CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 24

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à M. Turgot.

 

7 Décembre 1774 (1).

 

 

          Le vieux bon homme de Ferney ne veut pas sans doute abuser des bontés de monseigneur le contrôleur général, et ne le fatiguera jamais par des demandes indiscrètes ; mais s’il peut, sans perdre un temps précieux, honorer d’un mot de recommandation le sieur Nicod, notaire, demeurant à Versoix, je puis lui certifier que c’est un très honnête homme, très digne de ses bontés, exact et fidèle, et de qui j’ose répondre. Il vaut autant lui donner cette chétive place qu’à un étranger inconnu.

 

          Je demande pardon de la liberté que je prends, et je continue d’user de celle que monseigneur le contrôleur général a bien voulu me donner, de lui adresser les lettres que j’écrivais à M. le marquis de Condorcet.

 

          Je me mêle cependant à la foule de ceux qui bénissent le nom de Turgot, et au petit troupeau qui a le bonheur de l’admirer et de le chérir de plus près. Je lui présente mon respect le plus sincère et mon attachement le plus pur, quoique le plus inutile.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

… Décembre 1774 (1).

 

 

          Mon cher marquis, je vous suis bien obligé de me donner de vos nouvelles et de celles de madame d’Argental ; elles m’intéressent plus que Henri IV chez Michaut, ou à la comédie Italienne, ou chez Nicolet.

 

          Je comptais en effet venir vous voir au printemps, vous et Henri IV. Quand par hasard j’ai un moment de santé, je suis prêt à faire cent lieues ; mais le moment d’après, je retombe dans mon néant. Je suis comme ces autres vieillards, qui s’imaginent quelquefois les matins être en état de se marier, et qui le lendemain envoient chercher leur notaire pour faire leur testament.

 

          Je vous souhaite longues et heureuses années qui ne sont plus faites pour moi. S’il était vrai que le roi fût venu au parlement le 30 du mois, comme on le dit dans nos déserts, vous me feriez plaisir de me l’apprendre.

 

          Mandez-moi aussi si l’artiste qui a fait votre chaîne de montre, doit envoyer son correspondant chez le banquier Tourton ou chez M. Germain. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron de Goltz.

 

7 Décembre 1774.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu de sa majesté le roi de Prusse une lettre pleine de bontés pour le sieur de Morival, un de ses officiers Il joint à cette lettre celle que vous lui avez écrite le 6 de novembre Je vois avec quelle générosité vous voulez bien protéger ce jeune gentilhomme. Il est assurément bien digne de ce que vous daignez faire pour lui ; il est plein de courage, de prudence, et de vertu. Son unique ambition est de vivre et de mourir dans votre service.

 

          Vous savez, monsieur, son horrible aventure ; c’est un assassinat juridique, pire que celui des Calas. Plus ce jugement est atroce, plus on cache les pièces du procès. On nous fait espérer pourtant qu’enfin nous les obtiendrons. Alors nous nous jetterons entre vos bras ; et je me flatte que le nom du roi votre maître suffira, avec vos bons offices, pour obtenir la justice qu’on demande. S’il nous était possible de retirer du greffe ces malheureux parchemins, nous pourrions alors vous conjurer d’engager M. le comte de Vergennes à demander la communication de ces pièces à M. le garde des sceaux, et nous saurions enfin précisément ce que nous devons demander. Heureusement rien ne presse encore. Le jeune homme s’occupe à mériter les bonnes grâces du roi, en apprenant les fortifications et l’art du génie. Il y a fait des progrès étonnants ; il a levé des cartes de tout un pays avec une facilité surprenante. Je les envoie au roi par cet ordinaire.

 

          J’ose ajouter, monsieur, que si ce jeune homme est assez heureux pour vous être présenté, vous trouverez qu’il mérite les obligations qu’il vous a. Je joins mon extrême reconnaissance à la sienne.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

8 Décembre 1774.

 

 

NOËLS SUR L’AIR : Or, dites-nous, Marie.

 

 

Il (1) devait venir boire

Un jour à Saint-Joseph (2) ;

Mais au bord de la Loire (3)

Il prit sa route en bref ;

Tous les cœurs le suivirent,

Car il les avait tous ;

En soupirant ils dirent :

« Nous partons avec vous. »

 

On pleurait en silence,

Quand femme et sœur partit ;

Plus de chant, plus de danse,

Et surtout plus d’esprit :

Les voilà qui reviennent,

Tout change en un moment ;

Que tous nos maux obtiennent

Un pareil changement !

 

 

 

 

AIR : Joseph est bien marié.

 

 

Rions tous en ce séjour,

On ne rit guère à la cour,

Goûtons le bon temps si rare

Que cette cour nous prépare :

On dit qu’il revient ce temps

Où tous les cœurs sont contents.

 

Aurore des jours heureux,

Répandez de nouveaux feux.

Le bonheur qui nous enchante

Se flétrit s’il ne s’augmente :

Il faut toujours ajouter

Aux biens qu’on a pu goûter.

 

          On pourrait chanter ensuite :

 

Laissez paître vos bêtes,

Vous, messieurs, qui ne l’êtes pas ;

A nos petites fêtes

Ne vous ennuyez pas.

Votre château, etc.

 

          Quand on commande un pet-en-l’air à sa couturière, on lui dit bien intelligiblement comment on veut qu’il soit fait. Il fallait dire qu’on ne voulait dans des noëls ni crèche, ni Jésus, ni Marie, quoique tout cela soit essentiel. On doit savoir qu’en chansons, hors l’Eglise point de salut. Personne ne pouvait deviner ce qu’on demandait. Les femmes sont despotiques, mais elles devraient au moins expliquer leurs volontés. Ces couplets-ci ne valent pas les premiers, il s’en faut bien. Cela ressemble à une fête de Vaux, mais cela est assez bon pour un piano forte (4), qui est un instrument de chaudronnier en comparaison du clavecin. Au reste, il ne faut pas s’imaginer que tous les sujets soient propres pour ces petits airs, et qu’on puisse deviner à cent lieues l’à-propos du moment, surtout quand on a sur les bras l’affaire la plus cruelle (5), auprès de laquelle toutes les tracasseries de cour sont des roses.

 

 

1 – Choiseul. (G.A.)

2 – Chez madame du Deffand. (G.A.)

3 – A Chanteloup. (G.A.)

4 – Balbutre devait en jouer chez madame du Deffand. (G.A.)

5 – L’affaire La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

9 Décembre 1774 (1).

 

 

          J’use encore de la permission que le consolateur de la nation m’a donnée. Je l’ai importuné d’une requête pour un blaireau de ma Sibérie (2) qui demande à être placé dans je ne sais quelle caverne, sur le bord du lac.

 

          Si j’ai fait une sottise, je lui en demande pardon : cela ne m’arrivera pas souvent. – LE VIEUX MALADE. V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le notaire Nicod. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Medini.

 

AUTEUR D’UNE TRADUCTION DE LA HENRIADE, EN VERS ITALIENS.

 

9 Décembre 1774.

 

 

          Monsieur, je n’ose pas vous remercier dans votre belle langue, à laquelle vous prêtez de nouveaux charmes. D’ailleurs, ayant presque perdu la vue à l’âge de quatre-vingt-un ans, je ne puis que dicter dans ma langue française, qui est une des filles de la vôtre. Nous n’avons commencé à parler et à écrire qu’après le siècle immortel que vous appelez le cinquecento (1) : je crois être dans ce cinquecento, en lisant l’ouvrage dont vous m’avez honoré. Votre poème n’est pas une traduction, dont il n’a ni la roideur, ni la faiblesse : il est écrit d’un bout à l’autre avec cette élégance facile qui n’appartient qu’au génie. Je suis persuadé qu’en lisant votre Henriade et la mienne, on croira que je suis le traducteur.

 

          Un mérite qui m’étonne encore plus, et dont je crois notre langue peu capable, c’est que tout votre poème est composé en stances pareilles à celles de l’inimitable Ariosto, et du grand Tasso, son digne disciple. Je voudrais que ma langue française pût avoir cette flexibilité et cette fécondité. Elle y parviendra peut-être un jour, puisqu’elle est devenue assez maniable pour rendre les beautés de Virgile sous la plume de M. Delille, mais nous n’avons pas les mêmes secours que vous. Il vous est permis de raccourcir ou d’allonger les mots selon le besoin : les inversions sont chez vous d’un grand usage. Votre poésie est une danse libre dans laquelle toutes les attitudes sont agréables, et nous dansons avec des fers aux pieds et aux mains : voilà pourquoi plusieurs de nos écrivains ont essayé de faire des poèmes en prose : c’est avouer sa faiblesse, et non pas vaincre la difficulté.

 

          Quoi qu’il en soit, je vous remercie, monsieur, de m’avoir embelli en me surpassant. Je n’ai plus qu’un souhait à faire, c’est que vous puissiez passer par les climats que j’habite, lorsque vous irez revoir Mantoue, la patrie de Virgile, notre prédécesseur et notre maître. Ce serait une grande consolation pour moi d’avoir l’honneur de vous voir dans ma retraite, et de me féliciter avec vous que vous ayez éternisé en vers italiens un poème français qui n’est fondé que sur la raison et sur l’horreur de la superstition et du fanatisme. Je n’ai pu m’aider de la fable, comme on fait souvent l’Arioste et le Tasse. La sévérité et la sagesse de notre siècle ne le permettaient pas. Quiconque tentera parmi nous d’abuser de leur exemple, en mêlant les fables anciennes ou tirées des anciennes à des vérités sérieuses et intéressantes, ne fera jamais qu’un monstre.

 

 

1 – De 1501 à 1600. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

9 Décembre 1774.

 

 

          Mon très cher ange, pourquoi ne suis-je pas auprès de vous ? pourquoi suis-je dans mon lit, entre le mont Jura et les Alpes ? Hélas ! vous voyez tout tomber à vos côtés (1). Restez, vivez, jouissez d’une santé qui est le fruit de votre sagesse et de votre tempérance. M. de Thibouville a le bonheur de vous tenir compagnie, et moi je suis à plus de cent lieues de vous. Je n’ai jamais senti si cruellement le triste état où je suis réduit. Est-il possible qu’en étant près de perdre pour jamais ce que vous avez perdu, vous ayez pu penser au jeune homme qui est si signe de votre protection, et même à ma colonie ?

 

          Vous êtes si occupé de faire du bien, que vous ne pouviez vous empêcher de m’en parler dans le temps même où votre cœur était tout entier à vos douleurs et à vos regrets. Restez-vous dans votre belle maison ? pourrai-je enfin vous y voir à la fin de mars ? car il m’est absolument impossible de remuer de tout l’hiver. Mais vivrai-je jusqu’à la fin de mars ? et qui peut compter sur un seul jour ?

 

          S’il y a des consolations pour moi, je m’en donne une : c’est de travailler à un ouvrage singulier que je fais principalement pour mériter votre suffrage, et pour amuser quelques-uns de vos moments. Je vous l’enverrai dans six semaines. Je m’imagine que ce sera une petite diversion pour vous. Cette idée adoucit mes peines ; madame Denis sent avec moi toutes les vôtres. Nous vous plaignons, nous parlons de vous sans cesse. M. de Florian entre vivement dans tous nos sentiments ; M. et madame Dupuits les partagent. Notre petit officier prussien, très Français, très sensible, pénétré de ce que vous avez daigné faire pour lui, s’intéresse à vous comme s’il avait le bonheur de vous connaître ; la reconnaissance est sa principale vertu. Non, mon cher ange, je n’ai jamais connu de jeune homme plus estimable de tout point ; et des monstres ont osé… Cette image affreuse me persécute jour et nuit. Je l’écarte pour remplir mon cœur uniquement de vous, pour vous dire que vous êtes ma consolation, et que je suis désespéré de ne pouvoir dans ce moment venir contribuer à la vôtre. Vivez, mon cher ange.

 

 

1 – Madame d’Argental était morte le 3 décembre , et Pont de Veyle, frère de d’Argental, était mort le 3 septembre (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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