ESSAIS SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 25

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ESSAIS SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 25

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 25)

 

 

 

 

 

 

XLVIII.     DES ANGES, DES GÉNIES, DES DIABLES,

CHEZ LES ANCIENNES NATIONS ET

    CHEZ LES JUIFS.

 

 

 

 

 

          Tout a sa source dans la nature de l’esprit humain. Tous les hommes puissants, les magistrats, les princes, avaient leurs messagers ; il était vraisemblable que les dieux en avaient aussi. Les Chaldéens et les Perses semblent être les premiers hommes connus de nous qui parlèrent des anges comme d’huissier célestes et de porteurs d’ordres. Mais avant eux, les Indiens, de qui toute espèce de théologie nous est venue, avaient inventé les anges, et les avaient représentés, dans leur ancien livre du Shasta, comme des créatures immortelles, participantes de la Divinité, et dont un grand nombre se révolta dans le ciel contre le Créateur. (Voyez le chapitre de l’INDE, page 19).

 

          Les Parsis ignicoles, qui subsistent encore, ont communiqué à l’auteur de la religion des anciens Perses les noms des anges que les premiers Perses reconnaissaient. On en trouve cent dix-neuf, parmi lesquels ne sont ni Raphaël ni Gabriel, que les Perses n’adoptèrent que longtemps après. Ces mots sont chaldéens, ils ne furent connus des Juifs que dans leur captivité ; car, avant l’histoire de Tobie, on ne voit le nom d’aucun ange, ni dans le Pentateuque, ni dans aucun livre des Hébreux.

 

          Les Perses, dans leur ancien catalogue qu’on trouve au-devant du Sadder, ne comptaient que douze diables, et Arimane était le premier. C’était du moins une chose consolante de reconnaître plus de génies bienfaisants que de démons ennemis du genre humain.

 

          On ne voit pas que cette doctrine ait été suivie des Egyptiens. Les Grecs, au lieu de génies tutélaires eurent des divinités secondaires, des héros, et des demi-dieux. Au lieu de diables, ils eurent Até, Erynnis, les Euménides. Il me semble que ce fut Platon qui parla le premier d’un bon et d’un mauvais génie qui présidaient aux actions de tout mortel. Depuis lui, les Grecs et les Romains se piquèrent d’avoir chacun deux génies ; et le mauvais eut toujours plus d’occupation et de succès que son antagoniste.

 

          Quand les Juifs eurent enfin donné des noms à leur milice céleste, ils la distinguèrent en dix classes : les saints, les rapides, les forts, les flammes, les étincelles, les députés, les princes, les fils de princes, les images, les animés. Mais cette hiérarchie ne se trouve que dans le Talmud et dans le Targum, et non dans les livres du canon hébreu.

 

          Ces anges eurent toujours la forme humaine, et c’est ainsi que nous les peignons encore aujourd’hui en leur donnant des ailes. Raphaël conduisit Tobie. Les anges qui apparurent à Abraham, à Loth, burent et mangèrent avec ces patriarches ; et la brutale fureur des habitants de Sodome ne prouve que trop que les anges de Loth avaient un corps. Il serait même difficile de comprendre comment les anges auraient parlé aux hommes, et comment on leur eût répondu, s’ils n’avaient paru sous la figure humaine.

 

          Les Juifs n’eurent pas même une autre idée de Dieu. Il parle le langage humain avec Adam et Eve ; il parle même au serpent ; il se promène dans le jardin d’Eden à l’heure de midi ; il daigne converser avec Abraham, avec les patriarches, avec Moïse. Plus d’un commentateur a cru même que ces mots de la Genèse, Faisons l’homme à notre image, pouvaient être entendus à la lettre ; que le plus parfait des êtres de la terre était une faible ressemblance de la forme de son créateur, et que cette idée devait engager l’homme à ne jamais dégénérer.

 

          Quoique la chute des anges transformés en diables, en démons, soit le fondement de la religion juive et de la chrétienne, il n’en est pourtant rien dit dans la Genèse, ni dans la loi, ni dans aucun livre canonique. La Genèse dit expressément qu’un serpent parla à Eva et la séduisit. Elle a soin de remarquer que le serpent était le plus habile, le plus rusé de tous les animaux ; et nous avons observé que toutes les nations avaient cette opinion du serpent. La Genèse marque encore positivement que la haine des hommes pour les serpents vient du mauvais office que cet animal rendit au genre humain ; que c’est depuis ce temps-là qu’il cherche à nous mordre, que nous cherchons à l’écraser ; et qu’enfin il est condamné, pour sa mauvaise action, à ramper sur le ventre, et à manger la poussière de la terre. Il est vrai que le serpent ne se nourrit point de terre, mais toute l’antiquité le croyait.

 

          Il semble à notre curiosité que c’était là le cas d’apprendre aux hommes que ce serpent était un des anges rebelles devenus démons, qui venait exercer sa vengeance sur l’ouvrage de Dieu, et le corrompre. Cependant il n’est aucun passage dans le Pentateuque dont nous puissions inférer cette interprétation, en ne consultant que nos faibles lumières.

 

          Satan paraît, dans Job, le maître de la terre subordonné à Dieu. Mais quel homme un peu versé dans l’antiquité ne sait que ce mot Satan était chaldéen ; que ce Satan était l’Arimane des Perses, adopté par les Chaldéens, le mauvais principe qui dominait sur les hommes ? Job est représenté comme un pasteur arabe, vivant sur les confins de la Perse. Nous avons déjà dit que les mots arabes, conservés dans la traduction hébraïque de cette ancienne allégorie, montrent que le livre fut d’abord écrit par les Arabes. Flavien Josèphe, qui ne le compte point parmi les livres du canon hébreu, ne laisse aucun doute sur ce sujet.

 

          Les démons, les diables, chassés d’un globe du ciel, précipités dans le centre de notre globe, et s’échappant de leur prison pour tenter les hommes, sont regardés, depuis plusieurs siècles, comme les auteurs de notre damnation. Mais, encore une fois, c’est une opinion dont il n’y a aucune trace dans l’ancien Testament. C’est une vérité de tradition, tirée du livre si antique et si longtemps inconnu, écrit par les premiers brachmanes, et que nous devons enfin aux recherches de quelques savants anglais qui ont résidé longtemps dans le Bengale.

 

          Quelques commentateurs ont écrit que ce passage d’Isaïe : « Comment es-tu tombé du ciel, ô Lucifer ? qui paraissais le matin ? » désigne la chute des anges, et que c’est Lucifer qui se déguisa en serpent pour faire manger la pomme à Eve et à son mari.

 

          Mais en vérité, une allégorie si étrange ressemble à ces énigmes qu’on faisait imaginer autrefois aux jeunes écoliers dans les collèges. On exposait, par exemple, un tableau représentant un vieillard et une jeune fille. L’un disait : C’est l’hiver et le printemps ; l’autre : C’est la neige et le feu ; un autre : C’est la rose et l’épine, ou bien, C’est la force et la faiblesse ; et celui qui avait trouvé le sens le plus éloigné du sujet, l’application la plus extraordinaire, gagnait le prix.

 

          Il en est précisément de même de cette application singulière de l’étoile du matin au diable. Isaïe, dans son quatorzième chapitre, en insultant à la mort d’un roi de Babylone, lui dit : « A ta mort on a chanté à gorge déployée ; les sapins, les cèdres, s’en sont réjouis. Il n’est venu depuis aucun exacteur nous mettre à la taille. Comment ta hauteur est-elle descendue au tombeau, malgré le son de tes musettes ? comment es-tu couchée avec les vers et la vermine ? comment es-tu tombée du ciel, étoile du matin ? Hélel, toi qui pressais les nations, tu es abattue en terre ! »

 

          On a traduit cet Hélel en latin par Lucifer : on a donné depuis ce nom au diable, quoiqu’il y ait assurément peu de rapport entre le diable et l’étoile du matin. On a imaginé que ce diable étant tombé du ciel était un ange qui avait fait la guerre à Dieu : il ne pouvait la faire lui seul ; il avait donc des compagnons. La fable des géants armés contre les dieux, répandue chez toutes les nations, est, selon plusieurs commentateurs, une imitation profane de la tradition qui nous apprend que des anges s’étaient soulevés contre leur maître.

 

          Cette idée reçut une nouvelle force de l’Epître de saint Jude, où il est dit : « Dieu a gardé dans les ténèbres, enchaînés jusqu’au jugement du grand jour, les anges qui ont dégénéré de leur origine, et qui ont abandonné leur propre demeure… Malheur à ceux qui ont suivi les traces de Caïn… desquels Enoch, septième homme après Adam, a prophétisé, en disant : Voici, le Seigneur est venu avec ses millions de saints, etc. »

 

          On s’imagina qu’Enoch avait laissé par écrit l’histoire de la chute des anges. Mais il y a deux choses importantes à observer ici. Premièrement, Enoch n’écrivit pas plus que Seth, à qui les Juifs attribuèrent des livres ; et le faux Enoch que cite saint Jude est reconnu pour être forgé par un Juif. Secondement, ce faux Enoch ne dit pas un mot de la rébellion et de la chute des anges avant la formation de l’homme. Voici mot à mot ce qu’il dit de ses Egregori : « Le nombre des hommes s’étant prodigieusement accru, ils eurent de très belles filles ; les anges, les veillants, Egregori, en devinrent amoureux, et furent entraînés dans beaucoup d’erreurs. Ils s’animèrent entre eux ; ils se dirent : Choisissons-nous des femmes parmi les filles des hommes de la terre. Semiaxas leur prince dit : Je crains que vous n’osiez pas accomplir un tel dessein, et que je ne demeure seul chargé du crime ; tous répondirent : Faisons serment d’exécuter notre dessein, et dévouons-nous à l’anathème si nous y manquons. Ils s’unirent donc par serment et firent des imprécations. Ils étaient deux cents en nombre. Ils partirent ensemble du temps de Jared, et allèrent sur la montagne appelée Hermonim, à cause de leur serment. Voici le nom des principaux : Semiaxas, Atarculph, Araciel, Chobabiel-Hosampsich, Zaciel-Parmar, Thausaël, Samiel, Tirel, Sumiel.

 

          Eux et les autres prirent des femmes, l’an onze cent soixante et dix de la création du monde. De ce commerce naquirent trois genres d’hommes, les géants Naphilim, etc. »

 

          L’auteur de ce fragment écrit de ce style qui semble appartenir aux premiers temps ; c’est la même naïveté. Il ne manque pas de nommer les personnages ; il n’oublie pas les dates ; point de réflexions, point de maximes, c’est l’ancienne manière orientale.

 

          On voit que cette histoire est fondée sur le sixième chapitre de la Genèse : « Or en ce temps il y avait des géants sur la terre ; car les enfants de Dieu ayant eu commerce avec les filles des hommes, elles enfantèrent les puissants du siècle. »

 

          Le livre d’Enoch et la Genèse sont entièrement d’accord sur l’accouplement des anges avec les filles des hommes, et sur la race des géants qui en naquit (1). Mais ni cet Enoch ni aucun livre de l’ancien Testament ne parle de la guerre des anges contre Dieu, ni de leur défaite, ni de leur chute dans l’enfer, ni de leur haine contre le genre humain.

 

          Il n’est question des esprits malins et du diable que dans l’allégorie de Job, dont nous avons parlé, laquelle n’est pas un livre juif ; et dans l’aventure de Tobie. Le diable Asmodée, ou Shammadey, qui étrangla les sept premiers maris de Sara, et que Raphaël fit déloger avec la fumée du foie d’un poisson, n’était point un diable juif, mais persan. Raphaël l’alla enchaîner dans la Haute-Egypte ; mais il est constant que les Juifs n’ayant point d’enfer, ils n’avaient point de diables. Ils ne commencèrent que fort tard à croire l’immortalité de l’âme et un enfer, et ce fut quand la secte des pharisiens prévalut. Ils étaient donc bien éloignés de penser que le serpent qui tenta Eve fût un diable, un ange précipité dans l’enfer. Cette pierre, qui sert de fondement a tout l’édifice, ne fut posée que la dernière. Nous n’en révérons pas moins l’histoire de la chute des anges devenus diables : mais nous ne savons où en trouver l’origine.

 

          On appela diables Belzébuth, Belphégor, Astaroth ; mais c’étaient d’anciens dieux de Syrie. Belphégor était le dieu du mariage ; Belzébuth, ou Bel-se-puth, signifiait le seigneur qui préserve des insectes. Le roi Ochosias même l’avait consulté comme un dieu, pour savoir s’il guérirait d’une maladie ; et Elie, indigné de cette démarche, avait dit : « N’y a-t-il point de Dieu en Israël, pour aller consulter le dieu d’Accaron ? »

 

          Astaroth était la lune, et la lune ne s’attendait pas à devenir diable.

 

          L’apôtre Jude dit encore « que le diable se querella avec l’ange Michaël au sujet du corps de Moïse. » Mais on ne trouve rien de semblable dans le canon des Juifs. Cette dispute de Michaël avec le diable n’est que dans un livre apocryphe, intitulé : Analyse de Moïse, cité par Origène dans le troisième livre de ses Principes.

 

          Il est donc indubitable que les Juifs ne reconnurent point de diables jusque vers le temps de leur captivité à Babylone. Ils puisèrent cette doctrine chez les Perses, qui la tenaient de Zoroastre.

 

          Il n’y a que l’ignorance, le fanatisme et la mauvaise foi qui puissent nier tous ces faits ; et il faut ajouter que la religion ne doit pas s’effrayer des conséquences. Dieu a certainement permis que la croyance aux bons et aux mauvais génies, à l’immortalité de l’âme, aux récompenses et aux peines éternelles, ait été établie chez vingt nations de l’antiquité avant de parvenir au peuple juif. Notre sainte religion a consacré cette doctrine ; elle a établi ce que les autres avaient entrevu ; et ce qui n’était chez les anciens qu’une opinion est devenu par la révélation une vérité divine.

 

 

1 – M. Renan écrit que les Néfilim, Emim, Refaïm,etc., races gigantesques et titaniennes, objets de traditions fantastiques, représentent comme les habitants de l’Inde antérieurs à la race Brahmanique, cette première humanité sauvage que partout les races civilisées paraissent avoir rencontrée sur leurs pas. Ces races disparurent de bonne heure. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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