CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 20
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à M. l’abbé Morellet.
8 Octobre 1775.
Non seulement, mon très cher philosophe, vous me rendez de bons offices, mais vous obligez toute une province ; je vous remercie en son nom et au mien ; nous vous devrons, à vous et à madame de Saint-Julien, notre salut et notre liberté.
J’avais écrit positivement à M. de Trudaine que nos états acceptaient ses propositions et ses bienfaits avec la plus grande soumission et la plus vive reconnaissance. Ma lettre portait expressément que, soit qu’on nous donnât le sel au prix de Genève, soit que nous l’achetassions de nos voisins, le bienfait était égal. Nous sommes bien loin de faire aucune condition ; nous nous en sommes toujours remis entièrement à la volonté et à la justice du ministère.
Il est certain que la somme de 40,000 francs que les fermiers-généraux exigent est exorbitante ; la province est hors d’état de la payer ; elle est pauvre, et, qui pis est, accablée de dettes. S’il fallait acheter si chèrement notre liberté, je m’offrirais à payer la plus grande partie de cet impôt que les fermiers-généraux veulent mettre sur nous ; mais ma colonie me ruine. On ne peut à la fois bâtir une ville et payer pour une province.
J’espère que M. de Trudaine, qui connaît mieux que moi l’état du pays de Gex, daignera prendre à son ordinaire les arrangements les plus équitables. Il sait que la ferme-générale ne retire pas à son profit plus de 7,000 francs par an de nos provinces ; nous nous épuiserons pour en donner le double.
Tout cela, mon cher docteur, n’est ni sorbonique ni philosophique ; mais vous êtes encore plus citoyen que théologien ; je m’en rapporte à vous. Je vous embrasse le plus tendrement du monde. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. de Trudaine.
A Ferney, 8 Octobre 1775.
Monsieur, après avoir écrit cette lettre à M. l’abbé Morellet, que je prie de nous protéger auprès de vous, j’ai la confiance de vous demander votre protection à vous-même. Mais comme je ne ferais que vous répéter ce que je dis dans cette lettre, je crains d’abuser de votre temps. Je vous supplie de la lire. Vous verrez que notre province n’a point de conditions à faire, qu’elle attend tout de vos bontés, et qu’elle est pénétrée pour vous de la reconnaissance qu’elle vous doit.
C’est à notre bienfaiteur à nous donner ses ordres. Nous vous les demandons instamment. J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, etc.
à M. le comte d’Argental.
9 Octobre, à neuf heures et demie du matin (1)
Mon cher ange, il n’y a que votre amitié qui puisse me consoler dans les nouveaux tourments que j’essuie. On me mande que j’ai bien sérieusement à me plaindre d’un de mes confrères de l’Académie, et ce confrère est, dit-on, l’archevêque de Toulouse (2). En sauriez-vous quelque chose, et pourriez-vous me dire ce qui en est ?
Je suppose, que vous voyez quelquefois M. de Trudaine. Si cela est vrai, ce serait encore à vous que je m’adresserais pour l’encourager à faire le bien nécessaire qu’il a promis à ma colonie. Il semble qu’il ait refusé d’entendre madame de Saint-Julien, quoiqu’il soit très naturel que la sœur du commandant d’une province sollicite en sa faveur. J’oserais donc vous prier de parler à M. de Trudaine, si vous êtes lié avec lui, et à M. l’archevêque de Toulouse, si vous le rencontrez.
Peut-être madame de Saint-Julien, à qui je viens d’écrire pour les intérêts de la colonie, connaît cet archevêque ; peut-être la place de son mari l’a-t-elle mise à portée de voir ce prélat, qui a, dit-on, beaucoup d’esprit et de lumières. Mais madame de Saint-Julien, en partant de notre petite retraite et ayant daigné se charger de tous nos intérêts avec tant de bonté, a tant de choses à demander, que je crains de la fatiguer encore. Je vous supplie, mon cher ange, de vous unir à elle, soit pour déterminer M. de Trudaine, soit pour savoir ce que pense M. l’archevêque de Toulouse.
Je crains encore que ma demande ne soit indiscrète, et je crains surtout que ma lettre ne parte point et que l’heure de la poste ne soit passée.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Loménie de Brienne. (G.A.)
à M. de La Harpe.
10 Octobre 1775.
Oui, par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté.
Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
BOIL., ép. à Rac.
Voilà votre situation, mon cher ami ; voilà ce que doivent penser tous vos amis de l’Académie. Vous aurez encore quelques malheureux contradicteurs, jusqu’à ce que vous donniez vous-même les prix que vous avez tant de fois remportés. Heureusement votre courage est égal à votre génie. M. d’Alembert a passé par les mêmes épreuves. Je ne sais quel polisson de Saint-Médard l’a appelé Rabsacès et bête puante et voyez, s’il vous plaît, comment l’abbé d’Aubignac, prédicateur ordinaire du roi, a traité Pierre Corneille. Vous m’avouerez que ces exemples sont consolants. Avouez encore que les noms de M. de Malesherbes et de M. Turgot ont un peu plus de poids dans la balance que ceux de vos petits ennemis.
Je m’imagine que vous les oubliez bien, dans vos agréables orgies, avec un homme tel que M. de Vaines, avec MM. d’Alembert, Suard, Saurin, etc. Soyez sûr que vos détracteurs n’approchent pas de la bonne compagnie. Je me flatte que l’hiver prochain la Sibérie et la Perse (1) vous vengeront pleinement des insectes de Paris. Leur bourdonnement ne sera pas entendu parmi les battements de mains. Je suis bien fâché d’être si vieux et si faible. Si je pouvais revenir à l’heureux âge de soixante-dix-ans, avec quel empressement ne ferais-je pas le voyage de Paris pour vous entendre ! Vous allez relever le Théâtre-Français, tombé dans une triste décadence. Il me semble qu’il se forme un nouveau siècle. Les petites persécutions que la littérature essuie encore ne sont qu’un reste de la fange des derniers temps. Elle ne vient point jusqu’à vous, malgré le trépignement de l’envie. Vous vous élevez trop haut :
Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis.
VIRG., égl. V.
Ne pouvant voir la première représentation de Menzicof, j’y enverrai un jeune homme (2) qui aime vos vers passionnément, et qui m’en rapportera des nouvelles. Mais, si l’hiver me tue avant les représentations, je vous prie très instamment de me succéder, et de dire nettement à l’Académie que telle est ma dernière volonté, et que je la prie très humblement d’être mon exécutrice testamentaire.
1 – C’est-à-dire Menzicof et les Barmécides, tragédies de La Harpe. (G.A.)
2 – L’abbé du Vernet. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
10 Octobre 1775.
Celle-ci est la cinquième, madame ; ainsi je présume que vous en avez reçu quatre. Nous avons été honorés de quatre des vôtres.
Je commencerai par vous dire que vos petits embarras sur la maison que M. de Saint-Julien devait acheter pour vous, et sur le testament de feu M. de Gouvernet, ne changeront rien au palais La Tour-du-Pin dans le pré de la Glacière. Tous les arrangements ont été pris avec M. Racle, pour que le corps de la maison soit fini avant l’hiver. Il le sera infailliblement, et on y travaille tous les jours avec ardeur. Les embellissements et les ameublements dépendront ensuite de votre goût, de votre magnificence, et d’une sage économie. Nous nous flattons de revoir dans les beaux jours notre protectrice, notre papillon-philosophe, qui fait cent lieues sur ses ailes légères sans se fatiguer, et qui le lendemain va solliciter nos affaires, même en oubliant les siennes.
Je vous ai mandé, par ma dernière lettre du 8 d’octobre, que j’écrivais à M. le contrôleur général, à M. de Trudaine, à M. l’abbé Morellet, et à M. Dupont. Je leur ai dit bien formellement que nos états s’en rapportent à leurs bontés ; qu’ils ne demandent rien au-delà de ce que le ministère leur accorde ; qu’ils prient seulement M. Turgot et M. de Trudaine de considérer que l’indemnité annuelle de 50,000 francs demandée par la ferme-générale serait une écorcherie dont il n’y a point d’exemple. J’ai fait voir, par un mémoire, que pendant plusieurs années notre petit pays a été à charge aux fermiers-généraux, et que dans les années les plus lucratives ils n’en ont jamais retiré au-delà de 7,000 francs. Je leur en ai offert quinze au nom des états, en nous soumettant d’ailleurs à la décision du ministère. Je l’ai écrit à notre protectrice, je le répète, parce que cela me paraît très nécessaire.
J’écarte surtout la prétendue demande d’acheter le sel de la ferme-générale au prix de Genève, et de prendre une somme sur ce sel pour payer les dettes de la province. Cette idée serait entièrement contraire aux vues de M. Turgot et de M. de Trudaine, qui veulent que la terre paie toutes les dépenses, parce que tous les revenus viennent d’elle.
Enfin, ayant accepté purement et simplement les offres généreuses de M. de Trudaine, et nous soumettant avec reconnaissance à ses décisions, nous avons le plus juste sujet d’espérer un plein succès de l’entreprise protégée par vous.
Je prends la liberté de baiser, très humblement et avec respect, les ailes brillantes du papillon-philosophe. Qu’il ne dédaigne pas les sentiments du vieux hibou qui sera à ses pieds tant qu’il respirera.
à M. Dupont de Nemours.
10 Octobre 1775.
J’ai reçu, monsieur, votre lettre datée du Trembley, 2 d’octobre, et j’ai bien des grâces à vous rendre. Ce sera à vous que notre petite province aura l’obligation d’être la première qui montre à la France qu’on peut contribuer aux besoins de l’Etat, sans passer par les mains de cent employés des fermes-générales. Ce sera sur nous que M. de Sully-Turgot fera l’essai de ses grands principes.
Je ne sais qui a pu imaginer que nous demandions à prendre le sel de la ferme à bas prix, pour en tirer un petit profit qui servirait à payer nos dettes, et qu’on appelle crue.
Il est vrai que ce fut, il y a près de quinze ans, une proposition de nos états ; mais je m’y suis opposé de toutes mes forces dans cette dernière conjoncture ; et nos états s’en remettent absolument aux vues et à la décision de M. le contrôleur général.
Tout ce que M. de Trudaine a bien voulu nous proposer de concert avec lui a été accepté avec la plus respectueuse reconnaissance.
Il ne s’agit donc plus que de fixer la somme annuelle que notre province paiera aux fermes-générales pour leur indemnité.
Il est prouvé, par le relevé de dix années des bureaux qui désolent le pays de Gex, que la ferme a été quelquefois en perte, et que jamais elle n’a retiré plus de 7,000 livres de profit.
MM. les fermiers-généraux demandent aujourd’hui 40 à 50,000 livres annuelles de dédommagement. La province ne les a pas ; et si elle les avait, si elle les donnait, à qui cet argent reviendrait-il ? ce ne serait pas au roi, ce serait aux fermiers. Nous donnerions, nous autres pauvres Suisses, 40 à 50,000 francs à des Parisiens, pour nous avoir vexés jusqu’à présent par une armée de commis ! Il leur est très indifférent que leurs gardes soient au milieu de nos maisons ou sur la frontière. Comment peuvent-ils exiger de nous 50,000 francs que nous n’avons pas, sous prétexte qu’ils se donnent la peine de placer leurs gardes ailleurs ?
Nous avons offert 15,000 francs ; cette somme est le double de ce qu’ils ont gagné dans les années les plus lucratives.
Nous attendons l’ordre de M. le contrôleur général avec la plus grande soumission.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien lui rendre compte de nos sentiments et de notre conduite, et même de lui montrer cette lettre, si vous le jugez à propos.
Quant aux natifs Génevois, bannis de la république depuis l’espèce de guerre civile de Genève, et retirés à Versoix, ils ne sont qu’au nombre de trois ou quatre. Il n’y en a que deux qui travaillent en horlogerie, et qui soient utiles. Un troisième, qui se nomme Bérenger (1), se mêle de littérature, et a eu quelquefois l’honneur de vous écrire. Il a fait une histoire de Genève, dont le conseil de la république a été très irrité.
Le quatrième s’est fait marchand de liqueurs, et ne réussit point dans ce commerce. Ce marchand, étant banni de la république par un arrêt de tous les citoyens assemblés avec défense de mettre les pieds dans Genève sous peine de mort, surprit, il y a quelque temps, un passe-port de M. le commandant de Bourgogne, et entra dans Genève, à la faveur de ce passe-port. M. le commandant l’ayant su, ordonna à M. Fabry, maire de Gex, de retirer le papier que le marchand avait surpris : le Génevois refusa d’obéir. M. Fabry envoya deux gardes de la maréchaussée pour retirer ce passe-port.
Voilà l’état des choses sur cette petite affaire. Vos réflexions sur la demande de ces Génevois sont dignes de votre sagesse.
J’ose féliciter la France et mon petit pays de Gex que M. Turgot soit ministre, et qu’il ait un homme tel que vous auprès de lui.
J’ai l’honneur d’être, avec une tendre et respectueuse reconnaissance, votre, etc.
1 – Né en 1740, mort en 1807. Son Histoire de Genève est de 1772.