ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 10
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ESSAI
SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS
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(Partie 10)
XIV. DES SCYTHES ET DES GOMÉRITES.
Laissons Gomer, presqu’au sortir de l’arche, aller subjuguer les Gaules et les peupler en quelques années ; laissons aller Tubal en Espagne et Magog dans le nord de l’Allemagne, vers le temps où les fils de Cham faisaient une prodigieuse quantité d’enfants tout noirs vers la Guinée et le Congo. Ces impertinences dégoûtantes sont débitées dans tant de livres, que ce n’est pas la peine d’en parler : les enfants commencent à en rire ; mais par quelle faiblesse, ou par quelle malignité secrète, ou par quelle affectation de montrer une éloquence déplacée, tant d’historiens ont-ils fait de si grands éloges des Scythes, qu’ils ne connaissaient pas ?
Pourquoi Quinte-Curce, en parlant des Scythes qui habitaient au nord de la Sogdiane, au-delà de l’Oxus (qu’il prend pour le Tanaïs qui en est à cinq cents lieues), pourquoi, dis-je, Quinte-Curce met-il une harangue philosophique dans la bouche de ces Barbares ? pourquoi suppose-t-il qu’ils reprochent à Alexandre sa soif de conquérir ? pourquoi leur fait-il dire qu’Alexandre est le plus fameux voleur de la terre, eux qui avaient exercé le brigandage dans toute l’Asie si longtemps avant lui ? pourquoi enfin Quinte-Curce peint-il ces Scythes comme les plus justes de tous les hommes ? La raison en est que, comme il place en mauvais géographe le Tanaïs du côté de la mer Caspienne, il parle du prétendu désintéressement des Scythes en déclamateur.
Si Horace, en opposant les mœurs des Scythes à celles des Romains, fait en vers harmonieux le panégyrique de ces Barbares, s’il dit (ode XXIV, liv. III) :
Campestres melius Scythæ,
Quorum plaustra vagas, rite trahunt domos
Vivunt, et rigidi Getæ ;
Voyez les habitants de l’affreuse Scythie,
Qui vivent sur des chars ;
Avec plus d’innocence ils consument leur vie
Que le peuple de Mars ;
c’est qu’Horace parle en poète un peu satirique, qui est bien aise d’élever des étrangers aux dépens de son pays.
C’est par la même raison que Tacite s’épuise à louer les barbares Germains, qui pillaient les Gaules et qui immolaient des hommes à leurs abominables dieux. Tacite, Quinte Curce, Horace, ressemblent à ces pédagogues qui, pour donner de l’émulation à leurs disciples, prodiguent en leur présence des louanges à des enfants étrangers, quelque grossiers qu’ils puissent être.
Les Scythes sont ces mêmes Barbares que nous avons depuis appelés Tartares ; ce sont ceux-là mêmes qui, longtemps avant Alexandre, avaient ravagé plusieurs fois l’Asie, et qui ont été les déprédateurs d’une grande partie du continent. Tantôt, sous le nom de Monguls ou de Huns, ils ont asservi la Chine et les Indes ; tantôt, sous le nom de Turcs, ils ont chassé les Arabes qui avaient conquis une partie de l’Asie. C’est de ces vastes campagnes que partirent les Huns pour aller jusqu’à Rome. Voilà ces hommes désintéressés et justes dont nos compilateurs vantent encore aujourd’hui l’équité quand ils copient Quinte-Curce. C’est ainsi qu’on nous accable d’histoires anciennes, sans choix et sans jugement ; on les lit à peu près avec le même esprit qu’elles ont été faites, et on ne se met dans la tête que des erreurs.
Les Russes habitent aujourd’hui l’ancienne Scythie européane ; ce sont eux qui ont fourni à l’histoire des vérités bien étonnantes. Il y a eu sur la terre des révolutions qui ont plus frappé l’imagination ; il n’y en a pas une qui satisfasse autant l’esprit humain, et qui lui fasse autant d’honneur. On a vu des conquérants et des dévastations ; mais qu’un seul homme ait, en vingt années, changé les mœurs, les lois, l’esprit du plus vaste empire de la terre ; que tous les arts soient venus en foule embellir des déserts ; c’est là ce qui est admirable. Une femme qui ne savait ni lire ni écrire perfectionna ce que Pierre-le-Grand avait commencé. Une autre femme (Elisabeth) étendit encore ces nobles commencements. Une autre impératrice encore est allée plus loin que les deux autres ; son génie s’est communiqué à ses sujets ; les révolutions du palais n’ont pas retardé d’un moment les progrès de la félicité de l’empire : on a vu, en un demi-siècle, la cour de Scythie plus éclairée que ne l’ont été jamais la Grèce et Rome.
Et ce qui est plus admirable, c’est qu’en 1770, temps auquel nous écrivons, Catherine II poursuit en Europe et en Asie les Turcs fuyant devant ses armées, et les fait trembler dans Constantinople. Ses soldats sont aussi terribles que sa cour est polie ; et, quel que soit l’événement de cette grande guerre, la postérité doit admirer la Thomiris du Nord : elle mérite de venger la terre de la tyrannie turque.
XV. DE L’ARABIE.
Si l’on est curieux de monuments tels que ceux de l’Egypte, je ne crois pas qu’on doive les chercher en Arabie. La Mecque fut, dit-on, bâtie vers le temps d’Abraham ; mais elle est dans un terrain si sablonneux et si ingrat, qu’il n’y a pas d’apparence qu’elle ait été fondée avant les villes qu’on éleva près des fleuves, dans des contrées fertiles. Plus de la moitié de l’Arabie est un vaste désert, ou de sables ou de pierres. Mais l’Arabie Heureuse a mérité ce nom, en ce qu’étant environnée de solitudes et d’une mer orageuse, elle a été à l’abri de la rapacité des voleurs, appelés conquérants, jusqu’à Mahomet ; et même alors elle ne fut que la compagnie de ses victoires. Cet avantage est bien au-dessus de ses aromates, de son encens, de sa cannelle, qui est d’une espèce médiocre, et même de son café, qui fait aujourd’hui sa richesse.
L’Arabie Déserte est ce pays malheureux, habité par quelques Amalécites, Moabites, Madianites : pays affreux, qui ne contient pas aujourd’hui neuf à dix mille Arabes, voleurs errants, et qui ne peut en nourrir davantage. C’est dans ces mêmes déserts qu’il est dit que deux millions d’Hébreux passèrent quarante années. Ce n’est point la vraie Arabie, et ce pays est souvent appelé désert de Syrie.
L’Arabie Pétrée n’est ainsi appelée que du nom de Pétra, petite forteresse, à qui sûrement les Arabes n’avaient pas donné ce nom, mais qui fut nommée ainsi par les Grecs vers le temps d’Alexandre. Cette Arabie Pétrée est fort petite, et peut être confondue, sans lui faire tort, avec l’Arabie Déserte : l’une et l’autre ont toujours été habitées par des hordes vagabondes. C’est auprès de cette Arabie Pétrée que fut bâtie la ville appelée par nous Jérusalem.
Pour cette vaste partie appelée Heureuse, près de la moitié consiste aussi en déserts ; mais quand on avance quelques milles dans les terres, soit à l’orient de Moka, soit même à l’orient de la Mecque, c’est alors qu’on trouve le pays le plus agréable de la terre. L’air y est parfumé, dans un été continuel, de l’odeur des plantes aromatiques que la nature y fait croître sans culture. Mille ruisseaux descendent des montagnes, et entretiennent une fraîcheur perpétuelle, qui tempère l’ardeur du soleil sous des ombrages toujours verts.
C’est surtout dans ces pays que le mot de jardin, paradis, signifia la faveur céleste.
Les jardins de Saana, vers Aden, furent plus fameux chez les Arabes que ne le furent depuis ceux d’Alcinoüs chez les Grecs : et cet Aden, ou Eden, était nommé le dieu des délices. On parle encore d’un ancien Shedad, dont les jardins n’étaient pas moins renommés. La félicité, dans ces climats brûlants, était l’ombrage.
Ce vaste pays de l’Yemen est si beau, ses ports sont si heureusement situés sur l’océan Indien, qu’on prétend qu’Alexandre voulut conquérir l’Yemen pour en faire le siège de son empire, et y établir l’entrepôt du commerce du monde. Il eût entretenu l’ancien canal des rois d’Egypte, qui joignait le Nil à la mer Rouge, et tous les trésors de l’Inde auraient passé d’Aden ou d’Eden à sa ville d’Alexandrie. Une telle entreprise ne ressemble pas à ces fables insipides et absurdes dont toute histoire ancienne est remplie : il eût fallu, à la vérité, subjuguer toute l’Arabie ; si quelqu’un le pouvait, c’était Alexandre : mais il paraît que ces peuples ne le craignirent point ; ils ne lui envoyèrent pas même des députés quand il tenait sous le joug l’Egypte et la Perse.
Les Arabes, défendus par leurs déserts et par leur courage, n’ont jamais subi le joug étranger ; Trajan ne conquit qu’un peu de l’Arabie Pétrée : aujourd’hui même ils bravent la puissance du Turc. Ce grand peuple a toujours été aussi libre que les Scythes, et plus civilisé qu’eux.
Il faut bien se garder de confondre ces anciens Arabes avec les hordes qui se disent descendues d’Ismaël. Les Ismaélites, étaient des tribus étrangères, qui ne mirent jamais le pied dans l’Arabie Heureuse. Leurs hordes erraient dans l’Arabie Pétrée vers le pays de Madian ; elles se mêlèrent depuis avec les vrais Arabes, du temps de Mahomet, quand elles embrassèrent sa religion.
Ce sont les peuples de l’Arabie proprement dite qui étaient véritablement indigènes, c’est-à-dire qui, de temps immémorial, habitaient ce beau pays, sans mélange d’aucune autre nation, sans avoir jamais été ni conquis ni conquérants. Leur religion était la plus naturelle et la plus simple de toutes ; c’était le culte d’un Dieu et la vénération pour les étoiles, qui semblaient, sous un ciel si beau et si pur, annoncer la grandeur de Dieu avec plus de magnificence que le reste de la nature. Ils regardaient les planètes comme des médiatrices entre Dieu et les hommes. Ils eurent beaucoup de superstitions, puisqu’ils étaient hommes ; mais, séparés du reste du monde par des mers et des déserts, possesseurs d’un pays délicieux et se trouvant au-dessus de tout besoin et de toute crainte, ils durent être nécessairement moins méchants et moins superstitieux que d’autres nations (1).
On ne les avait jamais vus ni envahir le bien de leurs voisins, comme des bêtes carnassières affamées ; ni égorger les faibles, en prétextant les ordres de la divinité ; ni faire leur cour aux puissants, en les flattant par de faux oracles : leurs superstitions ne furent ni absurdes ni barbares.
On ne parle point d’eux dans nos histoires universelles fabriquées dans notre Occident ; je le crois bien : ils n’ont aucun rapport avec la petite nation juive, qui est devenue l’objet et le fondement de nos histoires prétendues universelles, dans lesquelles un certaine genre d’auteurs, se copiant les uns les autres, oublient les trois quarts de la terre (2)
1 – Comparez le chapitre II du livre IV de l’Histoire des langues sémitiques. (G.A.)
2 – Voyez, en effet, les quatre premières époques de la prétendue Histoire universelle de Bossuet. (G.A.)
XVI. DE BRAM, ABRAM, ABRAHAM (1).
Il semble que ce nom, de Bram, Brama, Abram, Ibrahim, soit un des noms les plus communs aux anciens peuples de l’Asie. Les Indiens, que nous croyons une des premières nations, font de leur Brama un fils de Dieu, qui enseigna aux brames la manière de l’adorer. Ce nom fut en vénération de proche en proche. Les Arabes, les Chaldéens, les Persans, se l’approprièrent, et les Juifs le regardèrent comme un de leurs patriarches. Les Arabes, qui trafiquaient avec les Indiens, eurent probablement les premiers quelques idées confuses de Brama, qu’ils nommèrent Abrama, et dont ensuite ils se vantèrent d’être descendus. Les Chaldéens l’adoptèrent comme un législateur. Les Perses appelaient leur ancienne religion Millat Ibrahim ; les Mède Kish Ibrahim. Ils prétendaient que cet Ibrahim ou Abraham était de la Bactriane, et qu’il avait vécu près de la ville de Balk ; ils révéraient en lui un prophète de la religion de l’ancien Zoroastre : il n’appartient sans doute qu’aux Hébreux, puisqu’ils le reconnaissent pour leur père dans leurs livres sacrés.
Des savants ont cru que ce nom était indien, parce que les prêtres indiens s’appelaient brames, brachmanes, et que plusieurs de leurs institutions ont un rapport immédiat à ce nom ; au lieu que, chez les Asiatiques occidentaux, vous ne voyez aucun établissement qui tire son nom d’Abram ou Abraham. Nulle société ne s’est jamais nommée abramique ; nul rite, nulle cérémonie de ce nom : mais, puisque les livres juifs disent qu’Abraham est la tige des Hébreux, il faut croire sans difficulté ces Juifs, qui, bien que détestés par nous, sont pourtant regardés comme nos prédécesseurs et nos maîtres.
L’Alcoran cite, touchant Abraham, les anciennes histoires arabes ;mais il en dit très peu de chose : elles prétendent que cet Abraham fonda la Mecque.
Les Juifs le font venir de Chaldée, et non pas de l’Inde ou de la Bactriane ; ils étaient voisins de la Chaldée ; l’Inde et la Bactriane leur étaient inconnues. Abraham était un étranger pour tous ces peuples ; et la Chaldée étant un pays dès longtemps renommé pour les sciences et les arts, c’était un honneur, humainement parlant, pour une chétive et barbare nation renfermée dans la Palestine, de compter un ancien sage, réputé chaldéen, au nombre de ses ancêtres.
S’il est permis d’examiner la partie historique des livres judaïques, par les mêmes règles qui nous conduisent dans la critique des autres histoires, il faut convenir, avec tous les commentateurs, que le récit des aventures d’Abraham, tel qu’il se trouve dans le Pentateuque, serait sujet à quelques difficultés, s’il se trouvait dans une autre histoire.
La Genèse, après avoir raconté la mort de Tharé, dit qu’Abraham son fils sortit d’Aran, âgé de soixante et quinze ans ; et il est naturel d’en conclure qu’il ne quitta son pays qu’après la mort de son père.
Mais la même Genèse dit que Tharé, l’ayant engendré à soixante et dix ans, vécut jusqu’à deux cent cinq ; ainsi Abraham aurait eu cent trente-cinq ans quand il quitta la Chaldée. Il paraît étrange qu’à cet âge il ait abandonné le fertile pays de la Mésopotamie, pour aller, à trois cents milles de là, dans la contrée stérile et pierreuse de Sichem, qui n’était point un lieu de commerce. De Sichem on le fait aller acheter du blé à Memphis, qui est environ à six cents milles ; et dès qu’il arrive, le roi devient amoureux de sa femme, âgée de soixante et quinze ans.
Je ne touche point à ce qu’il y a de divin dans cette histoire, je m’en tiens toujours aux recherches de l’antiquité. Il est dit qu’Abraham reçut de grands présents du roi d’Egypte (2). Ce pays était dès lors un puissant Etat ; la monarchie était établie, les arts y étaient donc cultivés ; le fleuve avait été dompté ; on avait creusé partout des canaux pour recevoir ses inondations, sans quoi la contrée n’eût pas été habitable.
Or, je demande à tout homme sensé s’il n’avait pas fallu des siècles pour établir un tel empire dans un pays longtemps inaccessible, et dévasté par les eaux mêmes qui le fertilisèrent ? Abraham, selon la Genèse, arriva en Egypte deux mille ans avant notre ère vulgaire. Il faut donc pardonner aux Manéthon, aux Hérodote, aux Diodore, aux Eratosthène, et à tant d’autres, la prodigieuse antiquité qu’ils accordent tous au royaume d’Egypte ; et cette antiquité devait être très moderne, en comparaison de celle des Chaldéens et des Syriens.
Qu’il soit permis d’observer un trait de l’histoire d’Abraham. Il est représenté, au sortir de l’Egypte, comme un pasteur nomade, errant entre le mont Carmel et le lac Asphaltide ; c’est le désert le plus aride de l’Arabie Pétrée ; tout le territoire y est bitumineux ; l’eau y est très rare : le peu qu’on y en trouve est moins potable que celle de la mer. Il y voiture ses tentes avec trois cent dix-huit serviteurs ; et son neveu Loth est établi dans la ville ou bourg de Sodome. Un roi de Babylone, un roi de Perse, un roi de Pont, et un roi de plusieurs autres nations, se liguent ensemble pour faire la guerre à Sodome et à quatre bourgades voisines. Ils prennent ces bourgs et Sodome ; Loth est leur prisonnier. Il n’est pas aisé de comprendre comment quatre grands rois si puissants se liguèrent pour venir ainsi attaquer une horde d’Arabes dans un coin de terre si sauvage, ni comment Abraham défit de si puissants monarques avec trois cents valets de campagne, ni comment il les poursuivit jusque par delà Damas. Quelques traducteurs ont mis Dan pour Damas ; mais Dan n’existait pas du temps de Moïse, encore moins du temps d’Abraham. Il y a, de l’extrémité du lac Asphaltide, où Sodome était située, jusqu’à Damas, plus de trois cents milles de route. Tout cela est au-dessus de nos conceptions. Tout est miraculeux dans l’histoire des Hébreux. Nous l’avons déjà dit, et nous redisons encore que nous croyons ces prodiges, et tous les autres sans aucun examen (3).
1 – Voir au Dictionnaire philosophique, même mot. (G.A.)
2 – La Genèse parle d’un grand nombre d’esclaves et de bêtes de somme donnés à Abraham, lorsque Pharaon le croyait seulement le frère de Sara ; et quand il sortit d’Egypte, Pharaon y ajouta beaucoup d’or et d’argent. (K.)
3 – Comparez le chapitre II du livre I de l’Histoire des langues sémitiques. Les Béni-Israël venaient, selon M. Renan, des montagnes d’Arménie. (G.A.)