ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 13
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ESSAI
SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS
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(Partie 13)
XIX. DE L’ÉGYPTE.
Il me paraît sensible que les Egyptiens, tout antiques qu’ils sont, ne purent être rassemblés en corps, civilisés, policés, industrieux, puissants, que très longtemps après tous les peuples que je viens de passer en revue. La raison en est évidente. L’Egypte, jusqu’au Delta, est resserrée par deux chaînes de rochers, entre lesquels le Nil se précipite, en descendant l’Ethiopie, du midi au septentrion. Il n’y a, des cataractes du Nil, à ses embouchures, en ligne droite, que cent soixante lieues de trois mille pas géométriques ; et la largeur n’est que de dix à quinze et vingt lieues jusqu’au Delta, partie basse de l’Egypte, qui embrasse une étendue de cinquante lieues, d’orient en occident. A la droite du Nil sont les déserts de la Thébaïde ; et à la gauche, les sables inhabitables de la Libye, jusqu’au petit pays où fut bâti le temple d’Ammon.
Les inondations du Nil durent, pendant des siècles, écarter tous les colons d’une terre submergée quatre mois de l’année ; ces eaux croupissantes, s’accumulant continuellement, durent longtemps faire un marais de toute l’Egypte. Il n’en est pas ainsi des bords de l’Euphrate, du Tigre, de l’Indus, du Gange, et d’autres rivières qui se débordent aussi presque chaque année, en été, à la fonte des neiges. Leurs débordements ne sont pas si grands, et les vastes plaines qui les environnent donnent aux cultivateurs toute la liberté de profiter de la fertilité de la terre.
Observons surtout que la peste, ce fléau attaché au genre animal, règne une fois en dix ans au moins en Egypte : elle devait être beaucoup plus destructive quand les eaux du Nil, en croupissant sur la terre, ajoutaient leur infection à cette contagion horrible ; et ainsi la population de l’Egypte dut être très faible pendant bien des siècles.
L’ordre naturel des choses semble donc démontrer invinciblement que l’Egypte fut une des dernières terres habitées. Les Troglodytes, nés dans ces rochers dont le Nil est bordé, furent obligés à des travaux aussi longs que pénibles, pour creuser des canaux qui reçussent le fleuve, pour élever des cabanes et les rehausser de vingt-cinq pieds au-dessus du terrain. C’est là pourtant ce qu’il fallut faire avant de bâtir Thèbes aux prétendues cent portes, avant d’élever Memphis, et de songer à construire des pyramides. Il est bien étrange qu’aucun ancien historien n’ait fait une réflexion si naturelle.
Nous avons déjà observé que, dans le temps où l’on place les voyages d’Abraham, l’Egypte était un puissant royaume. Ses rois avaient déjà bâti quelques-unes de ces pyramides qui étonnent encore les yeux et l’imagination. Les Arabes ont écrit que la plus grande fut élevée par Saurid, plusieurs siècles avant Abraham. On ne sait dans quel temps fut construite la fameuse Thèbes aux cent ports, la ville de Dieu, Diospolis. Il paraît que dans ces temps reculés les grandes villes portaient le nom de ville de Dieu, comme Babylone. Mais qui pourra croire que par chacune des cent portes de cette ville il sortait deux cents chariots armés en guerre et dix mille combattants (1) ? cela ferait vingt mille chariots et un million de soldats ; et, à un soldat pour cinq personnes, ce nombre suppose au moins cinq millions de têtes pour une seule ville, dans un pays qui n’est pas si grand que l’Espagne ou que la France, et qui n’avait pas, selon Diodore de Sicile, plus de trois millions d’habitants, et plus de cent soixante mille soldats pour sa défense. Diodore, au livre premier, dit que l’Egypte était si peuplée, qu’autrefois elle avait eu jusqu’à sept millions d’habitants, et que de son temps elle en avait encore trois millions.
Vous ne croyez pas plus aux conquêtes de Sésostris qu’au million de soldats qui sortent par les cent portes de Thèbes. Ne pensez-vous pas lire l’histoire de Picrocole, quand ceux qui copient Diodore vous disent que le père de Sésostris, fondant ses espérances sur un songe et sur un oracle, destina son fils à subjuguer le monde ; qu’il fit élever à sa cour, dans le métier des armes, tous les enfants nés le même jour que ce fils ; qu’on ne leur donnait à manger qu’après qu’ils avaient couru huit de nos grandes lieues (2) ; enfin, que Sésostris partit avec six cent mille hommes, et vingt-sept mille chars de guerre, pour aller conquérir toute la terre, depuis l’Inde jusqu’aux extrémités du Pont-Euxin, et qu’il subjugua la Mingrélie et la Géorgie, appelées alors la Colchide (3) ? Hérodote ne doute pas que Sésostris n’ait laissé des colonies en Colchide, parce qu’il a vu à Colchos des hommes basanés, avec des cheveux crépus, ressemblant aux Egyptiens. Je croirais bien plutôt que ces espèces de Scythes des bords de la mer Noire et de la mer Caspienne vinrent rançonner les Egyptiens quand ils ravagèrent si longtemps l’Asie avant le règne de Cyrus. Je croirais qu’ils emmenèrent avec eux des esclaves de l’Egypte, ce vrai pays d’esclaves, dont Hérodote put voir ou crut voir les descendants en Colchide. Si les Colchidiens avaient en effet la superstition de se faire circoncire, ils avaient probablement retenu cette coutume d’Egypte ; comme il arriva presque toujours aux peuples du Nord de prendre les rites des nations civilisées qu’ils avaient vaincues (4).
Jamais les Egyptiens, dans les temps connus, ne furent redoutables ; jamais ennemi n’entra chez eux qu’il ne les subjuguât. Les Scythes, commencèrent. Après les Scythes vint Nabuchodonosor, qui conquit l’Egypte sans résistance ; Cyrus n’eut qu’à y envoyer un de ses lieutenants : révoltée sous Cambyse, il ne fallut qu’une campagne pour la soumettre et ce Cambyse eut tant de mépris pour les Egyptiens, qu’il tua leur Dieu Apis en leur présence. Ochus réduisit l’Egypte en province de son royaume. Alexandre, César, Auguste, le calife Omar, conquirent l’Egypte avec une égale facilité. Ces mêmes peuples de Colchos, sous le nom de Mamelucs, revinrent encore s’emparer de l’Egypte du temps des croisades ; enfin Sélim Ier conquit l’Egypte en une seule campagne, comme tous ceux qui s’y étaient présentés ; il n’y a jamais eu que nos seuls croisés qui se soient fait battre par ces Egyptiens, le plus lâche de tous les peuples, comme on l’a remarqué ailleurs ; mais c’est qu’alors les Egyptiens étaient gouvernés par la milice des Mamelucs de Colchos.
Il est vrai qu’un peuple humilié peut avoir été autrefois conquérant ; témoin les Grecs et les Romains. Mais nous sommes plus sûrs de l’ancienne grandeur des Romains et des Grecs que de celle de Sésostris.
Je ne nie pas que celui qu’on appelle Sésostris n’ait pu avoir une guerre heureuse contre quelques Ethiopiens, quelques Arabes, quelques peuples de la Phénicie. Alors, dans le langage des exagérateurs, il aura conquis toute la terre. Il n’y a point de nation subjuguée qui ne prétende en avoir autrefois subjugué d’autres : la vaine gloire d’une ancienne supériorité console de l’humiliation présente.
Hérodote racontait ingénument aux Grecs ce que les Egyptiens lui avaient dit ; mais comment, en ne lui parlant que de prodiges, ne lui dirent-ils rien des fameuses plaies d’Egypte, de ce combat magique entre les sorciers de Pharaon et le ministre du dieu des Juifs, et d’une armée entière engloutie au fond de la mer Rouge sous les eaux, élevées comme des montagnes à droite et à gauche pour laisser passer les Hébreux, lesquelles en retombant, submergèrent les Egyptiens ? C’était assurément le plus grand événement dans l’histoire du monde : comment donc ni Hérodote, ni Manéthon, ni Eratosthène, ni aucun des Grecs si grands amateurs du merveilleux, et toujours en correspondance avec l’Egypte, n’ont-ils point parlé de ces miracles qui devaient occuper la mémoire de toutes les générations ? Je ne fais pas assurément cette réflexion pour infirmer le témoignage des livres hébreux, que je révère comme je dois : je me borne à m’étonner seulement du silence de tous les Egyptiens et de tous les Grecs. Dieu ne voulut pas sans doute qu’une histoire si divine nous fût transmise par aucune main profane.
1 – Voltaire n’a en vue ici que les compilateurs modernes. Homère parle de cent chars qui sortaient de chaque porte de Thèbes ; Diodor en compte deux cents ; et c’est Pomponius Mela qui parle des dix mille combattants. Voyez la Défense de mon oncle, chap. IX (dans les Mélanges, année 1767). (K.)
2 – Quand on réduirait ces huit lieues à six, on ne retrancherait qu’un quart du ridicule.
3 – Nous avons entendu expliquer cette histoire de Sésostris d’une manière très ingénieuse, en la regardant comme une allégorie. Sésostris est le soleil, qui part à la tête de l’armée céleste pour conquérir la terre ; les dix-sept cents enfants, nés le même jour que lui, sont les étoiles : les Egyptiens en devaient connaître à peu près ce nombre. Mais que cette fable soit une allégorie astronomique, ou un conte qui ne signifie rien, il est toujours également ridicule de la regarder comme une histoire. (K.)
4 – Il peut y avoir eu une colonie égyptienne sur les bords du Pont-Euxin, sans que Sésostris soit parti de l’Egypte avec 600 000 combattants pour conquérir la terre. Hérodote pouvait être à la fois un historien fabuleux et un mauvais logicien. (K.)
XX. DE LA LANGUE DES ÉGYPTIENS ET DE LEURS SYMBOLES.
Le langage des Egyptiens n’avait aucun rapport avec celui des nations de l’Asie (1). Vous ne trouvez chez ce peuple ni le mot d’Adoni ou d’Adonaï, ni de Bal ou Baal, termes qui signifient le Seigneur ; ni de Mithra, qui était le soleil chez les Perses ; ni de Melch, qui signifie roi en Syrie ; ni de Shak, qui signifie la même chose chez les Indiens et chez les Persans. Vous voyez, au contraire, que Pharao était le nom égyptien qui répond à roi. Oshireth (Osiris) répondait au Mithra des Persans ; et le mot vulgaire On signifiait le soleil. Les prêtres persans s’appelaient mogh ; ceux des Egyptiens choen, au rapport de la Genèse, chapitre XLVI. Les hiéroglyphes, les caractères alphabétiques d’Egypte que le temps a épargnés, et que nous voyons encore gravés sur les obélisques, n’ont aucun rapport à ceux des autres peuples.
Avant que les hommes eussent inventé les hiéroglyphes, ils avaient indubitablement des signes représentatifs ; car, en effet, qu’ont pu faire les premiers hommes, sinon ce que nous faisons quand nous sommes à leur place ? Qu’un enfant se trouve dans un pays dont il ignore la langue, il parle par signes ; si on ne l’entend pas, pour peu qu’il ait la moindre sagacité, il dessine sur un mur, avec un charbon, les choses dont il a besoin.
On peignit donc d’abord grossièrement ce qu’on voulut faire entendre ; et l’art de dessiner précéda sans doute l’art d’écrire. C’est ainsi que les Mexicains écrivaient ; ils n’avaient pas poussé l’art plus loin. Telle était la méthode de tous les premiers peuples policés. Avec le temps, on inventa les figures symboliques : deux mains entrelacées signifièrent la paix, des flèches représentèrent la guerre, un œil signifia la Divinité, un sceptre marqua la royauté, et des lignes qui joignaient ces figurent exprimèrent des phrases courtes.
Les Chinois inventèrent enfin des caractères pour exprimer chaque mot de leur langue. Mais quel peuple inventa l’alphabet, qui, en mettant sous les yeux les différents sons qu’on peut articuler, donne la facilité de combiner par écrit tous les mots possibles ? Qui put ainsi apprendre aux hommes à graver si aisément leurs pensées ? Je ne répéterai point ici tous les contes des anciens sur cet art qui éternise tous les arts ; je dirai seulement qu’il a fallu bien des siècles pour y arriver.
Les choen, ou prêtres d’Egypte, continuèrent longtemps d’écrire en hiéroglyphes ; ce qui est défendu par le second article de la loi des Hébreux : et quand les peuples d’Egypte eurent des caractères alphabétiques, les choen en prirent de différents qu’ils appelèrent sacrés, afin de mettre toujours une barrière entre eux et le peuple. Les mages, les brames, en usaient de même : tant l’art de se cacher aux hommes a semblé nécessaire pour les gouverner. Non-seulement ces choen avaient des caractères qui n’appartenaient qu’à eux, mais ils avaient encore conservé l’ancienne langue de l’Egypte quand le temps avait changé celle du vulgaire.
Manéthon, cité dans Eusèbe, parle de deux colonnes gravées par Thaut, le premier Hermès, en caractères de la langue sacrée : mais qui sait en quel temps vivait cet ancien Hermès ? Il est très vraisemblable qu’il vivait plus de huit cents ans avant le temps où l’on place Moïse ; car Sanchoniathon dit avoir lu les écrits de Thaut, faits, dit-il, il y a huit cents ans. Or, Sanchoniathon écrivait en Phénicie, pays voisin de la petite contrée cananéenne, mise à feu et à sang par Josué, selon les livres juifs. S’il avait été contemporain de Moïse, ou s’il était venu après lui, il aurait sans doute parlé d’un homme si extraordinaire et de ses prodiges épouvantables ; il aurait rendu témoignage à ce fameux législateur juif, et Eusèbe n’aurait pas manqué de se prévaloir des aveux de Sanchoniathon.
Quoi qu’il en soit, les Egyptiens gardèrent surtout très scrupuleusement leurs premiers symboles. C’est une chose curieuse de voir sur leurs monuments un serpent qui se mord la queue, figurant les douze mois de l’année ; et ces douze mois exprimés chacun par des animaux, qui ne sont pas absolument ceux du zodiaque que nous connaissons. On voit encore les cinq jours ajoutés depuis aux douze mois, sous la forme d’un petit serpent, sur lequel cinq figures sont assises ; c’est un épervier, un homme, un chien, un lion et un ibis. On les voit dessinés dans Kircher, d’après des monuments conservés à Rome. Ainsi, presque tout est symbole et allégorie dans l’antiquité.
1 – On a essayé d’établir des analogies entre le copte qui est l’ancienne langue égyptienne et l’hébreu ; mais M. Renan et presque tous les linguistes n’en persistent pas moins à tenir séparées la langue et la civilisation égyptienne de la langue et de la civilisation dites sémitiques. (G.A.)