CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 8
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M. le maréchal duc de Richelieu.
30 Mars 1775 (1).
On m’a envoyé, monseigneur, deux exemplaires du dernier mémoire de M. le comte de Guines. J’ai répondu ce que je pense ; j’ai dit que le procès qu’on lui suscite est presque aussi absurde que celui que vous essuyez. Notre nation doit rougir de tous ces procès odieux, les uns exécrables, les autres ridicules, qui ont occupé la France depuis dix ou douze ans. J’ai vu dans toutes ces affaires de la démence et de l’horreur : c’est une suite presque non interrompue d’atrocités depuis l’aventure des Calas ; et souvenez-vous combien on avait voulu vous tromper vous-même sur l’assassinat juridique de Calas. En un mot, je n’ai vu en France, pendant les douze dernières années, que des fous et des sauvages : six aventures horribles m’ont passé par les mains.
J’ai vu toutes les pièces des procès de Calas, de Sirven, de Montbailli, du chevalier de La Barre, du comte de Lally, du comte de Morangiés, et d’autres encore ; tout m’a paru absurde. Et quand on songe que toutes ces aventures ont été, avec l’opéra-comique, l’objet de l’attention universelle, il faut avouer que le siècle de Louis XIV valait un peu mieux que le nôtre.
Je n’ai point la dernière requête de madame de Saint-Vincent ; si vous voulez avoir la bonté de me l’envoyer, je vous serai très obligé.
On m’a dit qu’on imprimait à Paris, tous les ans, un recueil des causes célèbres. J’ignore s’il est bien ou mal fait : votre procès y sera sans doute. Il faut que ces discussions soient intéressantes ; il y faut, comme dans une tragédie, une exposition, un nœud et un dénouement.
Je ne suis pas en peine du dénouement de votre pièce. Je crois que votre seul embarras sera d’obtenir la grâce de la coupable. Il est bien triste qu’elle soit la parente de feu madame la duchesse de Richelieu.
Je suis chargé depuis quelque temps d’une affaire beaucoup plus cruelle et plus difficile ; elle m’intéresse et me tourmente, mais moins que la vôtre. Il faut dans cette vie combattre jusqu’au dernier moment. Conservez-moi vos bontés pour quelques malheureux jours que j’ai peut-être encore à vivre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de La Harpe.
31 Mars 1775.
Je ne croyais pas, mon cher successeur, que de Belloy fût mourant, lorsque je l’ai presque associé avec vous ; mais je crois avoir bien fait sentir la prodigieuse différence que je mandais que, de tous les auteurs français de ce temps-ci, vous étiez presque le seul qu’elle entendît couramment, et qu’il y avait deux langues en France, dont l’une était la vôtre, et l’autre était celle du galimatias. Vous voyez bien qu’à la longue le vrai mérite perce, et que le galimatias tombe.
Vous voilà, à la fin, à votre place, malgré la canaille des Fréron, des Clément, et des Sabatier. Vous avez de la gloire et un commencement de fortune. On dira de vous comme à Tibulle :
Gratia, fama, valetudo contingit abunde.
Et mundus victus, non defficiente crumena.
HOR. liv. I, ép. IV.
Connaissez-vous M. de Vaines, premier commis ou chef des bureaux de celui qui pense et qui permet qu’on pense ? Pourriez-vous m’envoyer par lui Menzicof (1), afin que je ne meure pas sans avoir eu cette consolation ? Je vous avertis que mon heure arrive, et que, quand même je serais à l’agonie, je sentirai le mérite de la pièce tout aussi bien que la famille royale. Soyez très sûr que vous ne risquez rien, qu’on vous la renverra sans tarder, et sans abuser de la confidence. C’est une bonne action que vous devez faire il faut avoir pitié des mourants.
Je sais bien qu’il n’y a d’acteurs à la Comédie que Lekain ; mais je sais bien aussi que, si vous faites des vers comme Racine, vous déclamez comme lui. Je me souviendrai toujours du le voici, et de la façon dont vous récitâtes tout le reste.
Pour Corneille, il récitait ses vers comme il les faisait, tantôt ampoulé, tantôt à faire rire.
Vous formerez des acteurs et des actrices ; c’est un point important pour le parterre : cela subjugue.
Le chiffon dont vous me parlez, intitulé Don Pèdre, n’a jamais été fait pour être joué. Il était fait pour une centaine de vers qu’on a retranchés, et pour certaines gens un peu dangereux dont on parlait avec une liberté helvétique. Ce changement gâte tout, énerve tout, et il n’y a pas grand mal. Il y en aurait eu beaucoup si on n’avait pas été obligé, à quatre-vingt et un ans, de sacrifier cette sotte vertu qu’on appelle prudence : le vieillard a mis un bâillon à l’homme de vingt ans.
Allons, courage, mon cher ami ; vous êtes dans la force de votre génie. Je vous dirai toujours :
Macte animo, generose puer ; sic itur ad astra.
VIRG. Æn. IX.
Je n’en peux plus, mais vous me ranimez.
1 – Tragédie qui fut jouée à Fontainebleau en novembre 1775. (G.A.)
à M. Parmentier.
A Ferney, 1er Avril 1775.
J’ai reçu, monsieur, les deux excellents mémoires que vous avez bien voulu m’envoyer, l’un sur les pommes de terre, désiré du gouvernement, l’autre sur les végétaux nourrissants, couronné par l’Académie de Besançon. Si j’ai tardé un peu à vous remercier, c’est que je ne mangerai plus de pommes de terre, dont j’ai fait du pain très savoureux, mêlé avec moitié de farine de froment, et dont j’ai fait manger à mes agriculteurs dans un temps de disette, avec le plus grand succès. Mes quatre-vingt et un ans, surchargés de maladies, ne me permettent pas d’être bien exact à répondre ; je n’en suis pas moins sensible à votre mérite, à l’utilité de vos recherches, et au plaisir que vous m’avez fait. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.
à M. le comte d’Argental.
3 Avril 1775.
Mon cher ange, je commence par vous envoyer une lettre de madame de Luchet, qui vous mettra bien mieux au fait de vos dix mille livres, que je ne pourrais faire.
Vous verrez ensuite comme la calomnie me poursuit jusqu’au dernier de mes jours.
Il y a donc des gens assez barbares pour avoir dit que je me porte bien ! Je suis à peu près comme cette madame de Moncu (1), qui écrivait : « Moncu est un assez vilain trou, mais on se divertit quelquefois dans le voisinage. »
Il est vrai que M. de Florian, qui a une charmante petite maison dans Ferney, donna, il y a quelque temps, un grand souper à madame de Luchet, où elle joua une ou deux scènes de proverbes ; mais assurément je n’y étais pas. Je ne mange plus avec personne ; je ne sors de ma chambre que quand il y a un rayon de soleil. J’attends doucement la mort, et je remercie, comme Epictète, l’Etre des êtres de m’avoir fait jouir pendant quatre-vingt et un ans du beau spectacle de la nature. J’ai abandonné totalement Don Pèdre et Du Guesclin. Je n’avais jamais fait cette tragédie pour être jouée, mais seulement pour y fourrer soixante ou quatre-vingts vers que j’ai ensuite très prudemment retranchés. Il me suffit que ce petit ouvrage ne soit pas méprisé par les gens qui pensent.
A l’égard de notre jeune homme, pour qui vous avez tant de bonté, je voudrais seulement que vous pussiez aller lire, chez M. de Beaumont, la consultation que M. d’Hornoy a dû lui remettre. Il n’y a pas pour une demi-heure de lecture. Vous y verrez des horreurs et des bêtises des prétendus juges d’Abbeville, toutes prouvées légalement, papier sur table ; toutes pires que les abominations du jugement des Calas et des Sirven, et dont on s’est bien donné de garde de laisser échapper un mot dans la procédure, qui non seulement est nulle, mais qui est très punissable. Nous ne voulons sur cela que le sentiment des avocats de Paris, auquel nous joindrons celui des jurisconsultes de l’Europe, depuis Moscou jusqu’à Milan : cela nous suffira. Nous ne voulons ni rester à droite ni demander grâce. Nous avons obtenu la dignité d’aide-de-camp d’un roi qui est le premier général de l’Europe, et le poste de son ingénieur. Il ne convient pas à un homme de cet état de s’avilir pour obtenir en France le droit de jouir un jour d’une légitime de cadet de Normandie, qui ne vaut pas la peine qu’on y pense. Je vous réponds qu’il ne manquera point ; mais la consultation des avocats nous est absolument nécessaire.
Echauffez sur cela, je vous en prie, M. d’Hornoy et M. de Beaumont ; qu’ils écrivent seulement au bas de notre mémoire que, les choses supposées comme nous les avançons, la procédure est nulle, et que nous sommes en droit de demander la révision. Je vais écrire à mon petit gros neveu. Je vous embrasse, mon cher ange, avec l’amitié la plus respectueuse, la plus tendre et la plus vieille.
1 – Montcuq, commune de l’ancien Quercy. (G.A.)
à M. Laus de Boissy.
A Ferney, 14 Avril 1775.
Je vous dois, monsieur, des éloges et des remerciements, et je me serais acquitté de ces deux devoirs plus tôt que je ne fais, si une maladie très dangereuse que ma nièce a essuyée pendant un mois entier dans notre ermitage n’avait pas demandé tous mes soins et tout mon temps. Je sens vivement tout ce que je vous dois. La vieillesse peut ôter les talents, mais elle laisse au cœur la sensibilité.
Je crois que vous avez rendu service à tous les honnêtes gens, en faisant connaître (1) un malhonnête homme qui s’est fait secrétaire d’une cabale infâme d’hypocrites, et qui, après avoir commenté Spinosa, est devenu valet de prêtre pour de l’argent. Votre ouvrage est celui de la vertu qui écrase la friponnerie.
1 – Lettre critique à M. l’abbé Sabatier de Castres. (G.A.)
à M. le chevalier de Chastellux.
14 Avril 1775 (1).
Je ne sais, monsieur, si vous avez été reçu, mais je suis bien sûr que si vous l’avez été, c’est un des plus beaux jours de notre Académie. Vous ne sauriez croire combien je suis fier d’être votre confrère.
Oui, sans doute, j’avais déjà reçu votre première lettre, dans laquelle vous daigniez me parler avec trop de modestie de la justice que le jeune auteur de Don Pèdre vous avait rendue à l’égard du Voyage de la Raison et de la Vérité ; je crois qu’elles termineront leur course dans l’Académie le jour que vous y parlerez.
Madame Denis a été très dangereusement malade dans notre ermitage depuis plus d’un mois ; j’ai craint beaucoup pour elle. Je ne tiens plus à la vie que par l’amitié.
Je ne sais, monsieur, si vous avez vu une épître d’un prétendu chevalier de Morton à M. de Tressan ; j’ai été très affligé que M. de Tressan m’ait pris pour ce Morton. Si la Raison a rencontré M. de Tressan dans ses voyages, elle aurait bien dû lui conseiller de ne pas faire imprimer des choses si dangereuses. Il me semble que quand on met son nom à un ouvrage, on ne doit pas dire si crûment ce que vous avez fait entendre si finement. Nous avons des ennemis qui nous combattent avec des armes trop respectées. Je vous respecte assurément plus qu’eux ; mais je les crains.
Dès que votre discours sera imprimé, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien m’en faire part je mettrai ma félicité particulière à côté de la Félicité publique.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. l’abbé Baudeau.
Le … (1).
Je ne puis assez vous remercier, monsieur, de la bonté que vous avez de me faire envoyer vos Ephémérides. Les vérités utiles y sont si clairement énoncées, que j’y apprends toujours quelque chose, quoique à mon âge on soit d’ordinaire incapable d’apprendre. La liberté du commerce des grains y est traitée comme elle doit l’être ; et cet avantage inestimable serait encore plus grand, si l’Etat avait pu dépenser en canaux de province à province la vingtième partie de ce qu’il nous en a coûté pour deux guerres (2), dont la première fut entièrement inutile, et l’autre funeste. S’il y a jamais eu quelque chose de prouvé, c’est la nécessité d’abolir pour jamais les corvées. Voilà deux services essentiels que M. Turgot veut rendre à la France ; et, en cela, son administration sera très supérieure à celle du grand Colbert. J’ai toujours admiré cet habile ministre de Louis XIV, bien moins pour ce qu’il fit que pour ce qu’il voulut faire ; car vous savez que son plan était d’écarter pour jamais les traitants. La guerre plus brillante que sage de 1672 détruisit toute son économie. Il fallut servir la gloire de Louis XIV, au lieu de servir la France ; il fallut recourir aux emprunts onéreux, au lieu d’imposer un tribut égal et proportionné, comme celui du dixième.
Que la France soit administrée comme l’a été la province de Limoges (3), et alors cette France, sortant de ses ruines, sera le modèle du plus heureux gouvernement.
Je suis bien content, monsieur, de tout ce que vous dites sur les entraves des artistes, sur les maîtrises, sur les jurandes. J’ai sous mes yeux un grand exemple de ce que peut une liberté honnête et modérée en fait de commerce, aussi bien qu’en fait d’agriculture. Il y avait dans le plus bel aspect de l’Europe après Constantinople, mais dans le sol le plus ingrat et le plus malsain, un petit hameau habité par quarante malheureux dévorés d’écrouelles et de pauvreté Un homme, avec un bien honnête, acheta ce territoire affreux, exprès pour le changer. Il commença par faire dessécher des marais empestés ; il défricha ; il fit venir des artistes étrangers de toute espèce, et surtout des horlogers, qui ne connurent ni maîtrise, ni jurande, ni compagnonnage, mais qui travaillèrent avec une industrie merveilleuse, et qui furent en état de donner des ouvrages finis à un tiers meilleur marché qu’on ne les vend à Paris.
M. le duc de Choiseul les protégea avec cette noblesse et cette grandeur qui ont donné tant d’éclat à toute sa conduite.
M. d’Ogny les soutint par des bontés sans lesquelles ils étaient perdus.
M. Turgot, voyant en eux des étrangers devenus Français, et des gens de bien devenus utiles, leur a donné toutes les facilités qui se concilient avec les lois.
Enfin, en peu d’années, un repaire de quarante sauvages est devenu une petite ville opulente, habitée par douze cents personnes utiles, par des physiciens de pratique, par des sages dont l’esprit occupe les mains. Si on les avait assujettis aux lois ridicules inventées pour opprimer les arts, ce lieu serait encore un désert infect, habité par les ours des Alpes et du mont Jura.
Continuez, monsieur, à nous éclairer, à nous encourager, à préparer les matériaux avec lesquels nos ministres élèveront le temple de la félicité publique. J’ai l’honneur d’être avec une reconnaissance respectueuse, monsieur, etc.
1 – Cette lettre parut dans le Mercure. (G.A.)
2 – Les guerres de 1741 et de 1756. (G.A.)
3 – Dont Turgot avait été intendant. (G.A.)