CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 6
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à M. Bourgelat.
A Ferney, 18 Mars 1775.
Mes maladies continuelles, monsieur, m’ont empêché de vous remercier plus tôt du mémoire (1) utile et digne de vous, que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Il y a quatre-vingt et un ans que je souffre, et que je vois tout souffrir et mourir autour de moi. Tout faible que je suis, l’agriculture est toujours mon occupation. J’étais étonné qu’avant vous les bêtes à cornes ne fussent que du ressort des bouchers, et que les chevaux n’eussent par leurs Hippocrates que des maréchaux-ferrants. Les vrais secours manquent dans les pays les plus policés. Vous avez seul mis fin à cet opprobre si pernicieux.
Les animaux, nos confrères, méritaient un peu plus de soin, surtout depuis que le Seigneur fit un pacte avec eux, immédiatement après le déluge. Nous les traitons, malgré ce pacte, avec presque autant d’inhumanité que les Russes, les Polonais, et les moines de Franche-Comté, traitent leurs paysans, et que les commis des fermes traitent ceux qui vont acheter une poignée de sel ailleurs que chez eux.
Je voudrais qu’on cherchât des préservatifs contre les maladies contagieuses de nos bestiaux, dans le temps qu’ils sont en bonne santé, afin de les essayer quand ils sont malades. On pourrait alors, sur une centaine de bœufs attaqués, éprouver une douzaine de remèdes différents, et on pourrait raisonnablement espérer que de ces remèdes il y en aurait quelques-uns qui réussiraient.
Il y a, dans le moment présent, une maladie contagieuse en Savoie, à une lieue de chez moi. Mon préservatif est de n’avoir aucune communication avec les pestiférés, de tenir mes bœufs dans la plus grande propreté, dans de vastes écuries bien aérées, et de leur donner des nourritures saines.
La dureté du climat que j’habite, entre quarante lieues de montagnes glacées d’un côté et le mont Jura de l’autre, m’a obligé de prendre pour moi-même des précautions qu’on n’a point en Sibérie. Je me prive de la communication avec l’air extérieur pendant six mois de l’année. Je brûle des parfums dans ma maison et dans mes écuries ; je me fais un climat particulier et c’est par là que je suis parvenu à une assez grande vieillesse, malgré le tempérament le plus faible et les assauts réitérés de la nature.
Le grand malheur des paysans est d’être imbéciles, et un autre malheur est d’être trop négligés : on ne songe à eux que quand la peste les dévaste eux et leurs troupeaux ; mais, pourvu qu’il y ait de jolies filles d’Opéra à Paris, tout va bien. Je vous serai très obligé, monsieur, de vouloir bien me continuer vos bontés quand vous communiquerez au public des connaissances dont il pourra profiter.
1 – Mémoire sur les maladies contagieuses du bétail. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Mars 1775.
Mon cher ange, le vieux malade avertit qu’il y a un paquet d’une nouvelle édition (1), arrivé depuis longtemps par la diligence, ou par la poste, à l’adresse de M. de Thibouville. Il doit l’avoir reçu ou l’envoyer chercher.
Je suis bien vieux, je l’avoue ; mais j’ai plus tôt fait une tragédie que des arrangements pour la faire parvenir à Paris. Il y a quatre éditions de Don Pèdre, dont deux que je ne connais pas. Cela pourrait prouver qu’il y a encore des gens qui aiment les vers passablement faits, et que l’univers entier n’est pas uniquement asservi aux doubles croches.
Le rôle de Léonore plaît à toutes les dames de province ; mais ces dames ne disposent pas des suffrages de Paris. Linguet, dans une de ses feuilles (2), a eu la témérité de comparer la scène de don Pèdre et de Guesclin à celle de Sertorius et de Pompée ; mais on ferait très mal de jouer cette pièce au Tripot de Paris, qu’on appelait autrefois le Théâtre-Français. Il faudrait un Baron et une Lecouvreur avec Lekain. Ce n’est pas là une pièce de spectacle et d’attitude, et vous n’avez précisément que Lekain dans Paris.
L’affaire de mon jeune homme me tient bien davantage au cœur. Je suis très content de la manière dont le roi son maître en use. J’ai découvert des choses affreuses, infâmes, exécrables, qui feront dresser les cheveux à la tête de tous ceux qui ont encore des cheveux. L’aventure des Calas est une légère injustice et une petite méprise pardonnable, en comparaison des manœuvres infernales dont j’ai la preuve en main, et que nous ne produirons qu’avec la discrétion la plus convenable, et une simplicité qui n’offensera aucun magistrat, mais qui touchera tous les cœurs, et surtout ceux comme le vôtre. Je crois que je ne finirai que par prendre le public pour juge. Le jeune homme, qui est une des plus sages têtes que j’aie jamais connues, fera son mémoire lui-même. Il ne parlera point comme les avocats éloquents, qui invoquent une loi et un témoignage, qui apportent des raisons victorieuses, qui parlent de l’ordre moral et politique, et de l’ordre des avocats, et qui l’emportent de beaucoup sur maître Petit-Jean : mais il convaincra tous les esprits par le récit simple de la vérité qui a été jusqu’ici entièrement ignorée. Adieu, mon cher ange ; mon triste état m’empêche de relire ma lettre.
1 – De Don Pèdre. (G.A.)
2 – Journal de politique et de littérature. (G.A.)
à M. de Vaines.
A Ferney, par Lyon, 18 Mars 1775.
Vous me faites, monsieur, un présent qui m’est bien cher. J’avais déjà le portrait de M. Turgot ; mais j’ai fait encadrer celui que je tiens de vos bontés, et je l’ai mis au chevet de mon lit, à cause des vers de M. de La Harpe. Non seulement ces vers sont bons, mais ils sont vrais, ce qui arrive fort rarement à MM. les contrôleurs généraux. J’ai placé cette estampe vis-à-vis de celle de Jean Causeur (1). Ce n’est pas que Jean Causeur vaille M. Turgot mais c’est qu’on l’a gravé à l’âge de cent trente ans. Quoique je me sois confiné au pied des Alpes, entre la Savoie et la Suisse, j’aime encore assez la France pour souhaiter que M. Turgot vive autant que Jean Causeur.
Je vous sais bien bon gré, monsieur, de cultiver les belles-lettres, qui sont d’ordinaire l’opposé de votre administration. L’agriculture, dont je fais profession, n’y est pas si contraire ; mais l’aridité des calculs est presque toujours l’ennemie mortelle de la littérature. Heureux les esprits bien faits, qui touchent à la fois à ces deux bouts !
Je vous remercie de vos bontés. J’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre, etc.
1 – Le centenaire. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
20 Mars 1775.
Je ne vous dirai pas ce que j’ai dit à M. d’Argental. Il y a quatre éditions de Don Pèdre, de ce jeune homme, en quinze jours ; mais Dieu me préserve qu’il y eût une seule représentation ! Je vous répète que, si le seul Lekain peut jouer le rôle de Guesclin, il n’y a jamais eu que mademoiselle Lecouvreur qui pût faire valoir Léonore, et que le seul Baron était fait pour don Pèdre. Vous n’avez au Théâtre-Français que des marionnettes, et dans Paris, que des cabales. Mes anges, mes pauvres anges ! le bon temps est passé : vous avez quarante journaux, et pas un bon ouvrage ; la barbarie est venue à force d’esprit. Que Dieu ait pitié des Welches ! mais aimez toujours le vieux malade, qui vous aime, et plaignez un siècle où l’opéra-comique l’emporte sur Armide et sur Phèdre. Vous vivez au milieu d’une nation égarée, qui est à table depuis quatre-vingts ans, et qui demande sur la fin du repas de mauvaises liqueurs, après avoir bu au premier service d’excellent vin de Bourgogne. Pour le vieux malade, il ne boit plus de de la tisane.
à M. le comte de Tressan.
22 Mars 1775.
Je viens de recevoir, monsieur, l’épître de votre prétendu chevalier de Morton (1), qui est aussi inconnu de moi et de Genève que ses vers, quoique le titre porte, imprimé à Genève. Je vois bien que cette brochure est de quelqu’un qui me fait l’honneur de vouloir imiter mon style, et qui se cache sous ma chétive bannière. C’est un homme cependant qui a beaucoup d’esprit, et même de talent.
Mais comment avez-vous pu imaginer un moment que cette épître fût de moi ? Comment aurais-je pu vous parler des soupers de l’Epicure-Stanislas, qui ne soupait jamais, et qui laissa longtemps sa petite cour sans souper ? Personne, vous le savez, ne ressemblait moins à Epicure. M. le chevalier vous dit que ces soupers pulullaient dans les cours de l’Europe ; car ils pullulaient ne peut se rapporter qu’aux soupers prétendus, à moins que ce mot ne se rapporte à vos vers, dont l’auteur parle plus haut. Si jamais vous rencontrez le chevalier de Morton, dites-lui qu’il faut écrire avec netteté, et bien savoir le français avant de faire des vers dans notre langue. Avertissez-le que ni ses vers ni ses soupers ne pullulent. Persuadez-le bien que des feux follets d’un instinct perverti dont on est fier forment le galimatias le plus absurde.
Que veut dire déchirer l’enveloppe des infiniment petits ? comment dissèque-t-on un amas de fourmis ? qu’est-ce qu’un critique à la toise ? qu’est-ce qu’un homme qui monte un microscope, et qui, le vers suivant, monte sur des tréteaux ? Pouvez-vous supporter ces vers :
En vain au Capitole un pontife ennemi
Sonnerait le tocsin de Saint-Barthélemy.
Louis voulut régner, il ne se trompa guères :
Un prince avec les arts mène un peuple en lisières.
N’avez-vous pas senti l’incorrection qui défigure continuellement cet ouvrage ? Ce n’est qu’un tissu d’idées incohérentes et mal digérées, exprimées souvent en solécismes, ou en termes obscurs pires que des solécismes.
Il y a de beaux vers détachés. On ne peut qu’applaudir à ceux-ci :
Le philosophe est seul, et l’imposteur fit secte.
Il prouva, quoi qu’en dît la Sorbonne offensée,
Que le burin des sens grave en nous la pensée.
Je vois là de l’esprit, de la raison, de l’imagination dans l’expression, et de la clarté, sans laquelle on ne peut jamais bien écrire Mais, monsieur, quelques vers bien frappés ne suffisent pas. Si Boileau n’avait que de ces beautés isolées, il ne serait pas le premier de nos auteurs classiques. Il faut que le fil d’une logique secrète conduise l’auteur à chaque pas ; que toutes les idées soient liées naturellement, et naissent les unes des autres ; qu’il n’y ait pas une seule phrase obscure ; que le mot propre soit toujours employé ; que la rime ne coûte jamais rien au sens, ni le sens à la rime. Et quand on a observé toutes ces règles indispensables, on n’a encore rien fait, si le poème n’a pas cette facilité et cet agrément qui ne se définissent point, et qui frappent le lecteur le plus ignorant, sans qu’il sache pourquoi.
J’ai dit souvent que la meilleurs manière de juger des vers, c’est de les tourner en prose en les débarrassant seulement de la rime ; alors on les voit dans toute leur turpitude.
Les hommes, cher Tressan, sont des machines étranges,
Lorsque, fiers des feux follets d’un instinct perverti,
Ils vont persécutant l’écrivain sans partisans.
Et qui veut réparer les ruines de leur raison.
Sans doute tu les connais, et leurs travers
Ont souvent égayé tes vers du sel d’Aristophane.
Vous découvrez d’un coup d’œil toutes les impropriétés de ces expressions, et l’incohérence des idées ; la rime ne vous fait plus illusion.
Scribendi recte sapere et principium et fons.
HOR., Art. poet.
Examinez, je vous en prie, avec attention ces vers-ci :
Le philosophe est seul, et l’imposteur fait secte.
Aisément à ce trait chacun peut distinguer
Le vrai roi du tyran qui veut nous subjuguer.
Non, ne distinguons rien, nous dira la Sorbonne :
Nous sommes dans l’Etat le seul corps qui raisonne.
Quel rapport, s’il vous plaît, ces vers peuvent-ils avoir les uns aux autres ? quel sens peuvent-ils renfermer ? est-ce le philosophe qui est roi, parce qu’il est seul ? est-ce l’imposteur qui est tyran ? Pourquoi la Sorbonne dit-elle : Ne distinguons rien ? cela est-il clair ? cela est-il net ? Tout vers, toute phrase qui a besoin d’explication, ne mérite pas qu’on l’explique. Un auteur est plein de sa pensée ; il la rime come il peut ; il s’entend, et il croit se faire entendre. Il ne songe pas qu’un mot hors de sa place, ou un mot impropre, peut rendre son discours impertinent, quelque ingénieux qu’il puisse être.
Je réussirais peut-être plus mal que l’auteur, si je vous écrivais une épître en vers ; mais du moins je ne souffrirai pas qu’on m’attribue celle-ci ; et je vous prierai très instamment de publier mon sentiment toutes les fois qu’on vous parlera de cette pièce, supposé qu’on vous en parle jamais.
Enfin, voudriez-vous qu’ayant fait cette satire d’écolier, où tant de gens sont insultés, et où l’Alexandre, le Solon de Berlin, est mis à côté de Vanini, j’eusse été assez bête pour la faire imprimer sous le titre de Genève ? c’eût été la signer, et m’exposer de gaieté de cœur, à mon âge de quatre-vingt et un ans. L’auteur m’expose en effet, et sa manœuvre est bien imprudente, ou bien cruelle.
Passe encore que l’avocat Marchand se soit avisé de faire imprimer mon testament. Je pardonne même aux imbéciles qui ont publié ma profession de foi (2), et qui m’ont fait dire élégamment que je crois en Père, Fils et Saint-Esprit ; mais je ne puis pardonner à votre Morton, qui nous compromet tous deux si mal à propos.
Je pourrais insister sur l’indécence d’imprimer sans votre consentement un ouvrage qui vous est adressé. C’est manquer aux premiers devoirs de la société ; et permettez-moi de vous dire que vous vous êtes manqué à vous-même en répondant à une telle lettre.
L’amitié dont vous voulez m’honorer depuis si longtemps me met en droit de vous dire toutes ces vérités. Mais celle dont je suis le plus certain, c’est que je vous serai attaché pour le reste de ma languissante et trop longue vie avec la tendresse la plus respectueuse.
1 – Epître au comte de Tress., sur ces pestes publiques qu’on appelle philosophes, par le chevalier de Morton. On l’attribuait à Voltaire ; elle est de Cubières-Paimezeaux. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Alembert du 24 mai 1760. (G.A.)