je pouvais sortir de mon lit. Vous le consolerez, et ce qui me console, moi, c’est que vous vivrez longtemps tous deux, parce que vous êtes sobres et sages. Mais je me sers d’un étrange mot longtemps, nous ne vivons qu’un jour, et je suis à ma dernière heure.

 

          Je vous enverrai, dans un mois ou deux, quelque chose de mes derniers moments ; vous lirez cette bagatelle, si elle vous amuse.

 

          Je vous remercie de ce que vous avez bien voulu faire auprès de M. de Fargès ; je lui écris en conséquence.

 

          Vous devez avoir reçu votre chaîne ; je ne romprai qu’à la mort celle qui m’attache à vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

A Ferney, 9 Décembre 1774.

 

 

          Je plaindrais messieurs de Lyon, si le froid y était aussi violent qu’à Ferney. On dit que la Bataille d’Ivry n’a pas trop bien réussi aux Italiens. Je voudrais que Henri IV, aux Français, eût un peu plus d’esprit. On dit qu’il est fort plaisant chez Nicolet ; mais j’aime encore mieux le cheval de bronze.

 

          Je recommande à vos bontés les lettres ci-jointes, et une petite boîte de la colonie pour Grenoble. J’ai reçu celle que vous avez bien voulu m’adresser. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher ami.

 

 

 

 

 

à M. L’Épine.

 

9 Décembre 1774.

 

 

          Je ne manquerai pas, monsieur, de vous rendre le petit service que vous me demandez, si je suis en vie quand je vous reverrai. La manière dont la chose se traitera dépendra un peu du triste état de ma santé, et des intérêts de ma famille, que mon grand âge m’oblige d’avoir principalement en vue.

 

          En attendant, il est très essentiel que vous demandiez une audience à M. de Fargès, maître des requêtes ou conseiller d’Etat, à qui M. le contrôleur général a renvoyé la connaissance entière des affaires qui concernent la colonie de Ferney. C’est à M de Fargès uniquement que vous devez vous adresser. Il faut le voir ; vous lui donnerez un mémoire, s’il vous en demande. Vous lui direz dans quel état florissant j’ai mis cette colonie. Il sentira, bien de quelle utilité elle est au royaume, puisque vous y avez-vous-même un comptoir (1). Il est certain que, si on favorise cet établissement, on y pourra faire bientôt un commerce de plus d’un million par an. Mais tout est perdu si on nous abandonne. Je ne parle point de quatre cent mille francs qu’il m’en a coûté pour bâtir des maisons, et pour faire une ville très jolie d’un des plus malheureux hameaux qui fût en France. Je puis perdre quatre cent mille francs, mais il me restera la consolation d’avoir travaillé pendant quelques années pour l’avantage de ma patrie et de la vôtre.

 

          Si vous voyez M. votre beau-frère, je vous prie de lui dire combien je me suis intéressé à lui, et à quel point je l’estime.

 

 

1 – L’Épine était horloger du roi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

11 Décembre 1774 (1).

 

 

          Vous êtes accoutumé, monseigneur, aux contre-temps qui arrivent dans toutes les affaires. Il n’y a point de chapitre plus long que celui des accidents ; mais certainement vous ne perdrez rien pour attendre. J’ai bien de l’impatience de voir le mémoire dont vous daignez souffrir la publication. On dit que vous avez remis cette affaire entre les mains de M. Gerbier, qui la dirige. C’est un homme sage et instruit, qui ne peut marcher que d’un pas sûr dans le labyrinthe d’un procès criminel.

 

          Je ne savais pas que M le marquis de Vence fût mort ; mais je sais très certainement que, lorsqu’il était en vie il disait et il écrivait que sa fille n’avait ni une bonne main ni un bon esprit. De là j’étais et je suis encore en droit de conclure qu’elle a employé la main d’un faussaire, son complice plus habile qu’elle. Il serait bien étrange qu’elle eût acquis en peu de temps la facilité de contrefaire l’écriture d’un autre, quand la sienne même est aussi mauvaise que celle de la plupart des femmes. Toute cette aventure est très extraordinaire. Il y a autant d’absurdité à vous demander 425,000 livres, qu’il y en avait à ces marauds de du Jonquay de prétendre avoir porté cent mille écus en treize voyages. Mais votre affaire est beaucoup plus claire sans doute que celle de M. de Morangiés. Vous allez, Dieu merci, imposer silence à ceux qui affectent d’élever des doutes contre la vérité la plus palpable.

 

          Je suis dans mes neiges avec ma colonie, mais alité et n’en pouvant plus, un peu étonné de tout ce que je vois de fort loin, attendant la fin de ma carrière et souhaitant à notre doyen une vie plus longue que celle de l’autre doyen auquel il a succédé. Je n’aurai en mourant que le regret de n’avoir pu vous faire ma cour ni à Bordeaux ni à Paris. Chacun a ses contre-temps : celui-là est bien cruel. Vos bontés me consolent, autant que votre affaire m’intéresse. Vous savez avec quelle respectueuse tendresse le solitaire du mont Jura vous est attaché à la vie et à la mort.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Décembre 1774.

 

 

          Je suis honteux, mon cher ange, et je me reproche bien de vous parler d’autre chose que de votre situation, de votre douleur, et des tristes détails qui doivent vous occuper ; mais peut-être que le mémoire que je vous envoie, et que M. le marquis de Villevieille doit vous faire remettre, sera pour vous une diversion intéressante. Vous serez étonné, indigné, et animé en le lisant. Vous encouragerez M. de Goltz, à qui j’ai écrit. Vous pourrez lui faire lire ce mémoire, qui doit faire le même effet sur son esprit que sur le vôtre et sur le mien. J’en fais tenir une copie à mon neveu d’Hornoy, et une autre à M. le marquis de Condorcet. Nous avons tout le temps de prendre nos mesures. J’ose être sûr du succès, digne de vos bontés, et si intéressant pour l’humanité entière. Je crains de vous presser, et que vous ne pensiez que je vous presse. Je crains que vous ne quittiez vos propres affaires pour celles-ci. Gardez-vous-en bien ; réservez-là pour un moment de loisir. Je vous adore, mon cher ange.

 

 

 

 

 

à M. lemarquis d’Argence de Dirac.

 

A Ferney, 12 Décembre 1774.

 

 

          Mes neiges, monsieur, mes quatre-vingts ans, et mes douleurs continuelles ne m’ont pas permis de vous parler plus tôt de vos plaisirs. Le récit que vous m’en faites m’a bien consolé. Je vois que les talents se sont rassemblés chez vous. Jouissez longtemps d’une vie si dignement occupée. Vous êtes dans un beau climat, et je suis actuellement en Laponie. Le hameau que vous avez vu est devenu une jolie petite ville, mais il y fait froid comme à Archangel.

 

          Il est bien triste, je vous l’ai dit plus d’une fois, que les gens qui pensent de même ne demeurent pas dans les mêmes lieux. Quelques maisons que j’ai bâties dans ma colonie sont habitées par des personnes dignes de vous connaître. Elles me font sentir tout ce que j’ai perdu par votre éloignement. Vous avez fait une plus grande perte en n’ayant plus M. Turgot pour intendant ; mais la France y a gagné (1). Vous avez la consolation de voir les commencements d’un règne juste et heureux.

 

          MM. vos enfants ont les plus belles espérances, et feront la consolation de votre vie. Je vais bientôt finir la mienne, mais ce sera en vous aimant.

 

 

1 – Avant d’être aux finances, Turgot était intendant de Limoges. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

(1).

 

 

          Le vieux malade recommande aux bontés de M. Vasselier les lettres ci-jointes.

 

          Il lui envoie aussi une boite de la colonie pour Dijon.

 

          Si M. Vasselier trouve la moindre difficulté, il nous renverrait la boite.

 

          Il est bien étonnant que le parlement de Paris commence par faire des remontrances au roi qui l’a ressuscité. C’est comme si Lazare avait fait des reproches à Jésus-Christ.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Lewenhaupt.

 

Ferney, 15 Décembre 1774.

 

 

          Je vois que les plaisirs de Paris vous consolent un peu du malheur de la guerre que vous êtes obligé de faire. Vous n’entendez parler que de Henri IV, comme à Stockolm il n’était question que du grand Gustave ; mais je suis sûr qu’on n’a point joué le grand Gustave aux Marionnettes (1). Chaque peuple habille ses héros à la mode de son pays. Je me souviens que, dans mon enfance, Henri IV et le duc de Sully étaient connus à peine. Il y a trois choses dont les Parisiens n’ont entendu parler que vers l’an 1730 : Henri IV, la gravitation et l’inoculation (2). Nous venons un peu tard en tout genre ; mais aujourd’hui nous n’avons rien à regretter dans l’aurore du règne le plus sage et le plus heureux. On dit surtout que nous avons un ministre des finances aussi sage que Sully, et aussi éclairé que Colbert. Ces finances sont le fondement de tout, dans les empires comme dans les familles. C’est pour de l’argent que l’on fait la guerre et qu’on plaide. Nous avons une lettre de l’empereur Adrien, dans laquelle il dit qu’il est en peine de savoir qui aime plus l’argent, ou des prêtres de Sérapis, ou de ceux des Juifs, ou de ceux des chrétiens. Ceux qui vous font un procès paraissent l’aimer beaucoup. J’ai consumé tout le mien à établir à Ferney une assez grande colonie. J’ai changé le plus vilain des hameaux en une petite ville assez jolie, où il y a déjà cinq carrosses. Je voudrais avoir encore l’honneur de vous y recevoir, lorsque vous retournerez dans vos terres. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Comme Henri IV. (G.A.)

2 – Grâce à la Henriade et aux Lettres anglaises. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

16 Décembre 1774 (1).

 

 

          Voici de quoi il s’agit, mon cher ami ; je me fie entièrement à votre sagesse discrète et à la sensibilité de votre cœur. Exigez de M Linguet une réponse en marge aux questions qu’on lui fait. On compte d’ailleurs sur son silence et sur le vôtre, comme il doit compter sur la reconnaissance de ceux qu’il obligera.

 

          Je soupçonne que vous avez été passer quelques jours en Normandie ; dites-moi si je me trompe. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Lalande.

 

19 Décembre 1774.

 

 

          Je commence, monsieur, par vous remercier de tout mon cœur des volumes d’astronomie (1) que vous voulez bien me promettre. Il est vrai que je suis presque aveugle l’hiver, et que je ne suis pas fait pour les observations ; mais je vous dirai avec Keill :

 

Thus we from heaven remote to heaven shall move

With strength of mind, and tread the abyss above.

 

          Jai Keill et Grégory, il ne me manque que vous. Je n’aurais pas abandonné ce genre d’étude, si j’avais pu me flatter d’y réussir comme vous. A propos d’astronomie, vous m’avouerez que si on a admiré les orreris (2) d’Angleterre, qui ne sont qu’une misérable petite copie du grand spectacle de la nature, on doit, à plus forte raison, admirer l’original, et que Platon n’était pas un sot, lorsqu’en méprisant et en détestant toutes les superstitions des hommes, il avouait qu’il existe un éternel Géomètre.

 

          Je ne m’étonne point que des fripons engraissés de notre sang se déclarent contre M Turgot, qui veut le conserver dans nos veines, et que, lorsqu’on nous saigne, ce soit pour l’Etat, et non pour des financiers. Turgot est d’ailleurs le protecteur de tous les arts, et il l’est en connaissance de cause. C’est un esprit supérieur et une très belle âme. Malheur à la France s’il quittait son poste !

 

          S’il m’est permis, à mon âge, de m’intéresser aux affaires de ce monde, je dois être bien content que M. de Baquencourt soit notre intendant. C’est lui qui fut le rapporteur, aux requêtes de l’hôtel, de l’abominable procès des Calas ; c’est lui qui entraîna toutes les voix, et qui vengea la nature humaine, autant qu’il le pouvait, de l’absurde barbarie des Pilates de Toulouse.

 

          J’aime fort sainte Geneviève ; mais je voudrais qu’on bâtit une belle salle pour saint Racine, saint Corneille, et saint Molière.

 

          A l’égard de saint Henri IV, qu’on voulut assassiner tant de fois ; que Grégoire XIII déclara génération bâtarde et détestable, et à qui le pape Clément VIII donna le fouet sur les fesses des cardinaux du Perron et d’Ossat ; contre lequel les Frérons de ce temps-là écrivirent des volumes d’injures ; qu’on tua enfin dans son carrosse au milieu de ses amis ; à l’égard, dis-je, de ce Henri IV, qu’on ne connaît bien que depuis une trentaine d’années, ce n’est pas aux Marionnettes qu’il faudrait l’adorer, mais dans la cathédrale de Paris.

 

          Adieu, monsieur ; les habitants de mon désert désirent passionnément d’avoir l’honneur de vous revoir, quand vous reviendrez dans notre voisinage. Conservez vos bontés pour le vieux malade, qui vous est tendrement attaché.

 

 

1 – Astronomie, en trois volumes in-4°, par M. de Lalande. (K.)

2 – Espèce de planétaire ou de machine qui représente les mouvements des planètes. (K.)

 

 

 

 

 

 

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