ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 21

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ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 21

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 21)

 

 

 

 

 

 

 

 

XXXVIII. DES JUIFS AU TEMPS OU ILS

                    COMMENCÈRENT A ÊTRE CONNUS.

 

 

 

 

          Nous toucherons le moins que nous pourrons à ce qui est divin dans l’histoire des Juifs ; ou, si nous sommes forcés d’en parler, ce n’est qu’autant que leurs miracles ont un rapport essentiel à la suite des événements. Nous avons pour les prodiges continuels qui signalèrent tous les pas de cette nation, le respect qu’on leur doit ; nous les croyons avec la foi raisonnable qu’exige l’Eglise substituée à la synagogue ; nous ne les examinons pas ; nous nous en tenons toujours à l’historique. Nous parlerons des Juifs comme nous parlerions des Scythes et des Grecs, en pesant les probabilités et en discutant les faits. Personne au monde n’ayant écrit leur histoire qu’eux-mêmes avant que les Romains détruisissent leur petit Etat, il faut ne consulter que leurs annales.

 

          Cette nation est des plus modernes, à ne la regarder, comme les autres peuples, que depuis le temps où elle forme un établissement, et où elle possède une capitale. Les Juifs ne paraissent considérés de leurs voisins que du temps de Salomon, qui était à peu près celui d’Hésiode et d’Homère, et des premiers archontes d’Athènes.

 

          Le nom de Salomoh, ou Soleiman, est fort connu des Orientaux ; mais celui de David ne l’est point ; de Saül, encore moins. Les Juifs, avant Saül, ne paraissent qu’une horde d’Arabes du désert, si peu puissants, que les Phéniciens les traitaient à peu près comme les Lacédémoniens traitaient les Ilotes. C’étaient des esclaves auxquels il n’était pas permis d’avoir des armes : ils n’avaient pas le droit de forger le fer, pas même celui d’aiguiser les socs de leurs charrues et le tranchant de leurs cognées ; il fallait qu’ils allassent à leurs maîtres pour les moindres ouvrages de cette espèce. Les Juifs le déclarent dans le livre de Samuel, et il ajoutent qu’ils n’avaient ni épée ni javelot dans la bataille que Saül et Jonathas donnèrent à Béthaven contre les Phéniciens, ou Philistins, journée où il est rapporté que Saül fit serment d’immoler au Seigneur celui qui aurait mangé pendant le combat.

 

          Il est vrai qu’avant cette bataille gagnée sans armes il est dit au chapitre précédent, que Saül, avec une armée de trois cent trente mille hommes, défit entièrement les Ammonites ; ce qui semble ne se pas accorder avec l’aveu qu’ils n’avaient ni javelot, ni épée, ni aucune arme. D’ailleurs, les plus grands rois ont eu rarement à la fois trois cent trente mille combattants effectifs. Comment les Juifs, qui semblent errants et opprimés dans ce petit pays, qui n’ont pas une ville fortifiée, pas une arme, pas une épée, ont-ils mis en campagne trois cent trente mille soldats ? il y avait là de quoi conquérir l’Asie et l’Europe. Laissons à des auteurs savants et respectables le soin de concilier ces contradictions apparentes que des lumières supérieures font disparaître ; respectons ce que nous sommes tenus de respecter, et remontons à l’histoire des Juifs par leurs propres écrits.

 

 

 

 

 

XXXIX. DES JUIFS EN ÉGYPTE.

 

 

 

 

          Les annales des Juifs disent que cette nation habitait sur les confins de l’Egypte dans les temps ignorés ; que son séjour était dans le pays de Gossen, ou Gessen, vers le mont Casius et le lac Sirbon. C’est là que sont encore les Arabes qui viennent en hiver paître leurs troupeaux dans la Basse-Egypte. Cette nation n’était composée que d’une seule famille, qui, en deux cent cinq années, produisit un peuple d’environ trois millions de personnes ; car, pour fournir six cent mille combattants que la Genèse compte au sortir de l’Egypte, il faut des femmes, des filles et des vieillards. Cette multiplication, contre l’ordre de la nature, est un des miracles que Dieu daigna faire en faveur des Juifs (1).

 

          C’est en vain qu’une foule de savants hommes s’étonne que le roi d’Egypte ait ordonné à deux sages-femmes de faire périr tous les enfants mâles des Hébreux ; que la fille du roi, qui demeurait à Memphis, soit venue se baigner loin de Memphis, dans un bras du Nil, où jamais personne ne se baigne à cause des crocodiles. C’est en vain qu’ils font des objections sur l’âge de quatre-vingts ans auquel Moïse était déjà parvenu avant d’entreprendre de conduire un peuple entier hors d’esclavage.

 

          Ils disputent sur les dix plaies d’Egypte, ils disent que les magiciens du royaume ne pouvaient faire les mêmes miracles que l’envoyé de Dieu, et que si Dieu leur donnait ce pouvoir, il semblait agir contre lui-même. Ils prétendent que Moïse ayant changé toutes les eaux en sang, il ne restait plus d’eau pour que les magiciens pussent faire la même métamorphose.

 

          Ils demandent comment Pharaon put poursuivre les Juifs avec une cavalerie nombreuse, après que tous les chevaux étaient morts dans les cinquième, sixième, septième et dixième plaies. Ils demandent pourquoi six cent mille combattants s’enfuirent ayant Dieu à leur tête, et pouvant combattre avec avantage des Egyptiens dont tous les premiers-nés avaient été frappés de mort. Ils demandent encore pourquoi Dieu ne donna pas la fertile Egypte à son peuple chéri, au lieu de le faire errer quarante ans dans d’affreux déserts.

 

          On n’a qu’une seule réponse à toutes ces objections sans nombre ; et cette réponse est : Dieu l’a voulu, l’Eglise le croit, et nous devons le croire. C’est en quoi cette histoire diffère des autres. Chaque peuple a ses prodiges ; mais tout est prodige chez le peuple juif ; et on peut dire que cela devait être ainsi, puisqu’il était conduit par Dieu même. Il est clair que l’histoire de Dieu ne doit point ressembler à celle des hommes. C’est pourquoi nous ne rapporterons aucun de ces faits surnaturels dont il n’appartient qu’à l’Esprit saint de parler ; encore moins oserons-nous tenter de les expliquer. Examinons seulement le peu d’événements qui peuvent être soumis à la critique.

 

 

1 – Nous avons déjà annoté sur ce point dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

XXXX. DE MOÏSE, CONSIDÉRÉ SIMPLEMENT

      COMME CHEF D’UNE NATION.

 

 

 

 

          Le maître de la nature donne seul la force au bras qu’il daigne choisir. Tout est surnaturel dans Moïse. Plus d’un savant l’a regardé comme un politique très habile : d’autres ne voient en lui qu’un roseau faible dont la main divine daigne se servir pour faire le destin des empires. Qu’est-ce en effet qu’un vieillard de quatre-vingts ans pour entreprendre de conduire par lui-même tout un peuple, sur lequel il n’a aucun droit ? Son bras ne peut combattre, et sa langue ne peut articuler. Il est peint décrépit et bègue. Il ne conduit ses suivants que dans des solitudes affreuses pendant quarante années : il veut leur donner un établissement, et il ne leur en donne aucun. A suivre sa marche dans les déserts de Sur, de Sin, d’Oreb, de Sinaï, de Pharan, de Cadès-Barné, et à le voir rétrograder jusque vers l’endroit d’où il était parti, il serait difficile de le regarder comme un grand capitaine. Il est à la tête de six cent mille combattants, et il ne pourvoit ni au vêtement ni à la subsistance de ses troupes. Dieu fait tout, Dieu remédie à tout ; il nourrit, il vêtit le peuple par des miracles. Moïse n’est donc rien par lui-même, et son impuissance montre qu’il ne peut être guidé que par le bras du Tout-Puissant ; aussi nous ne considérons en lui que l’homme, et non le ministre de Dieu. Sa personne, en cette qualité, est l’objet d’une recherche plus sublime.

 

          Il veut aller au pays des Cananéens, à l’occident du Jourdain, dans la contrée de Jéricho, qui est, dit-on, un bon terroir à quelques égards ; et, au lieu de prendre cette route, il tourne à l’orient, entre Eziongaber et la mer Morte, pays sauvage, stérile, hérissé de montagnes sur lesquelles il ne croît pas un arbuste, et où l’on ne trouve point de fontaine, excepté quelques petits puits d’eau salée. Les Cananéens ou Phéniciens, sur le bruit de cette irruption d’un peuple étranger, viennent le battre dans ces déserts vers Cadès-Barné. Comment se laisse-t-il battre à la tête de six cent mille soldats, dans un pays qui ne contient pas aujourd’hui deux ou trois mille habitants ? Au bout de trente-neuf ans il remporte deux victoires ; mais il ne remplit aucun objet de sa légation : lui et son peuple meurent avant que d’avoir mis le pied dans le pays qu’il voulait subjuguer.

 

          Un législateur, selon nos notions communes, doit se faire aimer et craindre ; mais il ne doit pas pousser la sévérité jusqu’à la barbarie : il ne doit pas, au lieu d’infliger par les ministres de la loi quelques supplices aux coupables, faire égorger au hasard une grande partie de sa nation par l’autre.

 

          Se pourrait-il qu’à l’âge de près de six-vingts ans, Moïse, n’étant conduit que par lui-même, eût été si inhumain, si endurci au carnage, qu’il eût commandé aux lévites de massacrer, sans distinction, leurs frères, jusqu’au nombre de vingt-trois mille, pour la prévarication de son propre frère, qui devait plutôt mourir que de faire un veau pour être adoré ? Quoi ! après cette indigne action, son frère est grand pontife, et vingt-trois mille homme sont massacrés !

 

          Moïse avait épousé une Madianité, fille de Jéthro, grand prêtre de Madian, dans l’Arabie Pétrée ; Jéthro l’avait comblé de bienfaits ; il lui avait donné son fils pour lui servir de guide dans les déserts : par quelle cruauté opposée à la politique (à ne juger que par nos faibles notions) Moïse aurait-il pu immoler vingt-quatre mille hommes de sa nation, sous prétexte qu’on a trouvé un Juif couché avec une Madianite ? Et comment peut-on dire, après ces étonnantes boucheries, que « Moïse était le plus doux de tous les hommes ? » Avouons qu’humainement parlant, ces horreurs révoltent la raison et la nature. Mais si nous considérons dans Moïse le ministre des desseins et des vengeances de Dieu, tout change alors à nos yeux ; ce n’est point un homme qui agit en homme, c’est l’instrument de la Divinité, à laquelle nous n’avons aucun compte à demander : nous ne devons qu’adorer, et nous taire.

 

          Si Moïse avait institué sa religion de lui-même, comme Zoroastre, Thaut, les premiers brames, Numa, Mahomet, et tant d’autres, nous pourrions lui demander pourquoi il ne s’est pas servi dans sa religion du moyen le plus efficace et le plus utile, pour mettre un frein à la cupidité et au crime ; pourquoi il n’a pas annoncé expressément l’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses après la mort ; dogmes reçus dès longtemps en Egypte, en Phénicie, en Mésopotamie, en Perse, et dans l’Inde. « Vous avez été instruit, lui dirions-nous, dans la sagesse des Egyptiens ; vous êtes législateur, et vous négligez absolument le dogme principal des Egyptiens, le dogme le plus nécessaire aux hommes, croyance si salutaire et si sainte, que vos propres Juifs, tout grossiers qu’ils étaient, l’ont embrassée longtemps après vous ; du moins elle fut adoptée en partie par les esséniens et les pharisiens, au bout de mille années. »

 

          Cette objection accablante contre un législateur ordinaire tombe et perd, comme on voit, toute sa force, quand il s’agit d’une loi donnée par Dieu même, qui, ayant daigné être le roi du peuple juif, le punissait et le récompensait temporellement, et qui ne voulait lui révéler la connaissance de l’immortalité de l’âme, et les supplices éternels de l’enfer, que dans les temps marqués par ses décrets. Presque tout événement purement humain, chez le peuple juif, est le comble de l’horreur ; tout ce qui est divin est au-dessus de nos faibles idées : l’un et l’autre nous réduisent toujours au silence.

 

          Il s’est trouvé des hommes d’une science profonde qui ont poussé le pyrrhonisme de l’histoire jusqu’à douter qu’il y ait eu un Moïse ; sa vie, qui est toute prodigieuse depuis son berceau jusqu’à son sépulcre, leur a paru une imitation des anciennes fables arabes, et particulièrement de celle de l’ancien Bacchus (1). Ils ne savent en quel temps placer Moïse ; le nom même du pharaon, ou roi d’Egypte, sous lequel on le fait vivre, est inconnu. Nul monument, nulles traces ne nous restent du pays dans lequel on le fait voyager. Il leur paraît impossible que Moïse ait gouverné deux ou trois millions d’hommes. Nous sommes bien loin d’adopter ce sentiment téméraire, qui saperait tous les fondements de l’ancienne histoire du peuple juif (2).

 

          Nous n’adhérons pas non plus à l’opinion d’Aben-Esra, de Maimnide, de Nugnès, de l’auteur des Cérémonies judaïques ; quoique le docte Le Clerc, Middleton, les savants connus sous le titre de Théologiens de Hollande, et même le grand Newton, aient fortifié ce sentiment. Ces illustres savants prétendent que ni Moïse ni Josué ne purent écrire les livres qui leur sont attribués : ils disent que leurs histoires et leurs lois auraient été gravées sur la pierre, si en effet elles avaient existé ; que cet art exige des soins prodigieux, et qu’il n’était pas possible de le cultiver dans des déserts. Ils se fondent, comme on peut le voir ailleurs, sur des anticipations, sur des contradictions apparentes. Nous embrassons, contre ces grands hommes, l’opinion commune, qui est celle de la synagogue et de l’Eglise, dont nous reconnaissons l’infaillibilité.

 

          Ce n’est pas que nous osions accuser les Le Clerc, les Middleton, les Newton, d’impiété ; à Dieu ne plaise ! Nous sommes convaincus que si les livres de Moïse et de Josué, et le reste du Pentateuque, ne leur paraissaient pas être de la main de ces héros israélites, ils n’en ont pas été moins persuadés que ces livres sont inspirés. Ils reconnaissent le doigt de Dieu à chaque ligne dans la Genèse, dans Josué, dans Samson, dans Ruth. L’écrivain juif n’a été, pour ainsi dire, que le secrétaire de Dieu ; c’est Dieu qui a tout dicté. Newton sans doute n’a pu penser autrement ; on le sent assez. Dieu nous préserve de ressembler à ces hypocrites pervers qui saisissent tous les prétextes d’accuser tous les grands hommes d’irréligion, comme on les accusait autrefois de magie ! Nous croirions non-seulement agir contre la probité, mais insulter cruellement la religion chrétienne, si nous étions assez abandonnés pour vouloir persuader au public que les plus savants hommes et les plus grands génies de la terre ne sont pas de vrais chrétiens. Plus nous respectons l’Eglise, à laquelle nous sommes soumis, plus nous pensons que cette Eglise tolère les opinions de ces savants vertueux avec la charité qui fait son caractère.

 

 

1 – Voyez ci-devant l’article BACCHUS n° XXVII. (Voltaire.)

2 – Voyez nos notes à l’article MOÏSE, Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Essai sur les mœurs

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