CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 3

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à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 25 Janvier 1775.

 

 

          Pardon, madame, pour Gluck ou pour le chevalier Gluck. Je croyais vous avoir mandé qu’une dame qui est assez belle, et qui a une voix approchante de celle de mademoiselle Lemaure (1), m’avait chanté un récitatif mesuré de ce réformateur, et qu’elle m’avait fait un très grand plaisir, quoique je sois aussi sourd qu’aveugle quand les neiges viennent blanchir les Alpes et le mont Jura.

 

          Je vous demande pardon d’avoir eu du plaisir, et d’en avoir eu par un Gluck. Il se peut que j’aie eu tort ; il se peut aussi que les autres morceaux de ce Gluck ne soient pas de la même beauté. De plus, je sens bien qu’il entre un peu de fantaisie dans ce qu’on appelle goût en fait de musique. J’aime encore les beaux morceaux de Lulli, malgré tous les Gluck du monde.

 

          Mais venons, je vous prie, à l’affaire que vous voulez bien protéger. Je me suis mis aux pieds de madame la duchesse d’Enville ; je ne compte que sur elle, je n’aurai d’obligation qu’à elle. Nous demandons un sauf-conduit, et rien autre chose ; mais, comme ces saufs-conduits se donnent par M. de Vergennes aux affaires étrangères, il a fallu absolument commencer par avoir un congé du roi de Prusse, et en donner part à son ambassadeur, d’autant plus que le roi de Prusse lui-même a recommandé vivement mon jeune homme à ce ministre.

 

          Nous attendons de la protection de madame la duchesse d’Enville que nous obtiendrons, en termes honorables, ce sauf-conduit si nécessaire ; le temps fera le reste. Ce sera peut-être une chose aussi curieuses qu’affreuse de voir comment un petit juge de province, voulant perdre madame de Brou, abbesse de Willoncourt, suborna des faux témoins, et nomma, pour juger avec lui, un procureur devenu marchand de bois et de vin, condamné aux consuls pour des friponneries.

 

          C’est ce cabaretier qui condamna, lui troisième, deux enfants innocents au supplice des parricides. On ne le croirait pas ; vous ne m’en croirez pas vous-même, en vous faisant lire ma lettre ; cependant rien n’est plus vrai.

 

          Cette étrange vengeance fut confirmée au parlement de Paris, à la pluralité des voix. Il y avait six mille pages de procédures à lire : il fallait, ce jour-là, écrire aux classes, et minuter des remontrances. On ne peut pas songer à tout. On se dépêcha de dire que le marchand de bois avait bien jugé ; et ces deux mots suffirent pour briser les os de ces deux enfants, pour leur arracher la langue avec des tenailles, pour leur couper la main droite, pour jeter leur corps tout vivant dans un feu composé de deux voies de bois et de deux charrettes de fagots. L’un subit ce martyre en personne, l’autre en effigie ; mais le temps vient où le sang innocent crie (2) vengeance.

 

          Cet exécrable assassinat est plus horrible que celui des Calas, car les juges des Calas s’étaient trompés sur les apparences, et avaient été coupables de bonne foi ; mais ceux d’Abbeville ne se trompèrent pas ; ils virent leur crime, et ils le commirent. Je crois vous avoir déjà dit, madame, à peu près ce que je vous dis aujourd’hui : mais je suis si plein que je répète.

 

          Mon grand malheur est que je désespère de vivre assez longtemps pour venir à tout de mon entreprise ; mais je l’aurai du moins mise en bon train. Les parties intéressées achèveront ce que j’ai commencé.

 

          Pour écarter l’horreur de ces idées, je vous demande comment je pourrais m’y prendre pour vous faire tenir un chiffon (3) qui vous ennuiera peut-être. Il est dédié à un homme que vous n’aimez point, à ce qu’on dit : c’est M. d’Alembert : mais vous pardonnerez sans doute à un académicien qui dédie un ouvrage à l’Académie, sous le nom de son secrétaire. Si vous ne l’aimez pas, vous l’estimez ; et il vous le rend au centuple. Moi, je vous estime et je vous aime de toutes les forces de ce qu’on appelle mon âme.

 

1 – Célèbre cantatrice, alors fort âgée, mais qui venait de reparaître dans les fêtes du Colysée. (G.A.)

2 – Quelques mois plus tard. Voltaire publiait sa brochure pour d’Etallonde, et l’intitulait : Cri du sang innocent. (G.A.)

3 – Don Pèdre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 25 Janvier 1775.

 

 

          Pardonnez-moi, je vous en supplie, de vous avoir importuné si indiscrètement ; mais, en vérité, monseigneur, pouvais-je imaginer que les préliminaires de cette maudite affaire avec madame de Saint-Vincent vous coûteraient quatre mille livres ? La justice, dit-on, devait se rendre gratis avant la renaissance des anciens parlements. Quel gratis que quarante mille francs d’entrée de jeu, et cela parce que l’on a voulu vous voler !

 

          Ce n’était qu’à la dernière extrémité que j’avais recours à vos bontés, ayant mis presque tout mon bien sur M. le duc de Wurtemberg, sur M. le duc de Bouillon, et sur le roi, et n’étant payé de personne ; ayant eu l’impertinence de bâtir une espèce de jolie petite ville, et étant accablé par les demandes continuelles de trente manufacturiers qu’il faut soutenir. Ma tête, qui n’est pas plus grosse que rien, ne pouvait porter tous ces fardeaux, et j’étais au désespoir, lequel désespoir était encore augmenté par la mort du notaire Laleu, qui, par quelques avances, m’empêchait de me jeter par la fenêtre.

 

          J’ai bien mal pris mon temps auprès de vous, je l’avoue ; mais votre indulgence me rassure.

 

          Je vois bien de la fermentation à Paris, malgré la musique de Gluck, et malgré les comédies que donne Henri IV au théâtre-Français, au Théâtre-Italien, et aux Marionnettes. Vous êtes accoutumé depuis longtemps aux changements de scènes ; mais la véritable gloire, les grands services rendus, et un peu de philosophie, sont une bonne égide contre tous les coups de la fortune. Vous êtes actuellement comme les évêques qui se dispensent de la résidence pour venir plaider à Paris. Je suis persuadé que, si au lieu de dépenser quarante-mille francs, et peut-être quatre-vingts mille, pour faire condamner une catin friponne, vous lui aviez donné dix mille francs d’aumône, elle vous aurait demandé pardon à genoux et par écrit ; mais il n’est plus temps ; il faut poursuivre cette détestable affaire, qui vous coûtera plus qu’elle ne vaut.

 

          J’aime mieux les canons de Fontenoy, les fourches de Closter-Severn, Minorque, et Gênes (1) ; ce sont là vos vrais billets au porteur.

 

          Si vous avez le temps de vous amuser ou de vous ennuyer, je pourrais bien vous envoyer quelque chose dans peu de jours ; ce serait la lie de mon vin. Il vous paraîtra peut-être plat ou aigre ; et d’ailleurs je tremble toujours de prendre mal mon temps.

 

          Agréez, je vous en conjure, mon très tendre respect, en quelque temps que ce puisse être.

 

 

1 – Voyez, sur tous ces actes de la vie de Richelieu, le Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Épinay.

 

A Ferney, 28 Janvier 1775.

 

 

          La fille de l’arrière-petite-fille du grand Corneille, madame, lit les Conversations d’Emilie (1). Elle s’écrie à chaque page : Ah ! la bonne maman ! la digne maman ! et moi je me dis tout bas : Pourquoi ne puis-je être aux pieds de l’auteur ? pourquoi mes quatre-vingt et un ans me privent-ils du bonheur de la voir et de l’entendre ! pourquoi me faut-il finir ma vie si loin d’elle ! Ah ! mademoiselle de Belzunce, que vous êtes heureuse !

 

          Je ne sais où est M. Grimm. S’il est à Paris, il vous fait sa cour sans doute, et je vous demande votre protection, madame, pour qu’il se souvienne de moi.

 

          Vous datez de votre grabat. Il y a trois mois que je ne suis sorti du mien. Je suppose que votre joli grabat est vers la place de Vendôme ; c’est là que j’adresse mes très sincères remerciements et mes très humbles respects.

 

 

1 – Ecrites par madame d’Epinay pour l’éducation de sa petite-fille, Emilie de Belzunce. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron de Goltz.

 

Janvier 1775.

 

 

          Monsieur, le roi de Prusse continue à honorer de sa protection M. d’Etallonde, et nous comptons sur la vôtre. Il ne nous faut actuellement qu’un sauf-conduit à peu près tel que nous osons en présenter le modèle. Une grâce si légère ne peut se refuser, et M. d’Etallonde en a un besoin essentiel pour aller lui-même dans sa ville rechercher les pièces essentielles qui lui manquent. Elles démontreront son innocence, et les manœuvres infernales dont on s’est servi pour faire condamner deux jeunes gentilshommes, pleins de mérite, à des supplices plus horribles que ceux dont on punit les parricides.

 

          Nous avons déjà six mille pages de la procédure, et cela ne suffit pas, à beaucoup près. Vous auriez gagné quatre ou cinq batailles en bien moins de temps que cet exécrable procès n’a été jugé.

 

          Le sauf-conduit dépend de M. le comte de Vergennes. M. le comte de Maurepas a trop de grandeur d’âme et trop de bonté pour s’y opposer. Vous aurez, monsieur, la satisfaction d’avoir conservé la vie, l’honneur et la fortune à un jeune gentilhomme digne de servir sous vous.

 

          J’ai l’honneur d’être avec respect et reconnaissance, monsieur, de votre excellence, etc.

 

 

 

 

 

à M. le duc de La Rochefoucauld.

 

Février 1775.

 

 

          Monseigneur, je vous conjure, sans préambule de vous joindre à madame la duchesse votre mère pour une très bonne action. Je ne connais pas de meilleur moyen de vous plaire. Vous verrez, par un petit papier que j’ai l’honneur de lui envoyer, qu’il n’est question que de rendre l’honneur, la fortune, et la vie, par cinq ou six mots, à un jeune gentilhomme plein de mérite. La chose dépend de M. de Vergennes, qui ne refusera rien à M. le comte de Maurepas, et M. de Maurepas vous refusera encore moins.

 

          Si l’aventure du chevalier de La Barre vous a fait frémir d’horreur, la protection que vous et madame la duchesse d’Enville donnerez à son ami infortuné nous fera verser des larmes de joie. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, monseigneur, etc.

 

 

 

 

 

à M. le baron d’Espagnac.

 

De Ferney, le 1er Février 1775.

 

 

          Je vous fais mille remerciements, monsieur, d’avoir bien voulu écouter ma prière de permettre qu’on imprimât votre excellente Histoire du maréchal de Saxe avec des plans de batailles et de marches.

 

          Vous poussez la bonté jusqu’à daigner enrichir ma bibliothèque de cet ouvrage, qui sera éternellement cher à tous les Français, et qui est l’instruction de tous les gens de guerre.

 

          Je ne suis pas du métier, mais je le respecte infiniment, quand c’est un officier général tel que vous qui en donne des leçons. J’ai l’honneur d’être, avec respect et reconnaissance, votre dévoué serviteur. DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

1er Février 1775.

 

 

          C’est bien vous, madame, qui êtes ma patronne et ma véritable protectrice. Ma dernière volonté est de me jeter à vos pieds ; mais ce ne peut être que de mon lit à la bride de votre cheval ; et il y a cent-vingt-cinq lieues entre lui et moi.

 

          J’ai l’honneur de vous envoyer, par la voie que vous m’avez indiquée, le dernier radotage (1) de ma vieillesse, et je vous supplie de ne le pas lire, car, vivant ou mourant, je ne veux pas vous ennuyer. Je ne pense plus guère ; mais mes dernières pensées seront pour vous, avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance. LE VIEUX MALADE ET RADOTEUR DE FERNEY.

 

 

1 – Don Pèdre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Sartines.

 

A Ferney, le 1er Février 1775 (1).

 

 

          Monseigneur (2), madame de Saint-Julien m’a mandé que je pouvais prendre la liberté de mettre ce petit paquet sous votre enveloppe. Permettez-moi de profiter de cette occasion pour avoir l’honneur de vous dire que j’ai fondé à Ferney une colonie assez florissante, capable de vous servir à moitié meilleur marché que les marchands du roi, s’il est vrai que vous vouliez faire des présents de montres à la turque aux princes de la côte de Barbarie, et s’il est vrai aussi qu’on veuille diminuer à Versailles les dépenses inutiles.

 

          S’il y avait quelque probabilité à tout cela, vous n’auriez, monseigneur, qu’à me donner vos ordres ; ils seraient exécutés avec la plus grande promptitude dans mon hameau, dont j’ai eu le bonheur de faire une ville pour laquelle je vous demande votre protection. Je suis avec un profond respect, monseigneur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Sartines était alors ministre de la marine. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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