CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 19

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à M. le maréchal, duc de Richelieu.

 

1er Octobre 1775.

 

 

          Papillon-philosophe ne passera point l’hiver à Ferney ; elle est à Paris, où elle s’occupe de rendre des services essentiels à la patrie que j’ai choisie, et à la petite colonie que j’ai eu l’insolence et le bonheur de fonder. Soyez sûr, monseigneur, qu’elle vous est très attachée, et que ce papillon est d’ailleurs un très honnête homme, tirant, à la vérité, des coups de fusil merveilleusement, mais essentiel dans la société.

 

          Je n’ai jamais vu tant de simplicité à la fois et tant de vivacité ; il ne lui manque que d’étudier l’algèbre pour ressembler à madame du Châtelet. Je n’ose encore me flatter que vous fassiez ce qu’elle a fait, que vous honoriez notre ville naissante de votre présence. Je n’aurais plus rien à  désirer dans ce monde, que je vais quitter bientôt, malgré toutes vos plaisanteries.

 

          Je vous avouerai que je suis un peu scandalisé du nom de barbouilleurs que vous donnez si libéralement aux deux peintres (1) du maréchal de Catinat ; mais j’ose être un peu de votre avis sur l’orgueilleuse modestie dont parlait madame de Maintenon, et que vous démêlez si bien.

 

          Je suis surtout de votre opinion sur ce ton décisif avec lequel l’un des deux peintres (2) rabaisse Louis XIV et le maréchal de Villars. Vous conviendrez que celui qui a remporté le prix à notre Académie s’est exprimé plus modestement. Si jamais vous pouviez vous résoudre à lire les anciens discours composés pour les prix de cette Académie, vous seriez étonné de la prodigieuse différence qui se trouve entre ces vieilles déclamations et celles qu’on fait aujourd’hui. C’est en cela surtout que notre siècle est supérieur au siècle passé.

 

          J’aurais voulu que M. de Guibert n’eût point immolé le maréchal de Villars au père la Pensée (3). Ce qu’il dit contre le héros de Denain, votre ancien ami et un peu votre modèle, me fait souvenir de M. Folard, qui, dans ses Commentaires sur Polybe, dit : « Le maréchal de Villars, après avoir donné le change aux ennemis, attaqua le corps qui était dans Denain, le fit tout entier prisonnier de guerre, s’empara de Marchiennes, et prit cinq villes en deux mois. Je n’aurais rien fait de tout cela. »

 

          Vous connaissez parfaitement les hommes, mais permettez-moi de vous dire que vous êtes un peu trop difficile sur notre Académie, dont vous êtes le doyen, et dont il n’appartient qu’à vous d’être le soutien et le véritable protecteur. Je vous ouvre mon cœur. J’ai été très affligé, et je le suis encore, que vous ayez un peu gourmandé des hommes libres, qui pensent et qui parlent, qui même ont une grande influence sur l’opinion publique. J’ai été cent fois tenté de vous le dire, il y a deux ans. Je succombe aujourd’hui à la tentation. Je voudrais qu’ils pussent revenir à vous, et se réunir autour de leur chef ; cela ne sera pas difficile.

 

          Pardonnez-moi ma sincérité, en faveur de mon tendre et respectueux attachement. Je pense que tous les gens de lettres auraient dû être à vos pieds comme à ceux de votre grand-oncle, d’autant plus qu’en vérité les gens de lettres d’aujourd’hui ont en général beaucoup plus de lumières que ceux d’autrefois. On a moins de génie que dans le siècle de Louis XIV, moins de vrai talent, moins de grâce et de politesse ; mais on a beaucoup plus de connaissances : notre philosophie n’est pas à mépriser.

 

          Soyez heureux autant que vous méritez de l’être : jouissez de votre gloire, qui ne sera jamais affaiblie par les chicanes odieuses d’un procès auquel vous ne deviez pas vous attendre, et que personne n’aurait jamais pu prévoir.

 

          Conservez vos bontés pour le plus ancien de vos serviteurs, qui mourra en vous aimant et en vous respectant.

 

 

1 – La Harpe et Guilbert. (G.A.)

2 – Guilbert. (G.A.)

3 – Catinat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Favart.

 

A Ferney, 3 Octobre 1775.

 

 

          Vous me pardonnerez, monsieur, de vous remercier si tard. Un radoteur de quatre-vingt-deux ans, qui, des vingt-quatre heures de la journée, en passe vingt-trois à souffrir, n’est pas le maître des moments qu’il voudrait donner à ses devoirs et à ses plaisirs.

 

          Vous avez fait un ouvrage charmant (1), plein de grâces et de délicatesse, sur un canevas dont la toile était un peu grossière. Vous embellissez tout ce que vous touchez. C’est vous qui, le premier, formâtes un spectacle régulier et ingénieux d’un théâtre qui, avant vous, n’était pas fait pour la bonne compagnie. Il est devenu, grâce à vos soins, le charme de tous les honnêtes gens. Je vous avoue que je suis fort fâché de mourir sans avoir joui des plaisirs que vous donnez à tous ceux qui sont dignes d’en avoir. Agréez, monsieur, tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – La Belle Arsène, pièce tirée de la Bégueule, et jouée le 14 août 1775. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

5 Octobre 1775.

 

 

          Mon papillon est un aigle, mon papillon est un phénix, mon papillon a volé à tire d’aile pour faire du bien. La lettre qu’elle daigna m’écrire en arrivant, et celle du 27 de septembre, nous ont remplis d’étonnement, de joie, de reconnaissance, d’attendrissement. Nous sommes à vos pieds, madame, avec toute la colonie et tous les entours.

 

          Figurez-vous que des commis des fermes avaient répandu le bruit que les bontés de M. Turgot pour le petit pays de Gex avaient été grièvement censurées au conseil du roi. Je venais d’écrire à M. Turgot, et de lui exposer mes plaintes, lorsque votre lettre m’a rassuré. Les commis jouent de leur reste. Ils ont en dernier lieu usé de la même générosité qu’ils montrèrent à votre recommandation, lorsqu’ils extorquèrent quinze louis d’or à de pauvres passants dont vous aviez pitié. Il n’y a pas longtemps qu’une femme de mon voisinage, venant d’acheter des langes à Genève, et en ayant enveloppé son enfant, les employés des fermes, sous la conduite d’un nommé Moreau, saisirent ces langes, sous prétexte qu’ils étaient neufs, et maltraitèrent la femme qui leur reprochait, avec des cris et des larmes, d’exposer à la mort son enfant tout nu.

 

          Il n’y a guère de jour qui ne soit parqué par des vexations affreuses sur cette frontière, et on craint encore de se plaindre.

 

          M. de Chabanon, qui était venu nous voir avant le temps où vous avez honoré Ferney de votre présence, fut témoin des insultes que firent ces employés de Saconnay à la supérieure des hospitalières de Saint-Claude, et à trois de ses religieuses, dont ils levèrent les jupes publiquement.

 

          De tels excès suffiraient assurément pour déterminer le ministère à délivrer de ces brigands subalternes le petit pays que vous protégez. La ferme-générale ne retire aucun profit de ces rapines journalières, tout est pour les commis ; ils sont autorisés à voler, et ils usent de leur droit dans toute son étendue. Il n’y a qu’un homme comme M. Turgot qui puisse mettre fin à ces pillages continuels : il n’y a que vous d’assez noble et d’assez courageuse pour lui en représenter toute l’horreur, et pour seconder ses vertus patriotiques. Vous pouvez mettre sous ses yeux, et sous ceux de M. de Trudaine, le tableau fidèle de tout ce que je viens de vous exposer. Vous accélérerez infailliblement l’effet de leurs bontés, et vous mettrez le comble aux vôtres.

 

          Il y a dans la maison de M. Turgot un chevalier Dupont (1), en qui ce digne ministre a de la confiance, et qui la mérite. Il travaille beaucoup avec lui. Si vous pouviez avoir la bonté de le voir, ce serait, je crois, mettre la dernière main à votre ouvrage. Vous êtes notre protectrice, et cette colonie est la vôtre.

 

          Les supérieurs de nos commis leur ont mandé, en dernier lieu, qu’ils pouvaient être tranquilles, qu’il y avait trois provinces qui demandaient la même grâce que nous, et qu’on ne l’accorderait à aucune, parce que les conséquences en seraient trop dangereuses. Je ne sais quelles sont ces provinces : je n’en connais point qui soit, comme la nôtre, entourée de trois Etats étrangers, et séparées de la France par des montagnes presque inaccessibles.

 

          J’oserais encore vous supplier, madame, d’avoir une conversation avec M. de Vaines. Cette affaire, il est vrai, n’est pas de son département ; mais tout est de son ressort, quand il s’agit de faire des choses justes. Je lui écris pour lui dire que vous aurez avec lui un entretien. Cette affaire est si importante, que nous n’avons aucun moyen à négliger, ni aucun instant à perdre. Toutes les autres, dont votre universalité a daigné se charger, doivent laisser passer notre colonie la première, sans préjudice pourtant à celle de M. Racle, car celle-là tient au public ; et quand M. Racle sera payé par le roi, votre colonie sera bien plus florissante. Elle vous donne mille bénédictions, et elle compte sur l’effet de vos promesses, comme sur son Evangile ; car vous savez que ce mot Evangile signifie bonne nouvelle. Agréez, madame, mon tendre respect.

 

 

1 – Dupont de Namours, chevalier de l’ordre de Wasa. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

5 Octobre 1775.

 

 

          Protégez bien Ferney, madame ; car il peut devenir quelque chose de bien joli. Figurez-vous qu’hier le bas de votre maison était illuminé ; que toute votre ville l’était, depuis le fond du jardin du château jusqu’aux défrichements, et jusqu’au grand chemin de Meyrin ; que toutes les troupes étaient sous les armes, et escortaient quatre-cinq carrosses, au bruit du canon. Il y eu un très beau feu d’artifice ; et la journée finit, comme toutes les journées, par un grand souper.

 

          Vous me demanderez pourquoi tout ce tintamarre. C’était, ne vous déplaise, pour M. saint François d’Assise. Et pourquoi tant de fracas pour ce saint ? c’est qu’il est mon patron, et que ce n’était pas ce jour-là la fête de M. saint-Julien, car on en aurait fait davantage pour lui. Saint-François se met toujours aux pieds de saint-Julien.

 

          Nos ennemis continuent toujours d’assurer que notre affaire ne se fera point, que le conseil n’est point de l’avis de M. Turgot, et qu’on n’ira pas changer les usages du royaume pour un petit pays aussi chétif que le nôtre. Je les laisse dire, et je m’en rapporte à vous. Ils crient que M. de Trudaine a déjà voulu une fois tenter ce changement, et n’a pu réussir ; et moi je suis sûr qu’il réussira, quand vous lui aurez parlé.

 

          J’accable de lettres notre protectrice. J’ai tant de plaisir à lui parler du bien qu’elle nous fait, que j’oublie même de lui demander pardon de la vivacité de mes importunités. Elle sait que je suis encore plus occupé d’elle que de ses bienfaits. Elle sait que mon cœur, tout vieux qu’il est, est peut-être encore plus sensible aux grâces que pénétré de reconnaissance. Elle sait combien j’aimerais à lui écrire, quand même je n’aurais point de remerciements à lui faire. Agréez, madame, les respects de votre ville, et surtout les miens.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

6 Octobre (1).

 

 

          Je lis, monsieur, dans les gazettes que les vils ennemis de M. Turgot ont fait un libelle dans lequel vous étiez insulté, et que le roi leur a répondu lui-même, en vous faisant son lecteur. Vous pourrez lui lire les ouvrages de ces messieurs, afin de l’en dégoûter à jamais.

 

          Je vous annonce madame de Saint-Julien, la sœur du commandant de notre province, qui désire avoir un entretien avec vous sur le petit pays de Gex, que M. Turgot a la bonté de vouloir mettre hors de l’esclavage des fermes-générales. Elle vous demandera vos conseils : c’est notre protectrice la plus vive. Je voudrais bien lui servir d’écuyer, lorsqu’elle viendra vous voir ; mais il faut que je finisse mes jours dans ma colonie, moriens reminiscitur Argos. En attendant, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien, quand vous travaillerez avec M. Turgot, lui glisser dans la conversation un petit mot de la reconnaissance dont notre province est pénétrée pour lui. Notre situation entre trois Etats étrangers nous exposait continuellement aux persécutions des commis des fermes. Aucun marchand n’avait osé s’établir dans le pays. Nous sommes encore forcés d’acheter tout à Genève. Il n’y a pas longtemps qu’une femme de mon voisinage, ayant acheté dans cette ville des langes pour son enfant qu’elle tenait dans ses bras, fut arrêtée à un bureau de la ferme : les commis dépouillèrent l’enfant, prirent les langes, le laissèrent tout nu et maltraitèrent la mère. Jugez quelles bénédictions on donnera au ministre qui va nous délivrer d’une telle tyrannie qui dépeuple le pays, sans enrichir les fermiers-généraux ! Conservez vos bontés, monsieur, pour le vieux malade de Ferney, qui vous est tendrement attaché.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

8 Octobre 1775.

 

 

          Notre protectrice me mande, par sa lettre d’un lundi sans date, qu’elle n’a point reçu de lettre de moi, ce qui serait le comble de l’ingratitude. Je ne suis point coupable de ce crime. L’ami Wagnière est témoin qu’il en a écrit trois.

 

          J’envoie aujourd’hui de nouvelles explications à M. le contrôleur général et à M. de Trudaine. J’écris à M. l’abbé Morellet. Je leur renouvelle à tous l’acceptation pure et simple que j’ai faite conjointement avec les états. Je leur réitère l’assurance positive que nous ne demandons rien au-delà de ce qu’on a daigné nous offrir.

 

          La seule difficulté qui reste, mais qui est très grande, est la somme exorbitante de 40,000 livres que les fermiers-généraux demandent. Il est certain qu’il serait impossible à la province, très pauvre et très surchargée, de payer seulement la moitié de cette somme annuelle : c’est ce que j’ai représenté le plus fortement que j’ai pu. Je me flatte que M. Turgot ne souffrira pas une vexation si injuste. Il sait que, dans les années les plus lucratives, jamais les extorsions les plus violentes n’ont pu produire 7,000 francs aux fermiers-généraux. Une armée de pandoures n’oserait pas nous demander une contribution de 40,000 livres.

 

          La nouvelle répandue que M. le contrôleur général avait pitié de notre petite province redouble les persécutions des commis ; elles sont horribles. Nous sommes punis bien cruellement du bien qu’on veut nous faire. Il ne nous reste que l’espérance. M. le contrôleur général est juste et ferme ; notre protectrice est animée et persévérante : nous sommes loin de perdre courage.

 

          Le plan de M. de Trudaine est trop beau pour l’abandonner. Il serait utile à la province et au royaume. Déjà, sur la simple promesse du ministère, nous avons jeté les fondements d’un grand commerce ; nous bâtissons d’amples magasins pour toutes les marchandises des pays méridionaux qui arriveront par Genève. Nous revenons à la vie ; vous ne souffrirez pas qu’on nous tue.

 

          Notre protectrice pourrait-elle engager M. son frère (1) à venir avec elle expliquer toutes ces choses à M. Turgot et à M. de Trudaine ? ne serait-il pas digne de lui de montrer l’intérêt qu’il prend à une province qui est sous ses ordres ?

 

          Vous sentez, madame, combien il est doux de tenir tout de vos bontés et de votre persévérance. Je suis à vos pieds plus que jamais.

 

 

1 – Le marquis de Gouvernet. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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