ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 19

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 19)

 

 

 

 

 

 

 

XXXIV. DES TEMPLES.

 

 

 

 

          On n’eut pas un temple aussitôt qu’on reconnut un Dieu. Les Arabes, les Chaldéens, les Persans, qui révéraient les astres, ne pouvaient guère avoir d’abord des édifices consacrés ; ils n’avaient qu’à regarder le ciel, c’était là leur temple. Celui de Bel, à Babylone, passe pour le plus ancien de tous ; mais ceux de Brama, dans l’Inde, doivent être d’une antiquité plus reculée : au moins les brames le prétendent.

 

          Il est dit dans les annales de la Chine que les premiers empereurs sacrifiaient dans un temple. Celui d’Hercule, à Tyr, ne paraît pas être des plus anciens. Hercule ne fut jamais, chez aucun peuple, qu’une divinité secondaire ; cependant le temple de Tyr est très antérieur à celui de Judée. Hiram en avait un magnifique, lorsque Salomon, aidé par Hiram, bâtit le sien. Hérodote, qui voyagea chez les Tyriens, dit que, de son temps, les archives de Tyr ne donnaient à ce temple que deux mille trois cents ans d’antiquité. L’Egypte était remplie de temples depuis longtemps. Hérodote dit encore qu’il apprit que le temple de Vulcain, à Memphis, avait été bâti par Ménès vers le temps qui répond à trois mille ans avant notre ère ; et il n’est pas à croire que les Egyptiens eussent élevé un temple à Vulcain, avant d’en avoir donné un à Isis, leur principale divinité.

 

          Je ne puis concilier avec les mœurs ordinaires de tous les hommes ce que dit Hérodote au livre second : il prétend que, excepté les Egyptiens et les Grecs, tous les autres peuples avaient coutume de coucher avec les femmes au milieu de leurs temples. Je soupçonne le texte grec d’avoir été corrompu. Les hommes les plus sauvages s’abstiennent de cette action devant des témoins. On ne s’est jamais avisé de caresser sa femme ou sa maîtresse en présence de gens pour qui on a les moindres égards.

 

          Il n’est guère possible que chez tant de nations, qui étaient religieuses jusqu’au plus grand scrupule, tous les temples eussent été des lieux de prostitution. Je crois qu’Hérodote a voulu dire que les prêtres qui habitaient dans l’enceinte qui entourait le temple, pouvaient coucher avec leurs femmes dans cette enceinte qui avait le nom de temple, comme en usaient les prêtres juifs et d’autres ; mais que les prêtres égyptiens, n’habitant point dans l’enceinte, s’abstenaient de toucher à leurs femmes quand ils étaient de garde dans les porches dont le temple était entouré.

 

          Les petits peuples furent très longtemps sans avoir de temples. Ils portaient leurs dieux dans des coffres, dans des tabernacles. Nous avons déjà vu que quand les Juifs habitèrent les déserts, à l’orient du lac Asphaltide, ils portaient le tabernacle du dieu Remphan, du dieu Moloch, du dieu Kium, comme le dit Amos, et comme le répète saint Etienne.

 

          C’est ainsi qu’en usaient toutes les autres petites nations du désert. Cet usage doit être le plus ancien de tous, par la raison qu’il est bien plus aisé d’avoir un coffre que de bâtir un grand édifice.

 

          C’est probablement de ces dieux portatifs que vint la coutume des processions qui se firent chez tous les peuples ; car il semble qu’on ne se serait pas avisé d’ôter un dieu de sa place, dans son temple, pour le promener dans la ville ; et cette violence eût pu paraître un sacrilège, si l’ancien usage de porter son dieu sur un chariot ou sur un brancard n’avait pas été dès longtemps établi.

 

          La plupart des temples furent d’abord des citadelles, dans lesquelles on mettait en sûreté les choses sacrées. Ainsi le palladium était dans la forteresse de Troie ; les boucliers descendus du ciel se gardaient dans le Capitole.

 

          Nous voyons que le temple des Juifs était une maison forte, capable de soutenir un assaut. Il est dit au troisième livre des Rois que l’édifice avait soixante coudées de long et vingt de large ; c’est environ quatre-vingt-dix pieds de long sur trente de face. Il n’y a guère de plus petit édifice public ; mais cette maison étant de pierre, et bâtie sur une montagne, pouvait au moins se défendre d’une surprise ; les fenêtres, qui étaient beaucoup plus étroites au dehors qu’en dedans, ressemblaient à des meurtrières.

 

          Il est dit que les prêtres logeaient dans des appentis de bois adossés à la muraille.

 

          Il est difficile de comprendre les dimensions de cette architecture. Le même livre des Rois nous apprend que, sur les murailles de ce temple, il y avait trois étages de bois ; que le premier avait cinq coudées de large, le second six, et le troisième sept. Ces proportions ne sont pas les nôtres ; ces étages de bois auraient surpris Michel-Ange et Bramante. Quoi qu’il en soit, il faut considérer que ce temple était bâti sur le penchant de la montagne Moria, et que par conséquent il ne pouvait avoir une grande profondeur. Il fallait monter plusieurs degrés pour arriver à la petite esplanade où fut bâti le sanctuaire, long de vingt coudées ; or, un temple dans lequel il faut monter et descendre est un édifice barbare. Il était recommandable par sa sainteté, mais non par son architecture. Il n’était pas nécessaire pour les desseins de Dieu que la ville de Jérusalem fût la plus magnifique des villes, et son peuple le plus puissant des peuples ; il n’était pas nécessaire non plus que son temple surpassât celui des autres nations ; le plus beau des temples est celui où les hommages les plus purs lui sont offerts.

 

          La plupart des commentateurs se sont donné la peine de dessiner cet édifice, chacun à sa manière. Il est à croire qu’aucun de ces dessinateurs n’a jamais bâti de maison (1). On conçoit pourtant que ses murailles qui portaient ces trois étages étant de pierre, on pouvait se défendre un jour ou deux dans cette petite retraite.

 

          Cette espèce de forteresse d’un peuple privé des arts ne tint pas contre Nabusardan, l’un des capitaines du roi de Babylone, que nous nommons Nabuchodonosor.

 

          Le second temple, bâti par Néhémie, fut moins grand et moins somptueux. Le livre d’Esdras nous apprend que les murs de ce nouveau temple n’avaient que trois rangs de pierre brute, et que le reste était de bois : c’était bien plutôt une grange qu’un temple. Mais celui qu’Hérode fit bâtir depuis fut une vraie forteresse. Il fut obligé, comme nous l’apprend Josèphe, de démolir le temple de Néhémie, qu’il appelle le temple d’Aggée. Hérode combla une partie du précipice au bas de la montagne Moria, pour faire une plate-forme appuyée d’un très gros mur sur lequel le temple fut élevé. Près de cet édifice était la tour Antonia, qu’il fortifia encore, de sorte que ce temple était une vraie citadelle.

 

          En effet, les Juifs osèrent s’y défendre contre l’armée de Titus, jusqu’à ce qu’un soldat romain ayant jeté une solive enflammée dans l’intérieur de ce fort, tout prit feu à l’instant : ce qui prouve que les bâtiments, dans l’enceinte du temple, n’étaient que de bois du temps d’Hérode, ainsi que sous Néhémie et sous Salomon.

 

          Ces bâtiments de sapin contredisent un peu cette grande magnificence dont parle l’exagérateur Josèphe. Il dit que Titus, étant entré dans le sanctuaire, l’admira, et avoua que sa richesse passait sa renommée. Il n’y a guère d’apparence qu’un empereur romain, au milieu du carnage, marchant sur des monceaux de morts, s’amusât à considérer avec admiration un édifice de vingt coudées de long, tel qu’était ce sanctuaire, et qu’un homme qui avait vu le Capitole fût surpris de la beauté d’un temple juif. Ce temple était très saint, sans doute ; mais un sanctuaire de vingt coudées de long n’avait pas été bâti par un Vitruve. Les beaux temples étaient ceux d’Ephèse, d’Alexandrie, d’Athènes, d’Olympie, de Rome.

 

          Josèphe, dans sa déclamation contre Apion, dit qu’il ne fallait « qu’un temple aux Juifs, parce qu’il n’y a qu’un Dieu. » Ce raisonnement ne paraît pas concluant ; car si les Juifs avaient eu sept ou huit cents milles de pays, comme tant d’autres peuples, il aurait fallu qu’ils passassent leur vie à voyager pour aller sacrifier dans ce temple chaque année. De ce qu’il n’y a qu’un Dieu, il suit que tous les temples du monde ne doivent être élevés qu’à lui ; mais il ne suit pas que la terre ne doive avoir qu’un temple. La superstition a toujours une mauvaise logique.

 

          D’ailleurs, comment Josèphe peut-il dire qu’il ne fallait qu’un temple aux Juifs, lorsqu’ils avaient, depuis le règne de Ptolémée Philométor, le temple assez connu de l’Onion, à Bubaste en Egypte ?

 

 

1 – Les descriptions du temple faites dans le premier livre des Rois, dans le deuxième livre des  Chroniques, dans Josèphe, et celles risquées par les écrivains modernes diffèrent toutes entre elles. Aussi Munk dit-il avec raison qu’on n’arrivera jamais à se faire une idée juste des proportions architectoniques de l’édifice de Salomon. (G.A.)

 

 

 

 

 

XXXV. DE LA MAGIE.

 

 

 

 

          Qu’est-ce que la magie ? le secret de faire ce que ne peut faire la nature ? c’est la chose impossible : aussi a-t-on cru à la magie dans tous les temps. Le mot est venu des mag, magdim, ou mages de Chaldée. Ils en savaient plus que les autres ; ils recherchaient la cause de la pluie et du beau temps ; et bientôt ils passèrent pour faire le beau temps et la pluie. Ils étaient astronomes ; les plus ignorants et les plus hardis furent astrologues. Un événement arrivait sous la conjonction de deux planètes ; donc ces deux planètes avaient causé cet événement ; et les astrologues étaient les maîtres des planètes. Des imaginations frappées avaient vu en songe leurs amis mourants ou morts ; les magiciens faisaient apparaître les morts.

 

          Ayant connu le cours de la lune, il était tout simple qu’ils la fissent descendre sur la terre. Ils disposaient même de la vie des hommes, soit en faisant des figures de cire, soit en prononçant le nom de Dieu, ou celui du diable. Cl2ment d’Alexandrie, dans ses Stromates, livre premier, dit que, suivant un ancien auteur, Moïse prononça le nom de Ihaho, ou Jeovah, d’une manière si efficace, à l’oreille du roi d’Egypte Phara Nekefr, que ce roi tomba sans connaissance.

 

          Enfin, depuis Jannès et Mambrès, qui étaient les sorciers à brevet de Pharaon, jusqu’à la maréchale d’Ancre, qui fut brûlée à Paris pour avoir tué un coq blanc dans la pleine lune, il n’y a pas eu un seul temps sans sortilèges.

 

          La pythonisse d’Endor qui évoqua l’ombre de Samuel est assez connue ; il est vrai qu’il serait fort étrange que ce mot de Python, qui est grec, eût été connu des Juifs du temps de Saül. Mais la Vulgare seule parle de Python : le texte hébreu se sert du mot ob, que les Septante ont traduit par engastrimuthon (1).

 

          Revenons à la magie. Les Juifs en firent le métier dès qu’ils furent répandus dans le monde. Le sabbat des sorciers en est une preuve parlante, et le bouc avec lequel les sorcières étaient supposées s’accoupler vient de cet ancien commerce que les Juifs eurent avec les boucs dans le désert ; ce qui leur est reproché dans le Lévitique, chapitre XVII.

 

          Il n’y a guère eu parmi nous de procès criminels de sorciers, sans qu’on y ait impliqué quelque Juif.

 

          Les Romains, tout éclairés qu’ils étaient du temps d’Auguste, s’infatuaient encore des sortilèges tout comme nous. Voyez l’églogue (VIII) de Virgile, intitulée Pharmaceutria (vers 69-97-98) :

 

 

Carmina vel cœlo possunt deducere lunam.

 

La voix de l’enchanteur fait descendre la lune.

 

 

 

His ego sæpe lupum fieri et se condere sylvis

Mœrim, sæpe animas imis exire sepulcris.

 

Mœris, devenu loup, se cachait dans les bois :

Du creux de leur tombeau j’ai vu sortir les âmes.

 

 

          On s’étonne que Virgile passe aujourd’hui à Naples pour un sorcier : il n’en faut pas chercher la raison ailleurs que dans cette églogue (2).

 

          Horace reproche à Sagana et à Canidia leurs horribles sortilèges. Les premières têtes de la république furent infectées de ces imaginations funestes. Setus, le fils du grand Pompée, immola un enfant dans un de ces enchantements.

 

          Les philtres pour se faire aimer étaient une magie plus douce ; les Juifs étaient en possession de les vendre aux dames romaines. Ceux de cette nation qui ne pouvaient devenir de riches courtiers faisaient des prophéties ou des philtres.

 

          Toutes ces extravagances, ou ridicules, ou affreuses, se perpétuèrent chez nous, et il n’y a pas un siècle qu’elles sont décréditées. Des missionnaires ont été tout étonnés de trouver ces extravagances au bout du monde ; ils ont plaint les peuples à qui le démon les inspirait. Eh ! mes amis, que ne restiez-vous dans votre patrie ! vous n’y auriez pas trouvé plus de diables, mais vous y auriez trouvé tout autant de sottises.

 

          Vous auriez vu des milliers de misérables assez insensés pour se croire sorciers, et des juges assez imbéciles et assez barbares pour les condamner aux flammes. Vous auriez vu une jurisprudence établie en Europe sur la magie, comme on a des lois sur le larcin et sur le meurtre : jurisprudence fondée sur les décisions des conciles. Ce qu’il y avait de pis, c’est que les peuples, voyant que la magistrature et l’Eglise croyaient à la magie, n’en étaient que plus invinciblement persuadés de son existence : par conséquent, plus on poursuivait les sorciers, plus il s’en formait. D’où venait une erreur si funeste et si générale ? de l’ignorance : et cela prouve que ceux qui détrompent les hommes sont leurs véritables bienfaiteurs.

 

          On a dit que le consentement de tous les hommes était une preuve de la vérité. Quelle preuve ? Tous les peuples ont cru à la magie, à l’astrologie, aux oracles, aux influences de la lune. Il eût fallu dire au moins que le consentement de tous les sages était, non pas une preuve, mais une espèce de probabilité. Et quelle probabilité encore ! Tous les sages ne croyaient-ils pas, avant Copernic, que la terre était immobile au centre du monde ?

 

          Aucun peuple n’est en droit de se moquer d’un autre. Si Rabelais appelle Picatrix mon révérend père en diable, parce qu’on enseignait la magie à Tolède, à Salamanque et à Séville, les Espagnols peuvent reprocher aux Français le nombre prodigieux de leurs sorciers.

 

          La France est peut-être, de tous les pays, celui qui a le plus uni la cruauté et le ridicule. Il n’y a point de tribunal en France qui n’ait fait brûler beaucoup de magiciens. Il y avait dans l’ancienne Rome des fous qui pensaient être sorciers ; mais on ne trouva point de barbares qui les brûlassent.

 

 

1 – L’auteur était trop modeste pour expliquer ici par quel endroit parlait cette sorcière. C’est le même par lequel la pythonisse de Delphes recevait l’esprit divin ; et voilà pourquoi la Vulgate a traduit le mot ob par Python ; elle a voulu ménager la modestie des lecteurs, qu’une traduction littérale aurait pu blesser. (K.)

2 – La légende du nécromancien Virgile ne fut pas moins célèbre au moyen âge que celle du grand enchanteur Faust. Les faits et gestes de Virgile sont racontés dans les Etudes sur Goëthe, de M. X. Marmier. (G.A.)

 

 

 

 

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