CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 14

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à M. Audibert.

 

A Ferney, 26 Juillet 1775.

 

 

          Je suis très affligé, monsieur, que la santé de madame votre femme ne lui permette pas d’embellir notre colonie. Vous auriez augmenté notre bonheur. Nous sommes engagés à bâtir six maisons nouvelles depuis que vous êtes parti ; mais ces six maisons ne sont pas la monnaie de la vôtre. Si je pouvais vivre assez longtemps pour vous voir remplir votre premier projet, ce serait pour moi une félicité qu’il ne m’est guère permis de prétendre.

 

          A l’égard de la félicité de la France, c’est l’affaire de M Turgot et de M. de Malesherbes Il n’y a rien qu’on ne doive espérer sous le règne de la philosophie. Novus jam rerum nascitur ordo. Cependant les cagot sont toujours à craindre. Ils sont cent contre un, et ils ont toujours des armes terribles.

 

          Madame Denis est infiniment sensible à l’honneur de votre souvenir. Vous êtes aimé dans notre petit coin de terre comme vous l’êtes à Marseille.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

26 Juillet 1775 (1).

 

 

          Vous avez dû recevoir, monseigneur, une lettre de moi fort inutile, dans laquelle je ne vous parlais que de vin de Champagne que j’avais osé boire à votre santé avec M. Duvivier. Je reçois aujourd’hui vos deux lettres du 16 juillet.

 

          Je me hâte de vous répondre que je n’ai nulle nouvelle du papillon-philosophe (2). Si sa papillonnerie est partie de Paris, elle doit être à Dijon ; et si elle est à Dijon, elle viendra frétiller dans quelques jours à Ferney, et alors j’obéirai à vos ordres. Nous ne sommes de fins personnages ni le papillon ni moi. Il est, ce me semble, fort aisé de deviner pourquoi elle n’a pas volé vers vous, lorsqu’elle était entourée de fleurs qui ne sont pas celles de votre jardin.

 

          Moi, qui ne papillonne point, je serais sûrement dans votre beau jardin si les Parques, qui m’ont filé quatre-vingt-deux ans, pouvaient me le permettre  mais les coquines ont cassé en vingt endroits mon fil, qui ne vaut rien du tout et qui est bien indigne du vôtre… [illisible], et moi je traîne ma décrépitude. Un papillon ne trouvera rien à sucer chez nous Quelque tort qu’il puisse avoir, je suis bien persuadé qu’il aimera toujours à mettre ses ailes auprès des vôtres. Vous êtes comme les dieux ; vous avez une jeune immortelle.

 

          Vous ne me dites rien de l’art d’écrire de madame de Saint-Vincent ; il me paraît que ceux qui la conduisent entendent parfaitement l’art de la chicane : elle en a grand besoin. Conservez-moi vos bontés ; vous savez combien elles me consolent.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et a François. (G.A.)

2 – Madame de Saint-Julien. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Morellet.

 

Ferney, 29 Juillet 1775.

 

 

          Ferney n’oubliera jamais son député, ou plutôt son protecteur, M. l’abbé M***. On y jette actuellement les fondements de quatorze maisons nouvelles, qui ne subsisteront qu’autant qu’elles seront favorisées par ceux dont toute la France attend sa félicité.

 

          Madame Denis, monsieur, est aussi sensible que moi à tous vos bons offices.

 

          Je ne vous dirai point, d’après un beau livre nouveau (1), que les calculs de la nature sont plus grands que les nôtres ; que nous la calomnions légèrement ; que la distribution du bonheur est restée dans ses mains ; … qu’un pays qui recueillerait beaucoup de blé, et qui en vendrait continuellement aux étrangers, aurait une population imparfaite ; … qu’un œil vigilant capable de suivre la variété des circonstances peut fonder sur une harmonie le plus grand bien de l’Etat , qu’il faut suivre la vérité par un intérêt énergique, en se conformant à sa route onduleuse, parce que l’architecture sociale se refuse à l’unité des moyens, et que la simplicité d’une conception est précieuse à la paresse, etc.

 

          Je vous prierai seulement de remarquer et de faire remarquer que ceux qui écrivent de cet admirable style sont ceux qui ont toujours été favorisés du gouvernement, et que nous, qui n’avons qu’un langage simple comme nos mœurs, nous en avons toujours été maltraités. Il faut que le galimatias soit bien respectable quand il est débité par les puissants et les riches.

 

          Nous sommes petits et pauvres, mais nous défions tous les millionnaires d’être plus enivrés de joie que nous le sommes, et de faire des vœux plus ardents que nous en faisons pour les ministres que l’on vient de nous donner (2).

 

 

1 – L’ouvrage de Necker sur les grains. (G.A.)

2 – Turgot et Malesherbes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

A Ferney, 31 Juillet 1775.

 

 

          Je n’ai pu encore vous remercier, mon cher ami, de votre lettre du 30 juin. Mes quatre-vingt-deux ans, et toutes les misères qui en sont la suite, me laissent rarement la force de faire tout ce que mon cœur me dicte.

 

          J’ai été vivement touché de la maladie de S.A.E. ; je prendrais la liberté de lui écrire, s’il n’était pas trop tard. Ce n’est pas assez de faire son devoir, il faut le faire à temps.

 

          Votre médecin du diable (1), qui a exorcisé les malades d’Allemagne, ne me paraît guère plus charlatan que les autres médecins, qui se vantent de connaître la nature et de la guérir. Il est triste que dans notre siècle il y ait encore des malades qui se croient possédés du diable. Mais la philosophie ne sera jamais faite pour le peuple : la canaille d’aujourd’hui ressemble en tout à la canaille qui végétait il y a quatre mille ans.

 

          Je suis un peu accablé des soins que me donne ma colonie de Ferney, qui s’est beaucoup augmentée ; mais quelque chose qui m’arrive, soyez sûr que je ne vous oublierai jamais.

 

 

1 – Le médecin du diable dont parle Voltaire dans cette lettre était Gassener, prêtre à Elwanger. Je lui avais parlé de la scène scandaleuse que cet homme avait faite en Allemagne. (Note de Colini.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

 

31 Juillet 1775 (1).

 

 

          Mon cher ange, il faut avoir pour moi grande commisération. Je n’ai jamais mieux senti combien il est triste de passer sa vie loin de vous. Je n’ai pas manqué d’écrire à M de La Reynière, au sujet de trois paquets que je lui avais envoyés pour vous successivement, depuis environ six semaines. Il m’a répondu, par sa lettre du 23 juillet, qu’il n’en avait reçu aucun. Je lui en avais aussi adressé un pour M. Watelet, et il m’assure que ce paquet ne lui est pas plus parvenu que les autres. Je me le tiens pour dit. Je ne chercherai point d’autres éclaircissements. Je suis confondu. Il faut donc renoncer à toutes les consolations de la vie, lorsqu’on est près de la quitter.

 

          Il était bien doux pour moi de vous ouvrir mon cœur. Vous savez avec quelle confiance je vous ai toujours parlé, et cette confiance n’a jamais été indiscrète. Je ne crois pas vous avoir jamais écrit un mot qui pût déplaire à personne. Non seulement des paquets très indifférents ne vous ont pas été rendus, mais je vois que ma lettre de remerciements à M. le maréchal de Duras a eu le même sort. Je n’ai d’autre parti à prendre que de lui en écrire une autre en droiture. Je vous répèterai ici ce que je vous mandais. Je vous disais que mon jeune homme avait obtenu de son maître une place et des encouragements qui lui procureront une fortune honorable, et que par conséquent il n’a plus rien à demander à personne.

 

          Je vous parlais de Le Gros, qui va, comme Lekain, jouant en province. Je ne crois pas qu’on puisse se plaindre ni vous compromettre pour une pareille correspondance.

 

          J’ai lu dans quelques papiers publics que M. le duc de La Vrillière (2) avait la surintendance des postes ; cela ne m’a pas paru vraisemblable. Quoi qu’il en soit, je ne sais plus où j’en suis ; je sais seulement que je respire encore pour vous aimer de tout mon cœur, et pour vous être attaché bien intimement jusqu’à l’instant où il faudra cesser d’exister.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Malesherbes l’avait remplacé comme ministre de la maison du roi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

3 Auguste 1775.

 

 

          Mon très aimable ami, votre ouvrage (1) contre l’Esprit de parti est, encore une fois, un très bon ouvrage ; mais il n’est pas étonnant que les malades de la rage se fâchent contre leur médecin. Ils vous remercieront un jour de les avoir guéris. Pour moi, je vous remercie, dès ce moment, d’avoir voulu me guérir de ma passion pour la retraite ; mais je tiens plus que jamais à cette passion, que mon âge et mes maux m’ont rendu nécessaire. Quoi ! vous voudriez faire rentrer un vieux boiteux dans la salle du bal ? vous dites que vous méditez une fugue dans mes déserts, et vous me proposez de quitter mes déserts pour le fracas de Paris ? Cela n’est pas conséquent, mon cher ami : d’ailleurs vous sentez bien qu’il ne faut pas laisser soupçonner à personne que je puisse avoir besoin de la moindre faveur pour venir danser dans votre tripot avec mes béquilles : rien ne m’empêcherait de faire cette sottise si j’en avais envie.

 

          Il n’y a jamais eu d’exclusion formelle. J’ai toujours conservé ma charge (2), avec le droit d’en faire les fonctions. Si je demandais permission, ce serait faire croire que je ne l’ai pas.

 

Que les dieux ne m’ôtent rien,

C’est tout ce que je leur demande.

 

          Les dieux ne me prieront pas sans doute de venir dans leur Olympe, et je ne les prierai pas de m’y donner une place. Mon unique désir est d’être oublié dans ma solitude, non pas oublié de tout le monde, car je désire bien vivement que vous et M. d’Argental vous vous souveniez toujours de moi ; je vous prierai même de parler quelquefois de votre vieux malade à M. de Malesherbes, qui est révéré dans mon hôpital comme à Paris.

 

          Ma vieille voix chevrotante ne sera pas entendue au milieu des concerts de ses louanges. Je dis pour lui vivat, avant de mourir ; c’est tout ce que je puis faire. Je vous en dis autant. Je vous dis surtout vive felix, car vivere tout sec est peu de chose. Sachez qu’on vous regrette à Ferney tout autant qu’à Saconnay.

 

 

1 – Comédie en cinq actes. (G.A.)

2 – De gentilhomme ordinaire du roi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

4 Auguste 1775.

 

 

          Je viens de baigner dans ce moment les ailes de papillon-philosophe dans de petits bains fort jolis. Elle n’est point du tout papillon en amitié, et je puis dire, sans aucune finesse, qu’on doit être très sûr qu’elle n’avait aucun tort quand elle ne reçut pas une certaine visite. Il y avait deux carrosses dans sa cour depuis quelques heures. La personne (1) qui l’accuse de légèreté sur les apparences arriva chez elle un moment avant qu’on donnât l’ordre de laisser entrer. C’est cette méprise qui a occasionné un soupçon assez vraisemblable. Il arrive souvent qu’on cherche finesse où il n’y en a point du tout. Je réponds sur ma vie de l’innocence du papillon, je réponds de la sincère amitié qu’elle a pour le héros ; elle prend le plus grand intérêt à tout ce qui le regarde.

 

          On croit bien que nous avons traité à fond l’affaire du héros. Elle pense que l’on fera naître autant d’incidents que l’on pourra, et qu’on ne cherchera qu’à lasser la patience d’un homme qui doit être déjà très las de toutes les difficultés qu’on a fait naître dans une affaire si simple.

 

          Le résultat de nos conversations est que les quatre canons de Fontenoy, Gênes, Closter-Severn, et Port-Mahon (2), ont fait naître un peu d’envie, qu’on s’y est bien attendu, et que madame Pernelle avait raison quand elle disait (3) que l’envie ne mourrait jamais.

 

          Papillon d’ailleurs a un cœur charmant, incapable d’inconstance en amitié. Pour moi, hibou que je suis, je dois rester et mourir dans mon trou. J’y forme des vœux pour le bonheur du héros ; et je suis bien persuadé que ce bonheur ne sera point traversé par les lignes qu’une Provençale (4) a écrites sur une vitre.

 

 

1 – Richelieu lui-même. (G.A.)

2 – Voyez sur ces actions d’éclat de Richelieu, le Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

3 – Tartufe, act. V, sc. II. (G.A.)

4 – Madame de Saint-Vincent. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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