CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 4

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à M. de Lalande.

 

A Ferney, 6 Février 1775.

 

En tibi norma poli et divæ libramina molis ;

Computus en Jovis, etc.

 

 

          Voilà, monsieur, ce que Halley disait à Newton, et ce que je vous dis.

 

          Je reçus hier le plus beau présent (1) qu’on m’ait jamais fait. J’ai passé tout un jour et presque toute une nuit à lire le premier volume, et j’ai entamé le second.

 

          C’est, je crois, la première fois qu’on a lu tout de suite un livre d’astronomie. Vous avez trouvé le secret de rendre la vérité aussi intéressante qu’un roman.

 

          Je vous demanderai pourtant grâce pour Alexandre, à qui vous reprochez d’avoir été effrayé d’une éclipse de lune, avant la bataille d’Arbelles. Plutarque ne lui impute pas tant de faiblesse et tant d’ignorance.

 

          Quinte-Curce dit au contraire que l’armée (qui n’était pas composée de philosophes) fut prête à se soulever contre Alexandre ; Jam pro seditione res erat. Le roi fit rassurer ses soldats par les mages égyptiens qu’il avait auprès de lui, et marcha aux ennemis immédiatement après l’éclipse.

 

          Comment en effet le disciple d’Aristote aurait-il ignoré la cause de ce phénomène si ordinaire, et comment Alexandre aurait-il connu la terreur ?

 

          Après avoir demandé grâce pour ce prince, je ne vous la demanderai pas pour les Pères de l’Eglise, qui ont nié les antipodes ; je ne la demanderai pas pour l’ami Pluche, qui va toujours chercher dans la langue hébraïque (qu’il ne savait pas) les raisons des choses qui n’ont jamais existé.

 

          J’aimerai surtout bien mieux me confirmer avec vous dans le système démontré par Newton, que d’attribuer aux anciens, quels qu’ils soient, des connaissances astronomiques dont ils n’ont jamais eu que des soupçons très vagues.

 

          Enfin, monsieur, je trouve dans votre livre de quoi m’instruire et me plaire à tout moment. J’ai presque oublié, en le lisant, tous les maux dont je suis accablé. Je serai bientôt privé pour jamais de ce grand spectacle du ciel, qui est actuellement couvert de brouillards, du moins dans notre pays. Il fait plus beau sans doute sur les bords du Nil et sur ceux de l’Euphrate que dans le voisinage du lac de Genève. Il y a trois mois que je suis dans mon lit ; et, sans vous, je n’aurais renouvelé connaissance avec aucune planète.

 

          Vous aviez daigné me promettre que vous honoreriez Ferney d’un obélisque et d’une méridienne. Je ne crois pas vivre assez pour entreprendre cet ouvrage ; je me bornerai, cette année, à bâtir des granges de ce que vous appelez pizai (2) (si je ne me trompe).

 

          Si vous aviez un moment à vous, je vous supplierais de me dire à qui je dois m’adresser pour avoir un bon ouvrier avec lequel je ferais mon marché.

 

          Je vous demande bien pardon de cette importunité.

 

          Je ne sais pas comment j’ose vous parler des choses terrestres, après tout ce que je viens de lire. Agréez, je vous prie, monsieur, la reconnaissance et la respectueuse estime de votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

          Permettez-moi de présenter mes respects à M. et à madame de Maron.

 

 

 

1 – La seconde édition de l’Astronomie de Lalande. (G.A.)

2 – Le pisai (pisé) est une terre argileuse, battue entre des planches, et dont on fait des maisons dans la Bresse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Ferney, 10 Février 1775 (1).

 

 

          Je suis pénétré, monseigneur, de la bonté que vous avez eue de m’envoyer le mémoire de votre avocat. En vérité, la cousine est une méchante carogne, sauf respect. Elle me paraît aussi absurde que coupable. Il y a dans le crime de la sottise et de la folie. Cette affaire-ci en regorge. Le simple fait doit bien faire rougir ceux qui ont été assez légers ou assez méchants pour vous imputer quelques torts avec une femme si criminelle. Le métier de faussaire qu’elle a fait à l’aide d’un verre s’accorde très bien avec ce que disait M. de Vence à une de nos Génevoises, que sa fille écrivait très mal. On peut avoir une écriture mauvaise et s’accoutumer à calquer sur un verre les caractères d’une autre main avec quelque succès ; mais les yeux exercés découvrent sans peine le faux, par la seule inspection de l’écriture peinée. D’ailleurs, en vérité, on n’a pas besoin d’experts après tous les faits rapportés dans le mémoire.

 

          J’aurais désiré, peut-être, qu’il y eût dans cet écrit plus d’ordre dans le récit, plus de méthode et plus d’art d’intéresser ; j’aurais voulu même qu’on ne l’intitulât pas Mémoire de M. le Maréchal, etc., contre la présidente, etc. J’aurais mieux aimé : Exposé du procès criminel de la dame de Saint-Vincent. Il me semble, par le titre, que vous plaidiez contre elle, comme on plaide dans les affaires ordinaires. C’est ici un vol manifeste qu’on vous a fait ; c’est un crime de faux dont les preuves sont évidentes. Votre nom, ce me semble, n’y doit paraître que comme si on avait fait un vol dans votre hôtel.

 

           Mais, quoi qu’il en soit, le public va être instruit ; tous les nuages vont être dissipés : la lettre seule de M. de Vence suffirait pour éclairer tous les yeux. En un mot, je regarde cette affaire comme finie ; mais le résultat sera que vous avez été volé, que vous aurez déposé prodigieusement d’argent pour prouver qu’on vous a volé.

 

          Le major ne sera plus major : Benevant pourrait bien aller aux galères ou du moins montrer son visage au pilori. Pour madame de Saint-Vincent, il est bien difficile que le Châtelet ne la juge à la rigueur. Depuis la faussaire du comte d’Artois, on n’avait point vu une pareille femme ; cela est douloureux pour une maison qui vous est alliée, et pour vous-même. Ce monde, qui paraît si joli à sa surface, n’est, dans le fond, qu’une vallée de misères de toute espèce : les chagrins et les peines habitent les palais de Paris comme ma chaumière de Ferney. J’ai été tout cet hiver entouré de malheureux, et j’ai l’honneur de l’être.

 

          Puisque vous m’ordonnez de vous envoyer les ouvrages auxquels je m’amuse pour me consoler, en voici un. Ne soyez point fâché qu’il soit dédié à un homme qui a cru avoir à se plaindre de vous : nous sommes tous frères dans l’Académie, et nous sommes supposés tous très contents les uns des autres. J’ai peur seulement que vous ne soyez point du tout content de ma petite drôlerie. Je la mets à vos pieds par pure obéissance, et je m’y mets aussi par mon tendre et respectueux attachement qui ne finira qu’avec moi.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François.

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 10 Février 1775 (1).

 

 

          Vous êtes fait, monsieur, pour vivre avec M. le duc de Deux-Ponts, pour vivre à Paris, pour vivre à Versailles, et moi pour mourir à Ferney. Je vous rends grâces, je vous bénis d’égayer mes dernières heures et d’échauffer mes neiges par vos lettres charmantes.

 

          Oui, vraiment, la plus riche héritière de France, la plus jeune, et non pas la plus belle (2), vient de mourir à Genève et d’être enterrée par mon curé. Je me cache quand je vois mourir la jeunesse ; je suis alors honteux d’être en vie.

 

          J’ai lu tous les factums dont vous me parlez, et celui de M. le maréchal de Richelieu, fait par un Tronchet (3), avocat, qui est bien le plus bavard, le plus plat et le plus confus écrivain qui ait jamais barbouillé du papier : l’extrême ennui qu’il procure ferait perdre le procès à M. de Richelieu s’il était perdable. Il est clair, malgré toute l’obscurité de l’avocat, que madame de Saint-Vincent est une détestable carogne : madame de Sévigné ne s’attendait pas à une pareille petite-fille.

 

          Vous me parlez de tous les mauvais ouvrages que vous avez lus ; je vous en ferai tenir un plus mauvais encore : vous aurez la tragédie de Don Pèdre, dont on n’a tiré que peu d’exemplaires. Dites-moi si elle arrivera à bon port sous l’enveloppe de M le duc de Coigny.

 

          Comment avez-vous imaginé que vous auriez des montres à répétition, garnies de diamants, pour dix-huit louis ? Dans quel tome des Milles et une Nuits avez-vous lu cette anecdote ? Vous aurez pour dix-huit louis d’excellentes montres à répétition, garnies de marcassites aussi brillantes que des diamants ; et ces mêmes montres vous coûteraient quarante louis à Paris. Donnez-moi vos ordres, vous serez servi : vous aurez de très belles montres et de très mauvais vers, quand il vous plaira.

 

          Madame Denis vous remercie comme moi de vos lettres ; elle ne leur préfère que votre conversation. Je vois bien que vous n’avez reçu aucune de mes lettres à Deux-Ponts. Je vous écris de Ponto.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Mademoiselle de Montmorency. (A. François.)

3 – Le même qui fut membre de l’Assemblée constituante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 Février 1775 (1).

 

 

          Mon cher ange, je vous ai envoyé des sottises reliées en beau maroquin ; il y en a deux paquets : l’un pour vous, l’autre pour M. le duc de Praslin.

 

          M. de Thibouville s’est plaint qu’il n’y en eût pas un troisième pour lui ; mais je n’avais plus de maroquin, et vous ne vous êtes pas seulement plaint de l’ennui que je vous avais causé.

 

          J’ai été depuis ce temps-là très grièvement malade ; je le suis encore, et je n’ai la force ni de m’excuser ni de vous gronder.

 

          J’ai encore moins la force de vous parler de l’affaire de mon jeune homme ; je la laisse pendue au croc, soit que je meure, soit que je ressuscite.

 

          Si je vais trouver madame d’Argental, M. de Pont de Veyle et vos amis, mettez-moi dans la liste de ceux qui vous ont aimé passionnément.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 18 Février 1775 (1).

 

 

          Je suppose, monseigneur, que vous avez toujours vos ports francs, ainsi je vous envoie, par Lyon en droiture, les pauvretés que vous avez daigné me demander ; mettez-les dans votre bibliothèque comme un hommage, et surtout ne les lisez point.

 

          Le procès de madame de Saint-Vincent vous fait perdre assez de temps, n’en perdez pas avec moi.

 

          Il me paraît que les voix se réunissent à mon avis, qui était que M. Tronchet fût plus court, plus clair et plus intéressant : heureusement les preuves sont si fortes, qu’elles n’ont besoin d’aucune éloquence. Tous les faits sont incontestables. Je suis bien sûr que vous êtes très tranquille sur cette misérable affaire, qui, au fond, n’a d’autre singularité que l’excès de l’absurde friponnerie qu’on vous a faites. Je suis dans une position plus cruelle : j’essuie à la fois vingt revers inattendus, et je suis fort près d’une mort attendue depuis longtemps. Vous savez bien que je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie avec le plus tendre respect.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, dimanche au soir, 19 Février 1775.

 

 

          Monsieur, deux frères, nommés Bertholet, qui exercent la profession d’horlogers à Ferney, et qui sont de très honnêtes gens, se plaignent d’avoir été insultés à Genève, et outrageusement battus aujourd’hui, à la porte de Cornevin, par plusieurs Génevois, parmi lesquels ils en connaissent quelques-uns. Votre cocher était présent à ce guet-apens. Ils réclament votre bonté, en cas qu’ils puissent obtenir quelque justice. Ils me demandent ma recommandation auprès de vous. Je ne crois pas qu’ils en aient besoin, mais je saisis cette occasion pour vous renouveler tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Malhesberbes.

 

Ferney, 26 Février 1775.

 

 

          Monsieur, un vieillard qui n’en peut plus a repris un peu de vie en recevant votre excellent discours (1). J’admire la générosité de votre cœur, autant que votre éloquence ; car je suppose que c’est de vos bontés que je tiens ce chef-d’œuvre. Je vois que vous m’avez pardonné d’avoir été d’une opinion qui n’était pas la vôtre (2) ; vous avez senti combien je devais être affligé autrefois, et combien même je le suis encore (et je le serai jusqu’au dernier moment de ma vie), d’une cruauté inutile dont on ne peut se souvenir qu’avec horreur. Vous avez été plus sage que moi ; vous avez séparé cette barbarie des services rendus par ceux qui l’ont commise, et moi j’ai tout confondu. Voilà comme les passions sont faites. Mes plus grandes passions aujourd’hui sont la reconnaissance que je vous dois, monsieur, et le regret de n’avoir pu vous entendre.

 

          Je mets à vos pieds l’ouvrage (3) d’un jeune homme qui m’avait d’abord donné quelques espérances ; mais il n’a pas tenu ce qu’il promettait. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – De réception à l’Académie française (G.A.)

2 – Lors de la suppression des parlements et de l’exil de Messieurs. (G.A.)

3 – Don Pèdre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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