CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 17

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 17

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à M. Marin.

 

24 Auguste 1775 (1).

 

 

          Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 17 auguste ou août, comme disent les Welches ; j’en déchiffre une partie avec une extrême difficulté. J’entrevois d’abord, à vos pieds de mouche, que vous n’avez point reçu ma réponse à votre proposition si intéressante de venir vous retirer dans nos déserts, loin des folies et des tracasseries welches. Je vous avais cependant répondu sur-le-champ, à la dernière adresse que vous m’aviez donnée. Je vois que l’on n’a pas les mêmes attentions que l’on avait autrefois. Je prends encore le parti de vous écrire en droiture.

 

          Si vous passez à Ferney, comme vous me le faites espérer, vous y verrez madame de Saint-Julien, que vous connaissez, et que nous appelons le papillon-philosophe ; je vous jure qu’elle est encore plus philosophe que papillon. Madame Denis, qui a été malade à la mort, et qui se porte à présent assez bien, vous fera les honneurs de ma chaumière, et ma vieillesse languissante se ranimera par le plaisir de vous voir et de vous entendre.

 

          Vous m’apprendrez tout ce qui s’est passé dans le monde ; car je ne sais rien ou je ne sais que par à côté. J’ignore absolument l’affaire de M. Mercier (2) dont vous me parlez. J’ignore ce qui se passe sur tous les théâtres, depuis celui de la cour jusqu’à celui de Nicolet. Je bâtis, avec bien de la peine des cellules pour ceux qui veulent habiter notre Thébaïde.

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Vejanius, armis

Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.

 

          Soyez assez philosophe pour passer chez nous. Le vieux rat de campagne sera enchanté de souper librement avec le rat de ville. Mais sachez qu’il faut venir avant le mois d’octobre ; nous sommes actuellement dans le climat de Naples, et nous serions alors dans celui de Sibérie : vous vous trouveriez au milieu de cent lieues carrées de neige, ce qui serait fort désagréable pour un Provençal.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Qui venait de faire représenter la Brouette du vinaigrier. (G.A.)

 

 

 

 

 

AU ROI DE PRUSSE.

 

A Ferney, 27 Auguste 1775 (1).

 

 

          Sire, je mets à vos pieds l’innocence, la sagesse, la bravoure modeste, condamnées par d’infâmes Welches et protégées par le héros de l’Europe. Je ne sais pas quel jour Morival pourra se présenter devant votre majesté, mais je sais que ce jour sera le plus heureux de sa vie. La mienne finira dans la félicité et dans la reconnaissance, puisqu’elle est honorée de vos bontés. Daignez me les continuer, sire, jusqu’à mon dernier moment, et agréez le profond respect, le tendre attachement, l’admiration constante qui attachent le vieillard de Ferney au trône de Potsdam.

 

 

1 – Ce billet, édité par de Cayrol et A. François, devrait être dans la Correspondance avec le roi de Prusse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

28 Auguste 1775.

 

 

          Monsieur, je reçois dans ce moment une lettre très détaillée de M. de Trudaine. Il me semble, par cette lettre, que ce digne ministre se fait fort, conjointement avec M Turgot, d’accorder à la province de Gex encore plus et encore mieux qu’elle ne demandait. Ce sera à vous et à messieurs des états à vous concerter sur ce qu’il vous propose. Je vais faire transcrire sa lettre. Je vous la porterais si mes cruelles maladies me le permettaient. Il est nécessaire que j’aie l’honneur de vous voir ; je crois qu’il n’y a point de temps à perdre, et qu’il faut profiter sans délai des intentions d’un ministre si juste et si respectable. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

31 Auguste 1775.

 

 

          J’apprends, monsieur, que plusieurs personnes à Gex sont effarouchées des bienfaits dont le ministère veut nous combler. C’est probablement faute de savoir encore jusqu’où ses bontés s’étendent ; vous pourrez leur apprendre que M. de Trudaine, dans la lettre dont il m’honore, dit expressément que nous pourrons convenir d’un prix avec MM. les fermiers-généraux pour le sel.

 

          Le grand point, le bienfait très signalé et très inattendu, est que nous soyons débarrassés de cette foule d’employés qui vexent la province, qui remplissent les prisons, et qui interdisent tout commerce.

 

          Dès que nous serons délivrés d’un fléau si funeste, nous profiterons dans l’instant de notre liberté pour faire proposer aux fermiers-généraux de nous livrer du sel au même prix qu’ils le vendent à Genève ; en attendant que nous soyons d’accord avec eux, nous pourrons en acheter à Coppet, et l’avoir à un prix très modique. Nous ne le paierons que 13 livres le quintal. Il est très probable que la protection de M. Turgot et de M. de Trudaine engagera les fermiers-généraux à traiter avec nous, comme avec Genève. Alors il vous sera très aisé de prendre sur la vente de ce même sel une somme assez considérable pour payer les dettes de la province, pour donner une indemnité à la ferme, et pour subvenir à la confection des chemins.

 

          La liberté qu’on daigne nous offrir, et l’abolissement des corvées, sont des bienfaits inestimables pour les villes et pour les campagnes. Nous n’avons que des grâces à rendre ; personne ne le sent plus que vous, et ne le fera mieux sentir. Je m’en rapporte entièrement à votre sagesse, et à votre esprit patriotique. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Morellet.

 

31 Auguste 1775.

 

 

          Mon cher philosophe, je vous dirai d’abord que je suis pénétré de reconnaissance et de joie. M. de Trudaine daigne accorder à notre petite province plus de grâces que je n’avais osé en demander. J’ai vu, par la lettre dont il m’a honoré, qu’il connaît mieux les malheurs et les besoins du pays de Gex que moi-même. Nos états l’ont remercié, et ont souscrit leur soumission à ses ordres. Ils attendent avec impatience l’effet de ses bontés, et la déclaration du roi, afin que son exécution commence au premier d’octobre prochain, qui est la fin de la première année du bail actuel des fermes.

 

          J’use, mon cher ami, de la permission que vous m’avez donnée. Je m’adresse à vous avec nos états, et je vous supplie d’obtenir de M. de Trudaine qu’il daigne nous faire sentir l’effet de ses bontés à cette époque du premier d’octobre, temps auquel nous pourrons nous pourvoir commodément de sel, de tabac, et d’autres denrées nécessaires. Vous aurez doublé le bienfait de M. de Trudaine, en nous prouvant, par les faits, que qui oblige vite oblige deux fois.

 

          Les commis des fermes, ayant déjà entendu parler des bienfaits qu’on nous fait espérer, nous font les plus horribles avanies. Ils jouent de leur reste, et je ne serais pas étonné s’il y avait tôt ou tard du sang répandu.

 

          On n’en répandra pas pour la Diatribe ; mais il me semble que les démarches qu’on a faites sont une insulte à M. Turgot, de la part des mêmes gens qui donnèrent de l’argent, il y a quelques mois, pour ameuter la populace. C’est l’esprit de la Ligue qui voudrait persécuter le duc de Sully. Des fripons ont voulu donner des croquignoles à M. Turgot sur le nez de La Harpe (1).

 

          Madame Denis vous fait les plus sincères compliments. Nous passons les jours à vous regretter. Adieu, protecteur de Ferney, du commerce, de la liberté, et de la raison.

 

 

1 – Le parlement avait sévi contre M. de La Harpe, à l’occasion d’un extrait de la Diatribe à l’auteur des Ephémérides, inséré dans le Mercure. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

31 Auguste 1775.

 

 

          M. de Trudaine, monsieur, a répondu au mémoire que j’eus l’honneur de vous envoyer il y a quelques mois, et que M. le contrôleur-général lui remit. Il daigne nous offrir plus et mieux que notre province ne demandait. Nos états ont sur-le-champ fait leur soumission et leurs remerciements. Je vous prie de vouloir bien lire la copie de la lettre que je viens d’écrire au maire de Gex, subdélégué de l’intendance, et l’un des syndics de nos états.

 

          Les citoyens de notre nouvelle petite ville de Ferney nous donnèrent, ces jours passés, une fête qui ne sentait point son village de province. Des princes et des princesses de l’Empire y assistèrent. Nos Ferneysiens tirèrent à l’arquebuse pour des prix. L’un de ces prix était une médaille d’or gravée à Ferney, portant d’un côté le buste de M. Turgot, et de l’autre ces mots, enfermés dans une couronne d’olivier : Regni tutamen. Madame de Saint-Julien, héroïne de son métier, sœur de M. le marquis de Gouvernet, commandant de Bourgogne, laquelle est en possession de tuer toutes les perdrix du roi, a gagné le prix de l’arquebuse, et porte à son cou la médaille de M. Turgot.

 

          Je vous remercie tendrement, monsieur, de vos lettres du 21 et 25 d’auguste, que les Welches ont appelé août. Il y a encore parmi ces Welches des barbares bien sot et bien ridicules ; puissent de dignes Français comme vous corriger cette détestable engeance !

 

 

 

 

 

à M. le maréchal du de Richelieu.

 

2 Septembre 1775 (1).

 

 

          Ceux qui ont la curiosité d’ouvrir mes lettres sauront donc que je suis un pauvre marchand, qui vous écrit de son comptoir par la voie de Lyon. Vous saurez donc après eux, monseigneur, que papillon philosophe est en effet très philosophe, qu’elle vous est très constamment attachée, qu’elle est aussi indignée que moi des chicanes que vous essuyez dans une affaire qui aurait dû être finie depuis longtemps. Papillon-philosophe connaît très bien son Paris, tout rempli de papillons très éloignés de la philosophie. Elle veut passer les étés dans ma retraite, et ne rester à Paris que les hivers. Elle console ma vieillesse par sa généreuse amitié ; elle a rendu des services essentiels  ma colonie.

 

          Je viens enfin à bout de fonder une assez jolie ville ; il est vrai que c’est en me ruinant ; mais on ne peut se ruiner pour une entreprise plus honnête. Quelques ministres me donnent des secours de toute espèce, excepté d’argent. Je crois qu’il y en a un (2) qui est toujours persuadé que vos anciennes bontés pour moi m’avaient autrefois rendu coupable envers lui. Il est dans cette erreur depuis trente années. Mais on me fait espérer qu’il ne me persécutera pas,  mon âge de quatre-vingt-deux ans, dans la caverne où j’achève mes jours. L’état très douloureux de ma santé ne me permet pas de venir affronter le fracas de Paris, et je prévois que votre procès ne sera pas fini l’hiver prochain.

 

          Je voudrais que vous pussiez aimer votre palais de Richelieu autant que j’aime l’autre que j’habite dans mes déserts. Les éloges du maréchal de Catinat (3) pleuvent de tous côtés ; on le loue surtout d’avoir préféré Saint-Gratien à la cour de Louis XIV. Vous avez eu une vie plus longue et plus brillante que la sienne. Il passa ses derniers jours en philosophe, ce n’est pas un mauvais parti. Serais-je assez heureux pour que vous prissiez un jour le chemin de ma chaumière en allant à Richelieu ? Je n’ose m’en flatter. Il serait beau que le vainqueur de Mahon n’oubliât pas un serviteur qui vous est attaché depuis plus de cinquante ans. Une telle bonté ne peut être désapprouvée par personne. Qui oserait m’envier une consolation si touchante sur le bord de mon tombeau ? Quoi qu’il arrive, conservez-moi un souvenir qu’assurément je mérite.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Maurepas. (G.A.)

3 – Pour le prix de l’Académie française. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron d’Espagnac.

 

A Ferney, 3 Septembre 1775.

 

 

          Le jeune homme (1), monsieur, que vous intitulez bachelier en théologie, me paraît bachelier dans votre grand art de la guerre, et plus fait pour remplir la place du maréchal de Catinat que celle d’un Père de l’Eglise. Il a trop d’esprit et d’imagination pour s’en tenir seulement à la Sorbonne. Je ne puis trop reconnaître la bonté que vous avez eue de m’envoyer son ouvrage. On croirait que l’auteur a fait plusieurs campagnes, et qu’il a passé plus d’un quartier d’hiver à la cour.

 

          Je vous remercie du fond de mon cœur, vous et cet illustre bachelier. Quand je songe que les maréchaux de Catinat et de Saxe ont été immortalisés dans la même maison (2), et que c’est à elle que je dois une lecture si intéressante, je me sens pénétré de reconnaissance autant que de plaisir. J’ai l’honneur d’être avec respect, du maréchal-de-camp et du bachelier, monsieur, le très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – L’abbé d’Espagnac. (G.A.)

2 – Le baron avait fait l’Histoire de Maurice de Saxe, et son fils l’Eloge de Catinat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

3 Septembre 1775.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, est prêt à ressusciter par toutes vos bontés. Mon pays attend celles de M. Turgot sur le rapport de M. de Trudaine ; et on espère bien que, si l’occasion s’en présente, vous direz quelques mots en notre faveur.

 

          Je vous supplie de souffrir que je mette dans mon paquet un billet pour M. de La Harpe. Si mon corps pouvait obéir à mon âme, je ferais le voyage de Paris pour vous remercier.

 

 

 

 

 

 

 

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