CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 18
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte de Schomberg.
19 Septembre 1775 (1).
Je vous crois à présent, monsieur, dans Paris auprès de monseigneur le duc d’Orléans, qui a, dit-on, la fièvre quatre ; c’est un meuble dont on ne se défait pas aisément, et qu’on ne quitte guère que quand il est usé.
Madame de Saint-Julien nous a quittés, et nous a laissé bien des regrets. M. de Montesquiou est reparti pour Chambéry ; ma nièce est restée presque seule et malade ; les beaux jours de Ferney sont finis. Je vous en rends un compte fidèle ; mais je n’ai point d’expression pour vous peindre les sentiments qui nous attachent à vous. Nos troupes font l’exercice tous les jours dans l’espérance de passer encore une fois en revue devant leur brave inspecteur.
J’ai été un peu piqué que M. de Guilbert ne m’ait pas honoré d’un exemplaire de son Eloge du maréchal de Catinat ; j’ai été si charmé de cet ouvrage que je pardonne à l’auteur son indifférence pour moi. Je trouve dans ce discours une grande profondeur d’idées vraies, nobles, fines et sublimes, des morceaux d’éloquence très touchants, une fierté courageuse et l’enthousiasme d’un homme qui aspire en secret à remplacer son héros. Ce sentiment perce à chaque ligne.
Le discours de M. de La Harpe est d’un digne académicien plein d’esprit, d’éloquence et de goût. L’autre est d’un génie guerrier et patriotique. Ces deux ouvrages valent bien le mausolée du maréchal de Saxe. J’avoue que nos discours pour l’Académie, du temps de Louis XIV, n’approchaient pas de ceux qu’on fait aujourd’hui ; c’est l’effet de la vraie philosophie : elle a donné plus de force et plus de vérité à nos esprits.
Je ne fais ici, monsieur, que vous redire ce que vous savez mieux que moi ; c’est à vous qu’il appartient de juger lequel de ces deux portraits du maréchal de Catinat est le plus beau et le plus ressemblant. Vous êtes du métier de ce grand homme : ce n’est pas à moi d’en parler devant vous ; je me borne à vous remercier de votre souvenir, à vous demander, monsieur, la continuation de vos bontés, et à vous présenter mon sincère et tendre respect. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
21 Septembre 1775.
Ce n’est plus à mon papillon-philosophe que j’écris, c’est à ma philosophe bienfaisante, c’est à la protectrice de la colonie et à la mienne. Nos dragons (1), notre corps d’artillerie, sont dans les regrets autant que madame Denis et moi. Je puis me vanter d’être le plus affligé de tous Je joins à la douleur de me voir privé de vous celle de craindre une injustice pour l’ami Racle (2), et de n’être point du tout rassuré sur le sort de ma colonie. J’eus hier une occasion d’écrire à l’intendant, et je lui mandai tout ce que je crus de plus propre à le convaincre et à le toucher en faveur de ce Racle. Il me renverra sans doute à M. de Trudaine, et c’est heureusement nous renvoyer à vous.
Le sort de notre colonie entière, celui de Racle, le bâtiment de la maison Dauphine, tout est entre les mains de notre protectrice. Ce sera elle qui obtiendra qu’on rende justice à Racle, et que le conseil accorde à notre petite province la liberté qu’on nous a promise, et sans laquelle nous ne pouvons exister.
L’abbé Morellet m’avait promis de m’instruire exactement de nos affaires ; mais je n’ai pas reçu un mot de lui sur la demande de nos états ; peut-être est-il à la campagne ; peut-être aussi M. Turgot ne veut-il pas se compromettre avec ses fermiers-généraux, dans un temps où il voit des factions se former contre lui.
M. de Vaines, notre voisin, n’est que médiocrement informé de cette affaire, et ne m’en a rien écrit : si elle était de son département, j’ose présumer qu’elle serait faite. Nous n’avons d’espérance que ma consolatrice. Nous devrons tout à cette éloquence rapide, à la vivacité, à la chaleur qu’elle met dans ses bons offices, au talent singulier qu’elle a d’animer la tiédeur des ministres, et de les intéresser à faire du bien.
Je me doute bien que vous avez plus d’une affaire en arrivant à Paris ; mais je sais aussi que votre universalité suffit à tout. Je demanderais pardon à un autre de lui parler d’affaires dans la première lettre que je lui écris à son retour à Paris ; mais j’ai cru flatter votre grande passion en vous parlant de faire du bien. J’ai satisfait à la mienne en interrogeant Racle sur votre santé, sur vos fatigues, sur la route que vous preniez. Nous ne nous entretenons que de vous dans la colonie ; nous la trouvons déserte ; nous sommes tout étonnés de ne vous plus voir, en trois ou quatre lieux à la fois, courir, monter, descendre, revenir, tantôt en femme, tantôt en homme, ou en oiseau, ou en philosophe, dormant dans un manteau, ou perchant sur une branche.
Je suis retombé dans toutes les langueurs de mon âge, depuis que, pour notre malheur, vous avez trouvé des chevaux à Saint-Genis ; et, si je suis en vie au printemps, ce sera à vous que j’en aurai l’obligation.
P.S. : A propos, madame, vous êtes partie pendant que je dormais. Voilà comme Thésée quitta Ariane ; mais c’est ici Ariane qui s’enfuit. J’ai été bien sot à mon réveil.
Tout l’ermitage auquel vous êtes apparue se met à vos pieds. Vous nous avez donné de beaux jours, que nous n’oublierons jamais. Daignez agréer mon respect et mon regret.
1 – D’Etallonde avait appris l’exercice à des jeunes gens de Ferney qui s’intitulaient, gardes du corps de Voltaire. (G.A.)
2 – L’architecte. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 Septembre 1775.
Mon cher ange, j’ai reçu le 20 votre lettre du 4, et M. le marquis de Montesquiou était déjà retourné à la noce après nous avoir charmés par la bonté de son cœur et par les grâces naturelles de son esprit.
Papillon-philosophe, beaucoup plus philosophe que papillon, part dans l’instant, et vous apportera mon cœur dans un petit billet. Moi je vous envoie cette rapsodie (1), que je tiens de M Laffichard lui-même.
Ne me calomniez point, mon cher ange. Je n’ai point dit qu’Aufresne soit au-dessus de Lekain, mais qu’il aurait pu le surpasser, s’il avait plus travaillé, et s’il avait eu un bon conseil ; mais je tiens M. Turgot supérieur à Colbert et à Sully, s’il continue. Faut-il donc mourir sans vous embrasser ? cela est dur (2).
1 – Le Temps présent, par M. Laffichard. Voyez au SATIRES. (G.A.)
2 – Toutes les éditions donnent ici une lettre à M. de Sacy, laquelle figure encore à la date du 12 octobre, mais avec l’adresse de Doigny du Ponceau. (G.A.)
à M. Marin.
27 Septembre 1775 (1).
Vous croyez donc, monsieur, vous être rapproché de moi, parce que vous en êtes à cent lieues au sud, au lieu d’en être à cent lieues au nord ? Je n’aurai donc le plaisir de vous voir qu’en cas que les neiges ne soient pas encore tombées sur le mont Jura. Vous êtes comme les courtisans, qui semper serviunt tempori.
Je vous avertis que si, en revenant à Paris, vous prenez votre route par Grenoble, Genève, Châlon-sur-Saône, vous abrégez votre voyage de vingt lieues. Il est vrai que c’est par intérêt que je vous donne ce bon avis ; mais vous me le pardonnerez, s’il vous plaît.
Venez soulager un malade et consoler un ami. Nous avons jusqu’ici un bel automne, et d’ailleurs, quand il neige à Ferney, soyez très sûr qu’il neige aussi à Lyon. Vous ne gagneriez rien à me faire une infidélité ; ce ne serait qu’une mauvaise action dont je serais très fâché. J’ai la plus grande envie de causer avec vous, et malheureusement je ne peux guère sortir de mon lit. Vous qui êtes ingambe, ayez le courage de venir.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
1er Octobre 1775.
Vous avez dû, madame, recevoir une grande lettre de moi, le jour même que vous aviez la bonté de m’écrire un billet charmant, qui met l’espérance et la joie dans toute la colonie. Madame Denis et moi, et nos dragons, et notre corps d’artillerie, nous sommes tous à vos pieds. Le petit mot que M. de Fargès vous a dit nous a rendu la vie. Les soldats de l’armée de MM. les fermiers-généraux, et leurs braves officiers, débitaient que les bontés de M. Turgot pour nous avaient été vivement censurées par le conseil, et que nous étions des esclaves du mont Jura. Nous avons été en conséquence plus persécutés que jamais. Je venais même d’écrire à M. Turgot une longue lettre de doléance, lorsque j’ai reçu votre billet de consolation.
Je sais bien qu’il se pourrait faire que M. de Fargès vous eût dit une nouvelle vraie, et que, deux jours après, cette nouvelle se fût trouvée fausse. Les choses changent souvent du pour au contre en peu de temps. L’abbé Morellet même, qui m’a écrit en même temps que vous, ne me dit rien de positif ; cependant vous me rassurez, car c’est sur vous que je fonde le bonheur du reste de ma vie.
Vous êtes comme les déesses et les saintes du temps passé, qui ne parcouraient le monde que pour faire du bien.
Je ne puis croire que le petit désagrément qu’on a fait essuyer à M. de La Harpe (1) ait pu déranger les projets de M. Turgot et de M. de Trudaine sur la colonie que vous protégez. Il me semble qu’au contraire ces deux belles âmes doivent être affermies dans leur dessein de rendre une province heureuse, en attendant qu’ils puissent en faire autant du reste du royaume.
Nous travaillons toujours à force ; nous bâtissons réellement une ville, dans l’espoir que vous viendrez l’embellir quelquefois de votre présence. M. Racle ne s’est point découragé par les difficultés qu’il essuie : il ne doute de rien avec votre protection. Les maisons s’élèvent de tous côtés, les jardins vont se planter ; on prétend que tout sera prêt au milieu du printemps pour vous recevoir. Nos troupes iront au-devant de vous sur la frontière. J’espère bien les accompagner, quoique je n’aie pas trop bon air sous les armes. Nous vous érigerons des trophées dans tous les endroits où les commis avaient leurs bureaux. Nous crierons : Mont-Joye et la Tour-du-Pin ! Daignez toujours agréer, madame, la respectueuse tendresse du vieux malade de Ferney.
1 – En poursuivant le Mercure. (G.A.)
à M. Christin.
1er Octobre 1775.
Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 28 de septembre, et celle de Versailles. J’admire votre courage et celui de vos clients. Je pense comme M. Campi ; mais je vous avoue que je ne suis pas aussi intrépide que lui. Il croit que, si vous en appeliez au conseil, on ordonnerait que le parlement de Besançon rendît compte des motifs de son arrêt, et fît voir qu’il a jugé sur les titres, en conformité des ordres du roi. Mais qui pourrait empêcher alors le parlement de dire : Nous avons jugé sur ces titres mêmes ; on nous a produit vingt reconnaissances de mortaillables ; nous avons vu les signatures de vingt députés des communautés ? Les juges paraîtraient avoir décidé très équitablement, et avoir accompli les ordres du conseil à la lettre.
Il faudrait alors disputer la validité de ces signatures, et ce serait un nouvel abîme dans lequel vous vous plongeriez. Les juges, devenus vos parties, vous traiteraient avec la plus grande rigueur. Vous appesantiriez toutes vos chaînes, au lieu de les briser : voilà ce que je crains.
Je suis très persuadé qu’il n’y a que M. de Malesherbes et M. Turgot capables de seconder vos vues généreuses. Ils ont des amis dignes d’eux, qui leur représenteront l’horreur de la servitude où l’on gémit encore dans un pays qu’on nomme libre. M. de Malesherbes sera animé par l’exemple de son grand-oncle, le président de Lamoignon ; M. Turgot le secondera avec toute la noblesse et la fermeté de son âme ; Louis XVI se fera un devoir d’imiter saint Louis ; c’est ce que j’espère, et c’est ce qu’il faut tenter. Nous y travaillerons très vivement, et nous aurons pour nous tout Paris sans exception. Cela vaut mieux que d’avoir contre nous tout Besançon, en nous présentant sous la triste forme de gens qui plaident contre leurs juges.
Laissez-moi rendre la liberté au petit pays de Gex, avant d’oser tenter de la rendre aux deux Bourgognes. On nous mande de Paris que l’affaire de Gex est consommée, et que nous aurons dans peu les ordres du roi. L’espérance est toujours accompagnée de crainte. Je tremble encore des difficultés que les soixante autres rois de France (1) pourront nous faire. Mais enfin soyez sûr que, si nous réussissons dans cette petite affaire, nous entamerons sur-le-champ la grande. Tout nous assure du succès, avec des ministres tels que MM. Turgot et de Malesherbes, et avec un roi équitable, tel que nous avons le bonheur de l’avoir. Nous engagerons d’abord les amis des ministres à leur parler, avec la plus grande force, en faveur de l’humanité. Je vous prierai de venir faire un tour à Ferney, et nous rédigerons ensemble un mémoire.
Vous pourrez cependant lier une espèce d’instance au conseil, au nom des mainmortables condamnés au parlement de Besançon. Cette instance, qui ne sera point suivie, servira seulement de préparation au grand édit du roi, qui doit déclarer que ses sujets n’appartiennent qu’à lui, et ne sont point esclaves des moines. En un mot, tout nous est favorable : l’exemple de la Sardaigne (2), à qui la France vient de s’unir par trois mariages (3), les sentiments de M. de Malesherbes et de M. Turgot, l’équité et la magnanimité du roi. Je ne crois pas que nous puissions jamais être dans des circonstances plus heureuses.
Consolons-nous, mon cher ami, et espérons.
Nous avons eu à Ferney mademoiselle votre sœur et madame Morel. Nous nous flattons que madame Morel viendra au printemps habiter la ville de Ferney, si elle est libre. C’est une femme qui a autant de courage que vous. Je vous embrasse très tendrement, mon cher ami.
P.S. – Vous souvenez-vous, mon cher ami, du nom de celui qui vous manda de Bar, il y a quelques années, l’aventure du nommé Martin (4), qu’on s’avisa de rouer sur quelques indices qui sont souvent trompeurs, lequel Martin fut quelques jours après reconnu innocent ? Vous souviendriez-vous du bailliage lorrain où se fit cette exécution, et de la date de cette affaire ? Savez-vous où est actuellement celui qui vous en donna des nouvelles ? Il y a un conseiller au parlement de Paris (5), que vous connaissez et qui vous aime, parce qu’il aime la vérité et la justice ; il veut s’informer de tout ce qui concerne ce pauvre Martin, et rendre, s’il se peut, service à cette malheureuse famille. Ne négligeons pas cette occasion, en attendant que nous puissions servir nos mainmortes.
1 – Les fermiers-généraux. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à M. Dupont du 23 février 1776. (G.A.)
3 – Mariage de Marie-Joséphine-Louise de Savoie avec le comte de Provence ; mariage de Marie-Thérèse de Savoie avec le comte d’Artois, et mariage de Marie-Adélaïde-Clothilde-Xavière de France avec le prince de Piémont. (G.A.)
4 – Voyez la Méprise d’Arras. (G.A.)
5 – Hornoy. (G.A.)