CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 7

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à Madame de Beauharnais.

 

(1).

 

 

          Quoique vous viviez, madame, parmi les Welches, votre esprit sait être raisonnable ; vous avez des talents et des grâces modestes, et avec cela un cœur naïf qui ne damne personne. Il faut bien croire aux miracles et se soumettre à un Dieu ; je ne m’aviserai point de dire auquel ; mais je dirai, madame, que ce Dieu m’a été prouvé trop tard, et que les bontés dont vous m’honorez m’inspirent autant de regrets que de reconnaissance.

 

A quoi peut-on servir sur la fin de sa vie ?

Ah ! croyez-moi, choisissez mieux ;

Toujours un vieil aveugle ennuie :

C’est un aveugle enfant qu’il faut à vos beaux yeux (2).

 

          Fontenelle, lorsque vous ne songiez pas même à naître, s’écriait en voyant une jolie femme : Ah ! si je n’avais que quatre-vingts ans ! Les années d’aujourd’hui pèsent bien plus. Que n’ai-je, moins du comme Titon, le bonheur de les avoir précipitées pour vous ! Je mets aux pieds de la belle muse française l’hommage très respectueux, madame, du vieux malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Jusqu’à ce jour, les éditeurs ont cru que ces vers avaient été adressés à madame de Brionne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 24 Mars 1775 (1).

 

 

          Puisque vous m’avez permis, monsieur, de vous adresser des paquets, en voici un que je mets sous votre protection, en cas que vous en soyez content : c’est un mémoire des syndics des états de Gex pour M. le contrôleur général. Ce ministre daigna le demander, il y a quelques jours, à M Dupuits, lieutenant-colonel, à qui j’ai eu le bonheur de donner mademoiselle Corneille en mariage, et qui est mon voisin dans ces déserts que nous cultivons tous deux.

 

          Peut-être le mémoire est-il un peu long ; mais il deviendra court et n’ennuiera pas quand vous voudrez bien en rendre compte. Peut-être aussi M. Turgot voudra bien le lire lui-même.

 

          Je crains de vous fatiguer d’une longue lettre ; je sais combien vos moments sont précieux. J’ai l’honneur d’être, avec toute la reconnaissance que je dois à vos bontés, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

25 Mars 1775.

 

 

          Vous êtes pair du royaume, monseigneur le maréchal ; et, quoique vous ayez fait le métier de Mars plus que celui de Barthole, vous devez savoir les lieux mieux que moi, supposé qu’il y ait des lois en France, et que tout ne soit pas livré à la chicane et à la fantaisie du moment.

 

          Je conviens que votre affaire est désagréable et importune, mais elle n’est que cela. Il faut être enragé pour feindre de n’être pas convaincu de la vérité de tout ce que votre avocat allègue. Il est vrai qu’il faut trop de contention d’esprit pour démêler ces preuves. La clarté dans les affaires est le premier devoir auquel il faut s’attacher, en quelque genre que ce puisse être.

 

          Au reste, quelque avocat que vous eussiez choisi, il me paraît impossible qu’on rende jamais votre affaire douteuse. Il est démontré qu’on vous a volé, et que, pour vous voler, on a été faussaire.

 

          Je ne vois dans tout cela qu’un seul petit désagrément, c’est la bonté dont madame de Saint-Vincent se vante que vous l’avez honorée en passant, quoiqu’elle ne soit ni assez jeune ni assez jolie pour mériter tant de politesse ; mais cette condescendance que vous avez eue pour elle ne mérite qu’une chanson, et des faussaires voleurs méritent un peu mieux.

 

          Je vous avouerai que tout ce procès me fait moins de peine que votre situation présente ; mais vous avez de la sagesse et de la fermeté, vous connaissez les hommes, vous avez de grandes dignités, de très beaux établissements, et surtout de la gloire, que rien ne pourra vous ôter.

 

          Je suis forcé de m’occuper à présent d’une affaire mille fois plus cruelle et plus affreuse, qui n’a pas la même célébrité que la vôtre, parce qu’elle ne concerne pas des gentilshommes d’un rang aussi élevé que vous ; mais elle est par elle-même ce que je connais de plus flétrissant pour la France, et de plus abominable après la boucherie des chevaliers du Temple, et après la Saint-Barthélemy. Il y a des horreurs qui sont ignorées dans Paris, où l’on ne s’occupe que de frivolités, de mensonges, de calomnies, de tracasseries, et d’opéras-comiques ; tout le reste est étranger aux Parisiens. Si on apprenait à dix heures du matin que la moitié du globe a péri, on irait à cinq heures au spectacle, et on arrangerait un souper.

 

          Vous savez très bien que les hommes ne méritent pas qu’on recherche leur suffrage ; cependant on a la faiblesse de le désirer ce suffrage, qui n’est que du vent. L’essentiel est d’être bien avec soi-même, et de regarder le public comme des chiens qui tantôt nous mordent et tantôt nous lèchent.

 

          Je vous écris toute cette vaine morale de mon lit, où je suis confiné depuis longtemps. Jouissez du bonheur inestimable d’avoir conservé votre santé à soixante-dix-huit ans. Songez à tout ce que vous avez vu mourir autour de vous ; vous êtes en tous sens supérieur aux autres hommes.

 

          Conservez-moi vos bontés pour les deux ou trois minutes que j’ai encore à vivre, c’est-à-dire à souffrir.

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

25 Mars 1775.

 

 

          Vous m’avez écrit, monsieur, des choses bien plaisantes. Je reçois souvent de gros paquets de livres nouveaux ; je les jette dans le feu, et je lis vos lettres pour me consoler. Il me paraît que vous voyez le monde, et que vous le peignez tel qu’il est, c’est-à-dire en ridicule. Je suis bien malade ; mais, si vous voulez que je meure gaiement, faites-moi la grâce de m’écrire lorsque vous trouverez le genre humain bien impertinent, et que vous aurez du loisir pour vous en moquer.

 

          J’ai été sur le point d’aller trouver mes deux confrères, Dupré de Saint-Maur et Châteaubrun. Les préparatifs de ce voyage, qui n’a pas eu lieu, ne m’ont pas permis de vous écrire. J’imagine que je dois à votre lettre le petit répit que j’ai obtenu. Vous avez adouci tous mes maux. J’ai beaucoup d’obligation à M. l’abbé, qui porte votre nom, d’avoir dit :

 

Choiseul est agricole et Voltaire est fermier (1).

 

Il semble, par ce vers, que je sois le fermier de M. le duc de Choiseul. Plût à Dieu que je le fusse ! je lui rendrais bon compte ; je ne le tromperais pas comme quelques-uns peut-être l’ont pu tromper. J’aurais le bonheur de le voir et de l’entendre. Je tiens la condition de son fermier pour une des meilleures de ce monde, et je l’aimerais beaucoup mieux que celle de fermier-général. Vous avez un sort bien supérieur à ces deux fermes : vous êtes son ami, et vous méritez de l’être.

 

          Je vous remercie bien, monsieur, de m’avoir envoyé le dernier mémoire de M. le comte de Guines (2). Il semble que les mémoires signés Tort soient des armes parlantes. Jamais aucun tort ne m’a paru plus évident. J’ai la vanité de croire que Dieu m’avait fait pour être avocat. Je vois que, dans toutes les affaires, il y a un centre, un point principal contre lequel toutes les chicanes doivent échouer. C’est sur ce principe que j’osai me mêler des procès criminels, affreux et absurdes, intentés contre les Calas, les Sirven, Montbailli, contre M. de Morangiés.

 

          Je tiens la cause de M. le maréchal de Richelieu pour infaillible, par le même principe. Je crois même qu’il est impossible à ses ennemis de penser autrement. Je suis persuadé que, si les juges se trompent si souvent, c’est que les formes ne leur permettent guère de peser les probabilités Ils opposent une loi équivoque à une autre loi équivoque, tandis qu’il faudrait opposer raison à raison, et vraisemblance à vraisemblance. Tout procès est un problème ; il faut avoir l’esprit un peu géométrique pour le résoudre.

 

          La mort est un problème aussi, je le résoudrai bientôt ; mais il m’est démontré qu’en attendant je vous serai attaché, monsieur, avec la plus vive reconnaissance.

 

          Vous m’en avez écrit de bonnes ; mais vous qui parlez, avez-vous lu le livre de Necker (3) ? et si vous l’avez lu, l’avez-vous entendu tout courant ?

 

 

1 – Delille avait lu à l’Académie le commencement de l’Homme des champs, poème, où se trouvait ce vers qu’il a effacé depuis. (G.A.)

2 – Ambassadeur de France à Londres. Il était en procès avec son secrétaire Tort ( ?), d’Eon et autres. (G.A.)

3 – Contre la liberté du commerce des blés. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Belowselki.

 

A Ferney, 27 Mars 1775.

 

 

          Monsieur, un vieillard de quatre-vingt et un ans, accablé de maladies cruelles, a senti quelques adoucissements à ses maux, en recevant  la lettre charmante en prose et en vers dont vous l’avez honoré, dans une langue qui n’est point la vôtre, et dans laquelle vous écrivez mieux que tous les jeunes gens de notre cour. Je viendrais vous en remercier à Genève si mes souffrances me le permettaient, et si elles ne me privaient pas de toute société.

 

          J’ai dit tout bas, en lisant vos vers :

 

Dans des climats glacés Ovide vit un jour

Une fille du tendre Orphée ;

D’un beau feu leur âme échauffée

Fit des chansons, des vers, et surtout fit l’amour.

Les dieux bénirent leur tendresse,

Il en naquit un fils orné de leurs talents ;

Vous en êtes issu ; connaissez vos parents,

Et tous vos titres de noblesse.

 

          Agréez, monsieur le prince, le respect du vieillard de Ferney.

 

 

 

 

 

à M. le comte Jean Schowalow.

 

Ferney, par Genève, le 28 Mars 1775.

 

 

          Dessillez donc, monsieur, les yeux de quelques-uns de nos Français, qui ne veulent pas croire qu’un jeune homme (1) du royaume de Russie ait fait l’Epître  Ninon : les charmes de votre conversation ont dû leur apprendre que l’esprit, le goût et les grâces, ne sont point du tout étrangers dans ce pays ; M. votre neveu est accoutumé à plaire en vers, comme vous faites en prose. Nous devons lui être bien obligés de l’extrême honneur qu’il fait à notre langue. Son épître sera un des plus précieux monuments de notre littérature. J’avoue qu’il est bien rare qu’on fasse de tels vers en Russie ; cela n’est pas plus commun qu’à Paris. Le bon est rare partout. Il y a peu de dames en France qui écrivent comme l’impératrice. Elle m’a honoré, il y a peu de temps, d’une lettre charmante (2), où elle se moque plaisamment de M Pougatschef. J’espère que ce Pougatschef est fort loin de faire des vers français. L’empereur de la Chine passe pour être un très grand poète ; mais il n’écrit qu’en chinois. Le roi de Prusse est bien plus honnête ; il fait des vers en notre langue plus que jamais. Il en a fait sur la Pologne qui sont pleins d’esprit et de gaieté. Le temps de nos anciens troubadours reparaît au fond de l’Europe et de l’Asie. Je voudrais que nos monarques d’Occident se piquassent un peu d’émulation ; que le pape, par exemple, fît de jolies chansons sur les jésuites, ou quelque opéra-comique sur les jansénistes  on y courrait comme au Barbier de Séville. Nous vous regrettons, monsieur, tous les jours à Ferney ; nous ne savons point, ni vous non plus peut-être, quand vous retournerez dans votre pays des prodiges. Si j’avais un peu de santé, je viendrais assurément vous faire ma cour sur la route ; mais ma vie n’est qu’un tissu de maux et qu’une agonie continuelle : ma consolation est de songer à vos bontés. Madame Denis vous assure de tous les sentiments que vous êtes accoutumé d’inspirer. La jeune religieuse (3) ne parle que de vous, elle vous idolâtre, elle croit que le climat de Russie est plus doux que celui de Naples. J’ai l’honneur d’être avec le plus tendre respect, monsieur, de votre excellence, le très humble, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – André Schowalow. (G.A.)

2 – Celle du 22 octobre/2 novembre 1774. (G.A.)

3 – Mademoiselle de Varicourt. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

30 Mars 1775.

 

 

          J’ai pu vous dire, madame : J’ai été très mal, je le suis encore :

 

          1°/ Parce que la chose est vraie ;

 

          2°/ Parce que l’expression est très conforme, autant qu’il m’en souvient, à nos décisions académiques. Ce le signifie évidemment : Je suis très mal encore. Ce le signifie toujours la chose dont on vient de parler. C’est comme quand on vous dit : êtes-vous enrhumées, mesdames ? elles doivent répondre : nous le sommes, ou : Nous ne le sommes pas. Il serait ridicule qu’elles répondissent  Nous les sommes, ou : Nous ne les sommes pas.

 

          Ce le est un neutre en cette occasion, comme disent les doctes. Il n’en est pas de même quand on vous demande : Etes-vous les personnes que je vis hier à la comédie du Barbier de Séville, dans la première loge ? Vous devez répondre alors : Nous les sommes, parce que vous devez indiquer ces personnes dont on vous parle.

 

          Etes-vous chrétienne ? Je le suis. Etes-vous la juive qui fut menée hier à l’inquisition ? Je la suis. La raison en est évidente. Etes-vous chrétienne ? Je suis cela. Etes-vous la juive d’hier, etc ? Je suis elle.

 

          Voilà bien du pédantisme, madame ; mais vous me l’avez demandé, et vous ferez de moi tout ce que vous voudrez, excepté de me faire venir à Paris. Mon imagination m’y promène quelquefois, parce que vous y êtes ; mais la raison me dit que je dois achever ma vie à Ferney. Il faut se cacher au monde, quand on a perdu la moitié de son corps et de son âme, et laisser la place à la jeunesse. Il y a et il y aura toujours à Paris beaucoup de jeunes gens qui font et qui feront très poliment des vers ; mais ce n’est pas assez de les faire bons, il leur faut un je ne sais quoi qui force à les retenir par cœur, ou à les relire malgré qu’on en ait, sans quoi cent mille bons vers sont de la peine perdue.

 

          Je suis indigné, depuis quelques années, de la prose de Paris, et surtout de la prose des avocats, qui parlent presque tous comme maître Petit-Jeau. Les factums contre M. de Guines et contre M. de Richelieu m’ont paru le comble de l’absurdité. Celui de M. de Richelieu, était un peu ennuyeux mais au moins il était fort raisonnable.

 

          J’espère que quand mon jeune homme (1) sera obligé d’en faire un, il pourra être assez intéressant ; mais probablement cette pièce de théâtre ne se jouera pas sitôt.

 

          Adieu, madame ; dissipez-vous, soupez, mais surtout digérez, dormez, vivez avec le monde, dont vous ferez toujours le charme. Daignez me conserver toujours un peu d’amitié ; cela console à cent lieues.

 

 

1 – D’Étallonde.

 

 

 

 

 

 

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