ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 12

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 12)

 

 

 

 

 

XVIII. DE LA CHINE.

 

 

 

          Oserons-nous parler des Chinois sans nous en rapporter à leurs propres annales ? elles sont confirmées par le témoignage unanime de nos voyageurs de différentes sectes, jacobins, jésuites, luthériens, calvinistes, anglicans ; tous intéressés à se contredire. Il est évident que l’empire de la Chine était formé il y a plus de quatre mille ans. Ce peuple antique n’entendit jamais parler d’aucune de ces révolutions physiques, de ces inondations, de ces incendies dont la faible mémoire s’était conservée et altérée dans les fables du déluge de Deucalion et de la chute de Phaéton. Le climat de la Chine avait donc été préservé de ces fléaux, comme il le fut toujours de la peste proprement dite, qui a tant de fois ravagé l’Afrique, l’Asie, et l’Europe.

 

          Si quelques annales portent un caractère de certitude, ce sont celles des Chinois, qui ont joint, comme on l’a déjà dit ailleurs, l’histoire du ciel à celle de la terre. Seuls de tous les peuples, ils ont constamment marqué leurs époques par des éclipses, par les conjonctions des planètes ; et nos astronomes, qui ont examiné leurs calculs, ont été étonnés de les trouver presque tous véritables. Les autres nations inventèrent des fables allégoriques ; et les Chinois écrivirent leur histoire, la plume et l’atrolabe à la main, avec une simplicité dont on ne trouve point d’exemple dans le reste de l’Asie.

 

          Chaque règne de leurs empereurs a été écrit par des contemporains ; nulles différentes manières de compter parmi eux ; nulles chronologies qui se contredisent. Nos voyageurs missionnaires rapportent, avec candeur, que lorsqu’ils parlèrent au sage empereur Cam-hi des variations considérables de la chronologie de la Vulgate, des Septante et des Samaritains, Cam-hi leur répondit : « Est-il possible que les livres en qui vous croyez se combattent ? »

 

          Les Chinois écrivaient sur des tablettes légères de bambou, quand les Chaldéens n’écrivaient que sur des briques grossières ; et ils ont même encore de ces anciennes tablettes que leur vernis a préservées de la pourriture : ce sont peut-être les plus anciens monuments du monde. Point d’histoire chez eux avant celle de leurs empereurs ; presque point de fictions, aucun prodige, nul homme inspiré qui se dise demi-dieu, comme chez les Egyptiens et chez les Grecs : dès que ce peuple écrit, il écrit raisonnablement.

 

          Il diffère surtout des autres nations en ce que leur histoire ne fait aucune mention d’un collège de prêtres qui ait jamais influé sur les lois. Les Chinois ne remontent point jusqu’aux temps sauvages où les hommes eurent besoin qu’on les trompât pour les conduire. D’autres peuples commencèrent leur histoire par l’origine du monde : le Zend des Perses, le Shasta et le Veidam des Indiens, Sanchoniathon, Manéthon, enfin, jusqu’à Hésiode, tous remontent à l’origine des choses, à la formation de l’univers. Les Chinois n’ont point eu cette folie ; leur histoire n’est que celle des temps historiques.

 

          C’est ici qu’il faut surtout appliquer notre grand principe, qu’une nation dont les premières chroniques attestent l’existence d’un vaste empire, puissant et sage, doit avoir été rassemblée en corps de peuple pendant des siècles antérieurs. Voilà ce peuple qui, depuis plus de quatre mille ans, écrit journellement ses annales. Encore une fois, n’y aurait-il pas de la démence à ne pas voir que, pour être exercé dans tous les arts qu’exige la société des hommes, et pour en venir non-seulement jusqu’à écrire, mais jusqu’à bien écrire, il avait fallu plus de temps que l’empire chinois n’a duré, en ne comptant que depuis l’empereur Fo-hi jusqu’à nos jours ? Il n’y a point de lettré à la Chine qui doute que les cinq Kings n’aient été écrits deux mille trois cents ans avant notre ère vulgaire. Ce monument précède donc de quatre cents années les premières observations babyloniennes envoyées en Grèce par Callisthène. De bonne foi, sied-il bien à des lettrés de Paris de contester l’antiquité d’un livre chinois regardé comme authentique par tous les tribunaux de la Chine (1) ?

 

          Les premiers rudiments sont, en tout genre, plus lents chez les hommes que les grands progrès. Souvenons-nous toujours que presque personne ne savait écrire il y a cinq cents ans, ni dans le Nord, ni en Allemagne, ni parmi nous. Ces tailles dont se servent encore aujourd’hui nos boulangers étaient nos hiéroglyphes et nos livres de compte. Il n’y avait point d’autre arithmétique pour lever les impôts, et le nom de taille l’atteste encore dans nos campagnes. Nos coutumes capricieuses, qu’on n’a commencé à rédiger par écrit que depuis quatre cent cinquante ans, nous apprennent assez combien l’art d’écrire était rare alors. Il n’y a point de peuple en Europe qui n’ait fait, en dernier lieu, plus de progrès en un demi-siècle dans tous les arts, qu’il n’en avait fait depuis les invasions des Barbares jusqu’au quatorzième siècle.

 

          Je n’examinerai point ici pourquoi les Chinois, parvenus à connaître et à pratiquer tout ce qui est utile à la société, n’ont pas été aussi loin que nous allons aujourd’hui dans les sciences. Ils sont aussi mauvais physiciens, je l’avoue, que nous l’étions il y a deux cents ans, et que les Grecs et les Romains l’ont été ; mais ils ont perfectionné la morale, qui est la première des sciences.

 

          Leur vaste et populeux empire était déjà gouverné comme une famille dont le monarque était le père, et dont quarante tribunaux de législation étaient regardés comme les frères aînés, quand nous étions errants en petit nombre dans la forêt des Ardennes.

 

          Leur religion était simple, sage, auguste, libre de toute superstition et de toute barbarie, quand nous n’avions pas même encore des Teutatès, à qui des druides sacrifiaient les enfants de nos ancêtres dans de grandes mannes d’osier.

 

          Les empereurs chinois offraient eux-mêmes au Dieu de l’univers, au Chang-ti, au Tien, au principe de toutes choses, les prémices des récoltes deux fois l’année ; et de quelles récoltes encore ! de ce qu’ils avaient semé de leurs propres mains. Cette coutume s’est soutenue pendant quarante siècles, au milieu même des résolutions et des plus horribles calamités.

 

          Jamais la religion des empereurs et des tribunaux ne fut déshonorée par des impostures, jamais troublée par les querelles du sacerdoce et de l’empire, jamais charge d’innovations absurdes, qui se combattent les unes les autres avec des arguments aussi absurdes qu’elles, et dont la démence a mis à la fin le poignard aux mains des fanatiques, conduits par des factieux. C’est par là surtout que les Chinois l’emportent sur toutes les nations de l’univers.

 

          Leur Confutzée, que nous appelons Confucius, n’imagina ni nouvelles opinions ni nouveaux rites  il ne fit ni l’inspiré ni le prophète : c’était un sage magistrat qui enseignait les anciennes lois. Nous disons quelquefois, et bien mal à propos, la religion de Confucius ; il n’en avait point d’autre que celle de tous les empereurs et de tous les tribunaux, point d’autre que celle des premiers sages. Il ne recommande que la vertu ; il ne prêche aucun mystère. Il dit dans son premier livre que pour apprendre à gouverner il faut passer tous ses jours à se corriger. Dans le second, il prouve que Dieu a gravé lui-même la vertu dans le cœur de l’homme ; il dit que l’homme n’est point né méchant, et qu’il le devient par sa faute. Le troisième est un recueil de maximes pures, où vous ne trouvez rien de bas, et rien d’une allégorie ridicule. Il eut cinq mille disciples ; il pouvait se mettre à la tête d’un parti puissant, et il aima mieux instruire les hommes que de les gouverner.

 

          On s’est élevé avec force, dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (chap. II), contre la témérité que nous avons eue, au bout de l’Occident, de vouloir juger de cette cour orientale, et de lui attribuer l’athéisme. Par quelle fureur, en effet, quelques-uns d’entre nous ont-ils pu appeler athée un empire dont presque toutes les lois sont fondées sur la connaissance d’un Etre suprême, rémunérateur et vengeur ? Les inscriptions de leurs temples, dont nous avons des copies authentiques, sont (2) : « Au premier principe, sans commencement et sans fin. Il a tout fait, il gouverne tout. Il est infiniment bon, infiniment juste ; il éclaire, il soutient, il règle toute la nature. »

 

          On a reproché, en Europe, aux jésuites qu’on n’aimait pas, de flatter les athées de la Chine. Un Français appelé Maigrot, nommé par un pape évêque in partibus de Conon à la Chine, fut député par ce même pape pour aller juger le procès sur les lieux. Ce Maigrot ne savait pas un mot de chinois ; cependant il traita Confucius d’athée, sur ces paroles de ce grand homme : Le ciel m’a donné la vertu, l’homme ne peut me nuire. Le plus grand de nos saints n’a jamais débité de maxime plus céleste. Si Confucius était athée, Caton et le chancelier de L’Hospital l’étaient aussi.

 

          Répétons ici, pour faire rougir la calomnie, que les mêmes hommes qui soutenaient contre Bayle qu’une société d’athées était impossible, avançaient en même temps que le plus ancien gouvernement de la terre était une société d’athées. Nous ne pouvons trop nous faire honte de nos contradictions.

 

          Répétons encore que les lettrés chinois, adorateurs d’un seul Dieu, abandonnèrent le peuple aux superstitions des bonzes. Ils reçurent la secte de Laokium, et celle de Fo, et plusieurs autres. Les magistrats sentirent que le peuple pouvait avoir des religions différentes de celle de l’Etat, comme il a une nourriture plus grossière ; ils souffrirent les bonzes et les continrent. Presque partout ailleurs ceux qui faisaient le métier de bonzes avaient l’autorité principale.

 

          Il est vrai que les lois de la Chine ne parlent point de peines et de récompenses après la mort ; ils n’ont point voulu affirmer ce qu’ils ne savaient pas. Cette différence entre eux et tous les grands peuples policés est très étonnante. La doctrine de l’enfer était utile, et le gouvernement des Chinois ne l’a jamais admise. Ils se contentèrent d’exhorter les hommes à révérer le ciel et à être justes. Ils crurent qu’une police exacte, toujours exercée, ferait plus d’effet que des opinions qui peuvent être combattues, et qu’on craindrait plus la loi toujours présente qu’une loi à venir. Nous parlerons en son temps d’un autre peuple, infiniment moins considérable, qui eut à peu près la même idée, ou plutôt qui n’eut aucune idée, mais qui fut conduit par des voies inconnues aux autres hommes (3).

 

          Résumons ici seulement que l’empire chinois subsistait avec splendeur quand les Chaldéens commençaient le cours de ces dix-neuf cents années d’observations astronomiques envoyées en Grèce par Callisthène. Les brames régnaient alors dans une partie de l’Inde ; les Perses avaient leurs lois ; les Arabes au midi, les Scythes au septentrion, habitaient sous des tentes ; l’Egypte, dont nous allons parler, était un puissant royaume.

 

 

1 – Voyez les lettres du savant jésuite Parennin.

2 – Voyez seulement les estampes gravées dans la collection du jésuite du Halde.

3 – Les Beni-Israël. (G.A.)

 

 

 

Publié dans Essai sur les mœurs

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