CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 23

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à M. l’abbé Morellet.

 

14 Novembre 1775.

 

 

          Ils disent, mon cher philosophe sorbonique, que je suis tombé en apoplexie ; cela pourrait bien être. C’est pauvre chose que l’homme, et il est ridicule à un homme aussi maigre que moi d’avoir une pareille aventure. Quoi qu’il en soit, je prends la liberté de vous envoyer pour mon testament un mémoire que je recommande à vos bons offices. Il faut qu’avant de mourir je tâche de servir ma petite province : elle fera sans doute tout ce que le ministère ordonnera, et le fera avec joie et reconnaissance ; mais il me semble que ce mémoire démontre que l’indemnité de trente mille livres pour la ferme-générale est un peu trop forte. Si ces trente mille livres étaient pour le roi, nous ne ferions pas de représentations ; mais c’est cinq cents livres pour la poche de chacun de messieurs les soixante fermiers généraux. Ce n’est rien pour eux, et c’est un fardeau immense pour nous.

 

          Au reste, ce n’est pas moi qui parle, c’est le pays ; je n’ouvre la bouche que pour remercier.

 

          Un orage suivi d’un déluge a détruit deux de mes maisons, et, ce qui est bien pis, a failli noyer la fille de M. de Malesherbes, qui daignait passer par Ferney pour s’aller promener en Suisse.

 

          Pour la maison que mon âme habite, elle sera bientôt en cannelle ; mais tant que j’y logerai, je vous serai tendrement attaché. Madame Denis vous en dit autant, et certainement nous vous aimons tous deux de tout notre cœur.

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

14 Novembre 1775.

 

 

          Le sec apoplectique reçoit aujourd’hui, par les mains de M. de Crassy, une lettre de la protectrice. Il a expliqué son affaire à madame Denis et à moi. Vous souvenez-vous, madame, des Lettres de M. le chevalier de Boufflers à madame sa mère (1), et celle où il lui conte sa conversation avec M. de Sant-Robert ? « La cavalerie du roi, mort-dieu ! battait partout les ennemis du roi ; ils nous avaient enveloppés, jarni-dieu ! mais nous sommes entrés dedans comme dans du beurre, sacre-dieu ! »

 

          Mais, madame, il ne m’a rien dit ni de vos affaires, ni de votre maison, ni de votre procès (2), dont vous ne me parlez pas. Vous daignez vous intéresser à nous, à notre petit pays ; vous le protégez auprès des ministres, et vous vous oubliez vous-même pour nous secourir.

 

          J’écrirai à votre très aimable et respectable duc, puisqu’il le veut bien permettre, et que vous me flattez que ma lettre sera bien reçue. Cette lettre sera mon testament, que mon cœur dictera.

 

          Mon cher Wagnière, qui a eu l’honneur de vous écrire, a pu vous mander combien ce cœur est sensible, mais que ma tête n’est pas trop bonne. Le petit accident qui m’est arrivé laisse toujours des bourdonnements dans le cerveau et dans l’esprit, qui font une peine extrême à l’âme immortelle.

 

          J’envoie pourtant un mémoire à M. de Trudaine, qui est un peu raisonné, et dans lequel même il y a de l’arithmétique ; et, si vous le permettez, j’en mettrai une copie à vos pieds, pour vous faire voir que je peux encore arranger des idées, quand le soleil n’est pas couché.

 

          L’abbé Morellet m’a mandé que M. le contrôleur général était résolu à nous faire acheter notre liberté trente mille livres par an, pour l’indemnité de la ferme-générale. Je sais bien que cette liberté n’a point de prix ; mais je représente humblement que, si on pouvait nous la faire payer un peu moins cher, on nous la rendrait encore plus précieuse. Cependant nous en passerons sans doute par tout ce que M. Turgot et M. de Trudaine ordonneront.

 

          Les maisons de la république de Ferney n’avancent guère. Nous avons eu un déluge qui a failli noyer la fille de M. de Malesherbes, allant en Suisse par Ferney. Cet orage a jeté bas une de nos maisons du grenier à la cave, et en a fort endommagé une autre. Nous ne pourrons réparer nos malheurs qu’au printemps. Nous espérons que vous nous ramènerez les beaux jours.

 

          Père Adam soutient toujours que ce brave général qui est à présent ministre de la guerre (3) a commencé par être jésuite, et il le dit si positivement, que j’en doute ; mais si la chose est vraie, cela fait voir qu’on peut se méprendre dans la jeunesse sur le choix d’un état. Nous avons eu des évêques qui avaient été mousquetaires.

 

          Ce jeune Morival, qui a eu l’honneur de vous faire sa cour à Ferney, a commencé, comme vous savez, sa carrière d’une manière plus funeste. Il est actuellement très bien auprès du roi de Prusse, qui se fait un honneur et un mérite de réparer les horreurs que ce jeune homme a éprouvées, dans son enfance, de la part de certains monstres. Ferney lui a porté bonheur. Je serai heureux aussi, quand vous reviendrez embellir ce séjour de votre présence, s’il m’appartient encore de prononcer ce nom de bonheur, dans le triste état où la nature m’a réduit.

 

 

1 – Réimprimées par Voltaire l’année suivante. (G.A.)

2 – Pour son legs. (G.A.)

3 – Le comte de Saint-Germain. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

19 Novembre 1775.

 

 

          Vous croyez donc, monsieur le galactophage, qu’il n’y a de gens sobres dans le monde que ceux qui vivent de lait comme vous ; et vous pensez que les autres hommes ne peuvent être malades que d’indigestion. Je vous jure que ma petite apoplexie n’a été chez moi que l’effet de ma faiblesse. Ne me calomniez point, mais daignez quelquefois continuer à converser un peu avec moi quand vous voudrez bien m’écrire.

 

          Vous ne me dites point si vous avez vu Menzicof (1) à Fontainebleau, et si ce garçon pâtissier, devenu prince et maître d’une grand empire, et pauvre esclave en Sibérie, a réussi à la cour autant que je le souhaite. La Harpe avait besoin d’un très grand succès pour fermer la bouche à ses ennemis. Lekain, sans doute, aura paru dans cette pièce. Il ne me paraît pas aussi content de son voyage de Prusse qu’il s’attendait à l’être. Cependant le prince Henri lui a fait un présent très magnifique, et je crois que le roi de Prusse lui enverra des étrennes.

 

          Est-il vrai qu’on joue à l’Opéra-Comique ou à la Foire la Reddition de Paris à Henri IV ? Sedaine ne devait-il pas donner cette tragédie en prose (2) à la Comédie-Française ? et le premier acte n’était-il pas composé de bouchers et de rôtisseurs ? Voilà comme les beaux-arts se perfectionnent en France, et ce qui arrive après les grands siècles. Je vais bientôt sortir du mien ; mais je suis un peu fâché de partir avant d’avoir achevé la petite ville que je bâtissais. Je suis encore plus affligé de m’en aller sans avoir pris congé de vous, et sans vous avoir embrassé. Je me flatte qu’au moins je laisserai mes deux heureux habitants de ce quai des Théatins (3) en bonne santé. J’espère encore que madame de Saint-Julien, M. Turgot, et M. de Trudaine, protégeront mon petit pays.

 

          Madame Denis ne vous écrira pas plus qu’à son ordinaire ; sa santé est toujours languissante, et sa paresse toujours la même ; mais elle vous conservera une amitié inaltérable ; c’est ainsi que j’en use vif ou mort.

 

 

1 – Tragédie de La Harpe. (G.A.)

2 – Maillard. (G.A.)

3 – Thibouville et Villette. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

22 Novembre 1775.

 

 

          Mon cher ange, je suis calomnié par M. de Thibouville, qui nie tout net ma petite apoplexie, et je suis abandonné par vous, qui vous en moquez. Non seulement vous ne me dites rien des plaisirs que vous avez eus à Fontainebleau, mais vous ne me parlez ni du Lekain, ni du Menzicof. Je ne sais point ce que fait la protectrice de Ferney, madame de Saint-Julien. J’ignore les dernières résolutions du ministère sur ma petite et très froide patrie de Gex : on y gèle à présent plus qu’en Laponie. Je suis à la glace dans mes limbes, et vous ne daignez pas me réchauffer.

 

          Dites-moi donc si on joue Menzicof à Paris. Notre petit tripot philosophique a besoin que La Harpe ait un grand succès. Il faut opposer quelques victoires au triomphe des dévots. Pour moi, physiquement parlant, j’ai besoin de vos consolations ; car, en vérité, quoi que madame de Saint-Julien et M. de Thibouville en disent, je ne suis point du tout dans une santé brillante.

 

          Je voudrais savoir si madame la princesse de Bareuth, mademoiselle Clairon, est à Paris, si  elle est venue vous voir. En un mot, je gémis de ne point recevoir de vos nouvelles. Peut-être au moment que je me plains y a-t-il en chemin une lettre de vous : en ce cas, je suis heureux ; mais, s’il n’y en a point, que deviendrai-je dans ma misère ? Vous savez qu’il n’y a que vos lettres qui me consolent de l’éternel malheur d’être à cent lieues de vous.

 

          Portez-vous bien, mon cher ange  jouissez de l’agrément de vivre au milieu d’une famille qui vous chérit ; jouissez de vos amis, de votre considération, de tous les fruits de votre sagesse, et n’oubliez pas votre vieux malade de Ferney.

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

24 Novembre 1775.

 

 

          Notre respectable et charmante protectrice ne cesse de veiller sur la petite province qui est dans son département ; elle ressemble à ces déesses de l’antiquité, qui avaient chacune leur ville à gouverner. Minerve était chargée d’Athènes : Diane, de Lemnos ; papillon-philosophe règne sur Gex, dont le nom n’est pas si doux à l’oreille. Non seulement elle protège ce petit terrain, mais elle y met la paix dans les familles. Je ne suis point entré dans les querelles de MM. de Divonne et de Crassy ; et d’ailleurs, ne sortant pas de mon lit depuis quinze jours, je n’ai pu me trouver ni auprès des combattants, ni entre eux.

 

          Je ne sais pas non plus de nouvelles touchant la ferme-générale. L’abbé Morellet doit avoir montré à notre protectrice un mémoire que je lui adressai, il y a quelques jours, sous l’enveloppe de M. de Trudaine, pour sauver les frais d’un port trop considérable. Ce mémoire, comme je vous l’ai mandé, madame, n’a d’autre objet que de diminuer le fardeau immense de trente mille livres, dont MM. les fermiers-généraux veulent nous accabler.

 

          Mais cet unique objet est mêlé de tant d’observations et de tant de chiffres, que j’en suis honteux, et que je vous en demande pardon ; c’est une vraie besogne de commis des aides et gabelles.

 

          Ni mes chiffres, ni ma petite apoplexie, ni mes quatre-vingt-deux ans, ni mes deux maisons tombées par l’orage, ni toutes mes misères, ne me font oublier vos affaires et vos plaisirs. J’ignore où vous en êtes de votre procès de famille, autant que j’ignore l’état de celui de M. de Richelieu.

 

          Je ne sais point si vous avez vu jouer Menzicof, et s’il a réussi, je ne dis pas auprès du public, je dis auprès de vous, en qui j’ai plus de foi qu’en ce public.

 

          C’est aujourd’hui vendredi, 24 du mois ; je compte, demain samedi, faire partir une montre que vous avez commandée à Panrier ; je l’adresserai à M. d’Ogny. La poste part ; je me mets dans mon lit, au pied du vôtre.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

26 Novembre 1775.

 

 

          Puisque vous dites, madame, à M. d’Argental :

 

Atys, comblé d’honneurs, n’aime plus Sangaride ;

 

                                                                  QUIN., Atys, act. IV, sc. I.

 

je vous dirai :

 

Églé ne m’aime plus et n’a rien à me dire.

 

                                                         Thésée, act. IV, sc. v.

 

Car j’aime autant Quinault que vous : je ne suis pas de ces pédants qui le trouvent fade, et qui le condamnent pour avoir parlé d’amour lorsqu’il en devait parler. Je le regarde comme le second de nos poètes pour l’élégance, pour la naïveté, la vérité, et la précision.

 

          Il est très vrai que vous n’avez plus rien à me dire, puisque vous ne m’écrivez point ; mais il n’est pas vrai que je sois comblé d’honneurs ; je ne le suis que de ridicules, et c’est toujours par ses amis qu’on est maltraité.

 

          M. d’Argental s’obstine à me croire tombé dans une espèce d’apoplexie pour avoir été gourmand, et le fait est que mon accident me prit après avoir été un jour sans manger. Il m’appelle aussi commissaire départi par le roi auprès des fermiers-généraux, pendant que je suis opprimé départi par ces messieurs.

 

          Voulez-vous, madame, que je vous parle vrai ? mon département est l’abîme du néant éternel, où je vais bientôt entrer.

 

          Je lis tous les ouvrages philosophiques de Cicéron sur ce sujet plus usé qu’aisé, et je ne vous conseille pas de les lire ; car, quoique ce grand homme soit très éloquent, il ne nous apprend rien du tout. L’abbé de Chaulieu avait précisément mon âge quand il est mort, et il n’en a pas appris davantage.

 

          Les suites de mon accident m’ont paru si sérieuses, que je n’ai pas voulu faire mon voyage sans prendre la liberté de dire adieu à celle que vous appeliez votre grand’maman (1). Comme il faut se réconcilier dans ces moments-là, j’avais sur le cœur l’injustice de son mari, qui me croyait un petit ingrat. J’étais assurément bien éloigné de l’être ; mais je n’ai pas mieux réussi auprès de votre grand’maman qu’auprès de vous. Vous me croyez comblé d’honneurs, et elle me croit plein de ménagements : elle se moque de mes honneurs et de mon apoplexie.

 

          Jugez si dans cet état j’ai eu des choses bien amusantes à vous dire : je ne savais aucune nouvelle ni de l’opéra-comique, ni de l’assemblée du clergé.

 

          Mais vous, madame, qui vivez dans le centre des plaisirs et des grandes affaires, comment voulez-vous qu’un pauvre solitaire ose vous écrire du fond de ses déserts et de ses neiges, privé de toute société et de presque tous ses sens, lorsque vous en avez encore quatre excellents ? C’est à vous à réveiller les gens qui s’endorment auprès de leur tombeau ; mais ce n’est pas à eux de vous importuner de leurs rêveries ; il faut qu’ils soient discrets, et qu’ils attendent vos ordres. Il n’y a que les vampires de dom Calmet (2) qui viennent lutiner les vivants.

 

          Soyez très sûre que si j’ai perdu tout ce qui fait vivre, passions, amusements, imagination, et toutes les bagatelles de ce monde, je vous reste sérieusement attaché, et que je le serai tant que mes petites apoplexies me le permettront. Je vous regarderai comme la personne de mon siècle qui est le plus selon mon cœur et selon mon goût, supposé que j’aie encore goût et cœur. Je vous demanderai vos bontés comme la première de mes consolations, et je dirai : C’est auprès d’elle que j’aurais voulu passer ma vie.

 

 

1 – Madame de Choiseul. (G.A.)

2 - Auteur d’une Dissertation sur les vampires. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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