ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 16

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ESSAI SUR LES MŒURS ET  L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 16

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 16)

 

 

 

 

 

 

 

XXVI. DES SECTES DES GRECS.

 

 

 

 

          Il paraît que chez les Egyptiens, chez les Persans, chez les Chaldéens, chez les Indiens, il n’y avait qu’une secte de philosophie. Les prêtres de toutes ces nations étant tous d’une race particulière, ce qu’on appelait la sagesse n’appartenait qu’à cette race. Leur langue sacrée, inconnue au peuple, ne laissait le dépôt de la science qu’entre leurs mains. Mais dans la Grèce, plus libre et plus heureuse, l’accès de la raison fut ouvert à tout le monde ; chacun donna l’essor à ses idées, et c’est ce qui rendit les Grecs le peuple le plus ingénieux de la terre. C’est ainsi que de nos jours la nation anglaise est devenue la plus éclairée, parce qu’on peut penser impunément chez elle.

 

          Les stoïques admirent une âme universelle du monde, dans laquelle les âmes de tous les êtres vivants se replongeaient. Les épicuriens nièrent qu’il y eût une âme, et ne connurent que des principes physiques ; ils soutinrent que les dieux ne se mêlaient pas des affaires des hommes ; et on laissa les épicuriens en paix comme ils y laissaient les dieux.

 

          Les écoles retentirent, depuis Thalès jusqu’au temps de Platon et d’Aristote, de disputes philosophiques, qui toutes décèlent la sagacité et la folie de l’esprit humain, sa grandeur et sa faiblesse. On argumenta presque toujours sans s’entendre, comme nous avons fait depuis le treizième siècle, où nous commençâmes à raisonner.

 

          La réputation qu’eut Platon ne m’étonne pas ; tous les philosophes étaient inintelligibles : il l’était autant que les autres et s’exprimait avec plus d’éloquence. Mais quel succès aurait Platon s’il paraissait aujourd’hui dans une compagnie de gens de bons sens, et s’il leur disait ces belles paroles qui sont dans son Timée : « De la substance indivisible et de la divisible Dieu composa une troisième espèce de substance au milieu des deux, tenant de la nature du même et de l’autre : puis, prenant ces trois natures ensemble, il les mêla toutes en une seule forme, et força la nature de l’âme à se mêler avec la nature du même ; et les ayant mêlées avec la substance, et de ces trois ayant fait un suppôt, il le divisa en portions convenables : chacune de ces portions était mêlée

du même et de l’autre ; et de la substance il fit sa division (1).

 

          Ensuite il explique, avec la même clarté, le quaternaire de Pythagore. Il faut convenir que des hommes raisonnables qui viendraient de lire l’Entendement humain de Locke, prieraient Platon d’aller à son école.

 

          Ce galimatias du bon Platon n’empêche pas qu’il n’y ait de temps en temps de très belles idées dans ses ouvrages. Les Grecs avaient tant d’esprit qu’ils en abusèrent ; mais ce qui leur fait beaucoup d’honneur, c’est qu’aucun de leurs gouvernements ne gêna les pensées des hommes. Il n’y a que Socrate dont il soit avéré que ses opinions lui coûtèrent la vie ; et il fut encore moins la victime de ses opinions, que celle d’un parti violent élevé contre lui. Les Athéniens, à la vérité, lui firent boire la ciguë, mais on sait combien ils s’en repentirent ; on sait qu’ils punirent ses accusateurs et qu’ils élevèrent un temple à celui qu’ils avaient condamné. Athènes laissa une liberté entière, non-seulement à la philosophie, mais à toutes les religions. Elle recevait tous les dieux étrangers ; elle avait même un autel dédié aux dieux inconnus.

 

          Il est incontestable que les Grecs reconnaissaient un Dieu suprême, ainsi que toutes les nations dont nous avons parlé. Leur Zeus, leur Jupiter, était le maître des dieux et des hommes. Cette opinion ne changea jamais depuis Orphée ; on la retrouve cent fois dans Homère : tous les autres dieux sont inférieurs. On peut les comparer aux péris des Perses, aux génies des autres nations orientales. Tous les philosophes, excepté les stratoniciens et les épicuriens, reconnurent l’architecte du monde, le Demiourgos.

 

          Ne craignons point de trop peser sur cette vérité historique, que la raison humaine, commencée, adora quelque puissance, quelque être qu’on croyait au-dessus du pouvoir ordinaire, soit le soleil, soit la lune ou les étoiles ; que la raison humaine, cultivée, adora, malgré toutes ses erreurs, un Dieu suprême, maître des éléments et des autres dieux ; et que toutes les nations policées, depuis l’Inde jusqu’au fond de l’Europe, crurent en général une vie à venir, quoique plusieurs sectes de philosophes eussent une opinion contraire.

 

 

1 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, article PLATON. (K.)

 

 

 

 

 

XXVII. DE ZALEUCUS, ET DE QUELQUES

         AUTRES LÉGISLATEURS.

 

 

 

 

          J’ose ici défier tous les moralistes et tous les législateurs, et je leur demande à tous s’ils ont dit rien de plus beau et de plus utile que l’exorde des lois de Zaleucus, qui vivait avant Pythagore, et qui fut le premier magistrat des Locriens.

 

          « Tout citoyen doit être persuadé de l’existence de la Divinité. Il suffit d’observer l’ordre et l’harmonie de l’univers, pour être convaincu que le hasard ne peut l’avoir formé. On doit maîtriser son âme, la purifier, en écarter tout mal ; persuadé que Dieu ne peut être bien servi par les pervers, et qu’il ne ressemble point aux misérables mortels qui se laissent toucher par de magnifiques cérémonies et par de somptueuses offrandes. La vertu seule et la disposition constante à faire le bien, peuvent lui plaire. Qu’on cherche donc à être juste dans ses principes et dans la pratique ; c’est ainsi qu’on se rendra cher à la Divinité. Chacun doit craindre ce qui mène à l’ignominie, bien plus que ce qui conduit à la pauvreté. Il faut regarder comme le meilleur citoyen celui qui abandonne la fortune pour la justice ; mais ceux que leurs passions violentes entraînent vers le mal, hommes, femmes, citoyens, simples habitants, doivent être avertis de se souvenir des dieux, et de penser souvent aux jugements sévères qu’ils exercent contre les coupables. Qu’ils aient devant les yeux l’heure de la mort, l’heure fatale qui nous attend tous, heure où le souvenir des fautes amène les remords et le vain repentir de n’avoir pas soumis toutes ses actons à l’équité.

 

          Chacun doit donc se conduire à tout moment comme si ce moment était le dernier de sa vie ; mais si un mauvais génie le porte au crime, qu’il fuie au pied des autels, qu’il prie le ciel d’écarter loin de lui ce génie malfaisant ; qu’il se jette surtout entre les bras des gens de bien, dont les conseils le ramèneront à la vertu, en lui représentant la bonté de Dieu et sa vengeance. »

 

          Non, il n’y a rien dans toute l’antiquité qu’on puisse préférer à ce morceau simple et sublime, dicté par la raison et par la vertu, dépouillé d’enthousiasme et de ces figures gigantesques que le bon sens désavoue.

 

          Charondas, qui suivit Zaleucus, s’expliqua de même. Les Platon, les Cicéron, les divins Antonins, n’eurent point d’autre langage. C’est ainsi que s’explique, en cent endroits, ce Julien, qui eut le malheur d’abandonner la religion chrétienne, mais qui fit tant d’honneur à la naturelle ; Julien le scandale de notre Eglise et la gloire de l’empire romain.

 

          « Il faut, dit-il, instruire les ignorants, et non les punir ; les plaindre et non les haïr. Le devoir d’un empereur est d’imiter Dieu : l’imiter, c’est d’avoir le moins de besoins et de faire le plus de bien qu’il est possible. » Que ceux donc qui insultent l’antiquité apprennent à la connaître ; qu’ils ne confondent pas les sages législateurs avec des conteurs de fables ; qu’ils sachent distinguer les lois des plus sages magistrats, et les usages ridicules des peuples ; qu’ils ne disent point ; on inventa des cérémonies superstitieuses, on prodigua de faux oracles et de faux prodiges ; donc tous les magistrats de la Grèce et de Rome qui les toléraient étaient des aveugles trompés et des trompeurs : c’est comme s’ils disaient, il y a des bonzes à la Chine qui abusent la populace : donc le sage Confucius était un misérable imposteur.

 

          On doit, dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, rougir de ces déclamations que l’ignorance a si souvent débitées contre des sages qu’il fallait imiter et non calomnier. Ne sait-on pas que dans tous pays le vulgaire est imbécile, superstitieux, insensé ? N’y a-t-il pas eu des convulsionnaires dans la patrie du chancelier de L’Hospital, de Charron, de Montaigne, de La Motte-le-Vayer, de Descartes, de Bayle, de Fontenelle, de Montesquieu ? N’y a-t-il pas des méthodistes, des moraves, des millénaires, des fanatiques de toute espèce dans le pays qui eut le bonheur de donner naissance au chancelier Bacon, à ces génies immortels, Newton et Locke, et à une foule de grands hommes ?

 

 

 

 

 

XXVIII. DE BACCHUS.

 

 

 

 

          Excepté les fables visiblement allégoriques, comme celles des Muses, de Vénus, des Grâces, de l’Amour, de Zéphyre et de Flore, et quelques-unes de ce genre, toutes les autres sont un ramas de contes qui n’ont d’autre mérite que d’avoir fourni de beaux vers à Ovide et à Quinault, et d’avoir exercé le pinceau de nos meilleurs peintres. Mais il en est une qui paraît mériter l’attention de ceux qui aiment les recherches de l’antiquité : c’est la fable de Bacchus.

 

          Ce Bacchus, ou Back, ou Backos, ou Dionysios, fils de Dieu, a-t-il été un personnage véritable ? Tant de nations en parlent, ainsi que d’Hercule ; on a célébré tant d’Hercules et tant de Bacchus différents, qu’on peut supposer qu’en effet il y a eu un Bacchus, ainsi que d’Hercule ; on a célébré tant d’Hercules et tant de Bacchus, avant qu’on connût les livres juifs.

 

          On sait assez que les Juifs ne communiquèrent leurs livres aux étrangers que du temps de Ptolémée Philadelphe, environ deux cent trente ans avant notre ère. Or, avant ce temps, l’Orient et l’Occident retentissaient des orgies de Bacchus. Les vers attribués à l’ancien Orphée célèbrent les conquêtes et les bienfaits de ce prétendu demi-dieu. Son histoire est si ancienne que les Pères de l’Eglise ont prétendu que Bacchus était Noé passent tous deux pour avoir cultivé la vigne.

 

          Hérodote, en rapportant les anciennes opinions, dit que Bacchus fut élevé à Nyse, ville d’Ethiopie, que d’autres placent dans l’Arabie Heureuse. Les vers orphiques lui donnent le nom de Misès. Il résulte des recherches du savant Huet, sur l’histoire de Bacchus, qu’il fut sauvé des eaux dans un petit coffre ; qu’on l’appela Misem, en mémoire de cette aventure ; qu’il fut instruit des secrets des dieux  qu’il avait une verge qu’il changeait en serpent quand il voulait ; qu’il passa la mer Rouge à pied sec, comme Hercule passa depuis, dans son gobelet, le détroit de Calpé et d’Abyla ; que quand il alla dans les Indes, lui et son armée jouissaient de la clarté du soleil pendant la nuit ; qu’il toucha de sa baguette enchanteresse les eaux du fleuve Oronte et de l’Hydaspe, et que ces eaux s’écoulèrent pour lui laisser un passage libre. Il est dit même qu’il arrêta le cours du soleil et de la lune. Il écrivit ses lois sur deux tables de pierre Il était anciennement représenté avec des cornes ou des rayons qui partaient de sa tête.

 

          Il n’est pas étonnant, après cela, que plusieurs savants hommes, et surtout Bochart et Huet, dans nos derniers temps, aient prétendu que Bacchus est une copie de Moïse et de Josué. Tout concourt à favoriser la ressemblance : car Bacchus s’appelait, chez les Egyptiens, Arsaph, et parmi les noms que les Pères ont donnés à Moïse, on y trouve celui d’Osasirph.

 

          Entre ces deux histoires, qui paraissent semblables en tant de points, il n’est pas douteux que celle de Moïse ne soit la vérité, et que celle de Bacchus ne soit la fable ; mais il paraît que cette fable était connue des nations longtemps avant que l’histoire de Moïse fût parvenue jusqu’à elles. Aucun auteur grec n’a cité Moïse avant Longin, qui vivait sous l’empereur Aurélien, et tous avaient célébré Bacchus.

 

          Il paraît incontestable que les Grecs ne purent prendre l’idée de Bacchus dans le livre de la loi juive qu’ils n’entendaient pas, et dont ils n’avaient pas la moindre connaissance : livre d’ailleurs si rare chez les Juifs mêmes, que sous le roi Josias on n’en trouva qu’un seul exemplaire ; livre presque entièrement perdu, pendant l’esclavage des Juifs transportés en Chaldée et dans le reste de l’Asie ; livre restauré ensuite par Esdras dans les temps florissants d’Athènes et des autres républiques de la Grèce ; temps où les mystères de Bacchus étaient déjà institués.

 

          Dieu permit donc que l’esprit de mensonge divulguât les absurdités de la vie de Bacchus chez cent nations, avant que l’esprit de vérité fît connaître la vie de Moïse à aucun peuple, excepté aux Juifs.

 

          Le savant évêque d’Avranches (1), frappé de cette étonnante ressemblance, ne balança pas à prononcer que Moïse était non-seulement Bacchus, mais le Thaut, l’Osiris des Egyptiens. Il ajoute même, pour allier les contraires, que Moïse était aussi leur Typhon ; c’est-à-dire qu’il était à la fois le bon et le mauvais principe, le protecteur et l’ennemi, le dieu et le diable reconnus en Egypte.

 

          Moïse, selon ce savant homme, est le même que Zoroastre. Il est Esculape, Amphion, Apollon, Faunus, Janus, Persée, Romulus, Vertumne, et enfin Adonis et Priape. La preuve qu’il était Adonis, c’est que Virgile a dit (églogue X, V. 18) :

 

 

Et formosus oves ad flumina pavit Adonis.

 

Et le bel Adonis a gardé les moutons.

 

 

Or, Moïse garda les moutons vers l’Arabie. La preuve qu’il était Priape est encore meilleure : c’est que quelquefois on représentait Priape avec un âne, et que les Juifs passèrent pour adorer un âne. Huet ajoute, pour dernière confirmation, que la verge de Moïse pouvait fort bien être comparée au sceptre de Priape :

 

 

Sceptrum Priapo tribuitur, virga Mosi (2).

 

 

          Voilà ce que Huet appelle sa Démonstration. Elle n’est pas, à la vérité, géométrique. Il est à croire qu’il en rougit les dernières années de sa vie, et qu’il se souvenait de sa Démonstration, quand il fit son Traité de la faiblesse de l’esprit humain, et de l’incertitude de ses connaissances.

 

 

1 – Huet, évêque d’Avranches, fut adjoint à Bossuet pour l’éducation du dauphin, en qualité de sous-précepteur. L’ouvrage dont Voltaire parle ici est la Démonstratio evangelica, que Huet composa avant d’entrer dans les ordres. (G.A.)

 

2 – Si Bacchus n’est pas Moïse, il est Siva, il est Osiris, il est même le saint Bac de la légende chrétienne. Bacchus est le symbole du soleil, le principe fécondateur mâle. Voir l’Origine de tous les cultes, de Dupuis, qui explique par la sphère céleste et ses combinaisons, non-seulement le poème des Dionysiaques, de Nonnus, mais l’histoire toute entière du culte de Bacchus. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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