CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 5

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à Madame la marquise du Deffand.

 

27 Février 1775.

 

 

          J’ai été très mal, madame, depuis près d’un mois. Je le suis encore, et je ne sais pas trop comment je suis en vie. Je crois qu’il est arrivé la même chose à Don Pèdre qu’à moi ; cependant je vous en envoie une seconde édition, parce que j’apprends, dans mon lit, qu’il n’y a plus d’exemplaires de la première à Genève. Tout est allé, je crois, à Paris. Vous recevrez probablement l’exemplaire de l’édition nouvelle par M. d’Ogny.

 

          Je vous conseille de ne vous jamais faire lire de vers ; car, outre qu’on en est fort las, ils sont très difficiles à lire. Vous trouverez mieux votre compte avec de la prose. Je vous prie même de lire une note qui se trouve à la fin de la Tactique dans le même recueil. Elle est assez intéressante pour ceux qui n’aiment pas qu’on égorge le genre humain pour de l’argent.

 

          Le nombre infini de maladies qui nous tuent est assez grand, et notre vie est assez courte pour qu’on puisse se passer du fléau de la guerre.

 

          Je finirai bientôt ma carrière au coin de mon feu. Etendez la vôtre, madame, aussi loin que vous le pourrez ; jouissez de tous les plaisirs que votre triste état vous permet. Le mot de plaisir est bien fort, j’aurais dû dire consolations, et même consolations passagères ; car il n’en reste rien, lorsqu’au sortir d’un grand souper on se retrouve avec soi-même, et qu’on passe la nuit à se rappeler en vain ses premiers beaux jours. Tout est vanité, disait l’autre. Eh ! plût à Dieu que tout ne fût que vanité ! mais la plupart du temps tout est souffrance. J’en suis bien fâché  mais rien n’est plus vrai.

 

          Ma lettre est un peu de Jérémie  j’aimerais mieux être Anacréon. Je vous prie de me pardonner mes lamentations, et de croire que le bon homme Jérémie, au milieu de ses montagnes, vous est aussi tendrement attaché que s’il avait le bonheur de vous voir tous les jours. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, par Lyon, 27 Février 1775.

 

 

          Monsieur, M. le marquis de Condorcet m’a mandé que vous êtes, comme M. Turgot, l’ami des lettres, ainsi que de l’ordre dans les finances, et que je pouvais vous présenter ce petit recueil d’un jeune homme, et joindre ce paquet sans craindre d’abuser de vos bontés. Il ajoute que je peux vous demander la permission de vous adresser deux ou trois paquets semblables.

 

          Je suis accoutumé à faire tout ce que M. de Condorcet me prescrit. Ainsi j’espère que vous ne désapprouverez pas mon importunité. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. Naigeon.

 

Ferney, 1er mars 1775 (1).

 

 

          Monsieur, je vous remercie de m’avoir envoyé l’éloge philosophique d’un poète (2).  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

          L’Arioste est au-dessus de tous les poètes par la fécondité prodigieuse de son imagination, par la variété de ses images, par l’intérêt dont il sait animer tant d’aventures qui toutes ont à la fin leur dénouement, enfin par la galanterie, le badinage le ridicule même qu’il a mêlés au sublime avec un art qui semble naturel, et tout cela en quarante mille vers écrits avec autant de pureté que l’Iphigénie de Racine.

 

          Je suis bien loin de croire, monsieur, que vous avez voulu me mortifier en citant des vers du poète Rousseau, mon ennemi et celui de tous les littérateurs de son siècle qui valaient mieux que moi. Il est vrai qu’il disait que je rimais mal, parce que j’ai pensé, dès l’âge de quinze ans, qu’il faut rimer pour les oreilles, et non pour les yeux. Je pourrais lui reprocher de n’avoir jamais rimé pour la raison. Mais la cause de son inimitié venait de ce que je l’ai toujours cru un très malhonnête homme.

 

          Je suis persuadé, monsieur, qu’en citant ces détestables vers d’une ennuyeuse épître à un jésuite, vous n’avez pas voulu m’offenser. Si vous aviez eu ce dessein (ce qui n’est pas possible), je vous l’aurais déjà pardonné en faveur de votre philosophie.

 

          Madame Denis pense comme moi, et est très sensible à votre souvenir.

 

          Le vieux malade de quatre-vingt et un ans est sans rancune, avec toute l’estime que vous méritez, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Il y a ici plusieurs lignes effacées. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Mars 1775.

 

 

          Pardon, mon cher ange ; ce n’est pas ma faute si j’ai tâté un peu de l’agonie aux approches de l’équinoxe, selon ma louable coutume. J’ai été bien sot quand j’ai cru être au moment où je ne vous reverrais plus. Je ne veux pas perdre l’espérance, qui est toujours au fond de ma boite de Pandore.

 

          J’avais fait relier une nouvelle édition de Don Pèdre et compagnie pour M. de Thibouville ; je ne sais plus comment faire pour la lui envoyer. Il y a longtemps qu’elle est toute prête. Est-il possible qu’il n’ait pas un contre-seing de quelque intendant des postes à son service ? Ces pauvres Parisiens ne s’avisent jamais de rien. Je prends le parti de la lui envoyer par la diligence de Lyon, empaillée comme un pâté.

 

          Lekain a mandé qu’il avait une vieille Eriphyle de moi ; c’est une esquisse assez mauvaise de la Sémiramis. Il serait ridicule que ce croquis parût, et il n’est pas moins à craindre qu’il ne paraisse.

 

          Je me flatte que mon cher ange me sauverez de cette petite honte.

 

          Il faut que je vous conte que j’avais envoyé un vaisseau dans l’Inde, avec quelques associés ; le tonnerre est tombé sur notre vaisseau, et a tout fracassé. J’ai, Dieu merci, un anti-tonnerre à Ferney dans mon jardin. Vous savez que cela s’appelle un conducteur ; avec cette précaution on n’a rien à craindre sur terre. C’en serait trop d’avoir à la fois affaire au tonnerre sur la mer des Indes et dans mon parterre : les dévots se moqueraient trop de moi.

 

          Je conseille à Beaumarchais de faire jouer ses Factums, si son Barbier (1) ne réussit pas.

 

          Adieu, mon cher ange ; je n’en peux plus : permettez que je vous embrasse bien tendrement, avec le peu de force qui me reste.

 

 

1 – Joué le 23 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Chastellux.

 

10 Mars 1775.

 

 

          J’apprends, monsieur, que vous faites à M. de Château-brun (1) l’honneur de lui succéder. S’il ne s’était pas pressé de vous céder sa place, je vous aurais demandé la préférence. J’ai été si malade depuis près de deux mois, que j’ai cru que je le gagnerais de vitesse, et alors je me serais recommandé à vos bontés. L’académie me devient plus chère que jamais.

 

          Je ne sais si vous avez reçu, monsieur, une petite édition de cette esquisse de Don Pèdre, qu’un Génevois devait mettre de ma part à vos pieds. S’il ne vous l’a pas remise, voudriez-vous avoir la bonté de me dire comment je pourrais m’y prendre pour vous rendre cet hommage, que mon état très douloureux m’empêche de vous présenter moi-même ? Pardonnez à ma terre épuisée si elle ne porte pas de meilleurs fruits. Rien ne serait plus propre à me rajeunir que de venir vous faire ma cour, de vous entendre à votre réception, et de partager l’honneur que vous nous faites.

 

          S’il est vrai que la Raison ait passé par Paris (2), dans ses petits voyages, elle doit y rester pour vivre avec l’auteur de la Félicité publique. Ce n’est pas une médiocre consolation pour moi de voir mon opinion sur cet ouvrage si bien confirmée. M. de Malesherbes a dit que ce livre était digne de votre grand-père (3) ; et moi j’ai l’insolence de vous dire que votre grand-père, tout votre grand-père qu’il est, en était incapable, malgré son génie et son éloquence. Je pensais, ainsi, lorsque j’ignorais que la Félicité venait de vous Je n’ai jamais changé d’avis, et certainement je n’en changerai pas.

 

          La Raison et la Vérité sa fille se recommandent à vos bontés ; et moi chétif, qui voudrais bien être de la famille, je me mets à vos pieds. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Mort le 16 Février 1775. (G.A.)

2 – Voyez l’Eloge historique de la Raison. (G.A.)

3 – Le chancelier Danguesseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron d’Espagnac.

 

Ferney, le 10 Mars 1775.

 

 

          Tous les plans (1) dont vous avez gratifié le public sont d’une exactitude dont personne n’avait encore approché : vous représentez les positions des armées, avant et après, comme dans l’action même. Votre livre sera à jamais l’instruction des officiers, et c’est assurément un des plus beaux monuments du siècle.

 

          Pardonnez-moi ces éloges, puisque c’est la vérité qui les dicte. J’ai l’honneur d’être, avec la reconnaissance et l’estime la plus respectueuse, votre dévoué serviteur. DE VOLTAIRE.

 

 

1 – Voyez la lettre au même du 1er février. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le président d’Alco.

 

A Ferney, 10 Mars 1775.

 

 

          Une longue maladie que j’ai crue mortelle, jointe à quatre-vingt et un ans, qui sont encore plus mortels, ne m’a pas permis de vous remercier plus tôt des vers charmants et de la prose très intéressante que j’ai reçus de vous. Je vois par votre style combien vous avez de mérite, et je ne suis point étonné que ce mérite vous ait fait des jaloux. On dit que l’envie est bonne à quelque chose ; on met sa force à l’écraser, et cela même fait croître les talents. Je vous souhaite toujours beaucoup de mieux. Le premier qui dit, il y a dix ou douze mille ans, qu’il valait mieux faire envie que pitié était un très bon philosophe. Vous ne m’inspirez, monsieur, d’autre sentiment que celui de la respectueuse estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

A Ferney, 12 Mars 1775  (1).

 

 

          Vous me dites mon cher Lampedousien, que je vous oublie ; vous n’avez donc pas reçu le paquet du Don Pèdre de ce jeune homme ? Je vous avais envoyé un exemplaire pour vous, et un autre pour M. Linguet à l’adresse que vous m’aviez donnée. J’ai cru même que M. Linguet avait reçu le sien, puisqu’il en a parlé avec quelque indulgence dans son journal. Dites-lui, je vous prie, combien je m’intéresse à ses succès.

 

          Je hasarde ce billet sans savoir encore s’il vous parviendra.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 17 Mars 1775 (1).

 

 

          Je vous remercie très sensiblement, monseigneur, de la bonté que vous avez eue de m’envoyer toutes les pièces du procès. Je les ai lues avec toute l’attention dont je suis capable, malgré le procès que j’ai contre la nature et tous les maux qui m’accablent.

 

          Je suis confondu de l’excès de bêtise, de folie, de turpitude, d’atrocité qui règne dans toute cette affaire. Il est déshonorant pour la nation que cinq ou six personnes de condition se soient associées pour une escroquerie que la bande de Cartouche aurait à peine osé tenter. Et ce qui n’est pas très honorable, c’est qu’il se soit trouvé des Welches qui ont osé faire semblant de douter Il ne me paraît pas possible que cela vous donne le moindre embarras. J’avoue seulement que l’injustice de ceux qui ont voulu excuser un peu les délinquants, pourrait donner un peu d’humeur. Je me sais bon gré d’être loin du chaos de Paris, où on juge tout de travers dans les affaires les plus importantes, comme dans les arts. J’en ai une plus rare et plus atroce assurément que celle de vos faussaires ; je vous en ferai juge dans quelque temps, quand vous serez de loisir et que je serai à portée de mettre sous vos yeux ce comble d’horreur. La chose ne me regarde pas personnellement, mais je m’y intéresse autant qu’à celle des Calas et à celle des Sirven. Toutes les nations ont commis des cruautés funestes ; mais je n’en connais point qui en ait fait de plus infâmes en pleine paix que la nation des Welches, depuis Ravaillac jusqu’à nos jours.

 

          Vous avez passé votre vie à soutenir l’honneur de la France ; vivez désormais pour votre repos, et souvenez-vous avec bonté de votre ancien serviteur, qui n’attend plus que le repos éternel. – V.

 

          Je suis très affligé de la mort de madame de Sauvigny. Elle vous était bien sincèrement attachée, et elle avait pour moi beaucoup de bonté. Il faut perdre ses amis par la mort et mourir ; voilà la vie de l’homme. – V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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