CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à M. l’abbé du Vernet.
A Ferney, Juin 1775.
Je ne vous enverrai point, monsieur l’abbé, les pièces de vers faites en mon honneur et gloire. Soyez très persuadé, monsieur, qu’on aimera mieux une épigramme contre moi, bonne ou mauvaise, que cent éloges. La louange endort, la satire réveille ; et le monde est si rassasié de vers, que la satire même a cessé d’être amusante. On a trop de tout dans le siècle où nous sommes, et trop peu de personnes qui pensent comme vous.
Je ne manquerai pas de présenter ma requête aux souverains du théâtre de la Comédie-Française (1). Je ne connais que Lekain ; mais je tenterai tout auprès des autres, supposé qu’ils jouent un ouvrage nouveau dont je leur ai fait présent, et supposé surtout que cet ouvrage, dont ils n’ont pas grande opinion, ne soit pas sifflé du public, comme on me le fait craindre ; car il n’y a pas moyen d’imposer une taxe, quelque légère qu’elle soit, sur ses propres troupes, quand elles ont été battues.
Soyez bien persuadé, monsieur le philosophe, de tous les sentiments dont est pénétré pour vous le vieux malade.
1 – Pour que du Vernet ait ses entrées. (G.A.)
à M. de La Tourette.
Ferney, 13 Juin 1775 (1).
Monsieur, un fameux libraire de Paris, qui est de nos amis, et qui est venu à Ferney voir madame Denis et moi, désire faire connaissance avec vous ; c’est M. Panckoucke, un des plus honnêtes hommes du monde, dont la sœur est mariée à M. Suard, de l’Académie française. Il se propose de vous présenter de gros volumes, dont il a fait l’acquisition à Genève (2). Vous nous ferez un extrême plaisir, à madame Denis et à moi, de le recevoir avec bonté ; personne ne mérite mieux que lui d’être favorisé d’un homme de mérite tel que vous. Je regarderai toutes les grâces que vous voudrez bien lui accorder comme faites à moi-même ; je vous en aurai la plus sensible obligation.
Agréez, monsieur, tous les sentiments qui m’attachent à vous depuis longtemps, et avec lesquels j’ai l’honneur d’être jusqu’au dernier moment de ma vie, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’était l’édition in-4° des Œuvres de Voltaire que Panckoucke venait d’acheter de Cramer. (A. François.)
à Madame Necker.
Ferney, 13 Juin 1775.
Je ne puis attendre, madame, le retour de madame Suard à Paris, pour vous remercier de vos bontés, et pour vous présenter les hommages de madame Denis et les miens. Elle a été à la mort pendant un mois entier, et est encore très languissante. Pour moi, madame, qui ai appris à souffrir depuis quatre-vingt et un ans, j’achève ma carrière avec une grande consolation, et je l’égaie même quelquefois, puisque vous daignez me conserver votre souvenir et vos bontés.
Madame Suard m’a appris que vous-même n’êtes pas exempte des maux auxquels cette faible nature humaine est sujette, et que vous êtes réduite au lait d’ânesse. Je suis affligé de votre état, beaucoup plus que du mien. Je me résigne aisément pour moi-même, mais non pas pour vous, madame ; car il me semble que de la manière dont la nature s’est complu à vous faire, vous n’étiez point destinée à souffrir comme nous, et à tâter de nos misères.
Je m’intéresse à votre santé autant que ceux qui sont assez heureux pour vous faire une cour assidue, et pour se partager entre M. Necker et vous ; il permettra que je le remercie ici de la bonté dont il m’a honoré. Vous jouissez tous deux dans Paris de l’extrême considération que vous méritez. Je suis condamné à mourir loin de vous. Je serai du moins pénétré, jusqu’au dernier moment de ma vie, des sentiments que je vous ai voués, de la reconnaissance que je vous dois, et de la respectueuse estime que vous inspirez à quiconque a eu le bonheur de vous connaître. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. le comte de Rochefort.
Ferney, 14 Juin 1775.
Je vous ai envoyé, monsieur, par M. votre frère, le petit paquet de rubans (1) d’une nouvelle espèce pour madame votre femme. Je me flatte qu’il vous l’aura rendu. Ce que vous me mandez des ennemis qu’il a dans un autre régiment ne m’étonne pas. On sait assez que la jalousie se glisse parmi les militaires comme parmi les prêtres ; mais je suis bien sûr que les services de M. votre frère, son mérite et son application, le feront toujours triompher.
Nous commençons à avoir quelques beaux jours ; mais il n’en est plus pour moi à mon âge ; il me reste des moments consolants : ce sont ceux où je reçois de vos lettres. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Don Pèdre. (G.A.)
à M. de Vaines.
21 Juin 1775 (1).
J’ai le cœur ulcéré, monsieur, de ne vous avoir présenté aucune des Filles de Minée. Ces demoiselles, dont M. de la Visclède, secrétaire de l’Académie de Marseille, est le parrain, étaient en effet plus plaisantes qu’une diatribe sur les blés.
Je viens d’écrire à Gabriel Cramer pour avoir des Filles ; s’il n’en a point, il faut qu’il en fasse, et qu’il les imprime pour votre amusement. J’ai peur que cela ne demande un délai de quelques jours ; car après l’aventure de cette famille, il y a une longue lettre de M. de La Visclède sur Jean La Fontaine ; le tout est plus volumineux que la diatribe. Je suis honteux pour La Visclède qu’il soit si prolixe, et pour moi que ma lettre soit si courte, car en vérité j’ai bien du plaisir à m’entretenir avec vous.
M. de La Harpe est possesseur d’un Minée, si je ne me trompe.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Turgot.
A Ferney, 29 Juin 1775 (1).
Monseigneur, il y a ici deux prêtres de votre humanité l’abbé Mord-les (2) et moi chétif. Nous chantons votre office. L’abbé est témoin des bénédictions que vos très sages lois ont attirées sur nous. La liberté du commerce des grains amène l’abondance, non seulement dans ma petite province, mais dans tous les pays voisins, soit français, soit étrangers. Le blé est un peu cher ; mais il doit l’être, mais personne n’en manque ni ne craint d’en manquer ; c’est le point principal. L’agriculture est partout encouragée ; on ne connaît point ici les sophismes inintelligibles et le galimatias ampoulé des ennemis de la liberté du commerce. L’abbé vous en rendra bon compte.
Quant au vieillard de quatre-vingt et un ans, ce bon homme Siméon n’a pas la consolation de voir, mais il sent salutare suum. Il n’a plus d’enthousiasme que pour ces grands et sages projets, qui doivent un jour revivifier la France. Heureux le roi qui vous a choisi et heureux ses peuples !
. . . . . . . Sua si bona norint !
Les petits états de mon petit pays de Gex attendent leur sort du compte que M. de Trudaine vous a sans doute rendu, et de votre décision.
Le vieux malade de Ferney oublie tous ses maux pour boire à votre santé avec le grand-prêtre Mord-les, et pour vous renouveler son profond respect et son attachement inviolable.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Morellet. (G.A.)
à Madame Suard.
Juin 1775.
Madame, j’ai écrit à M. votre mari que j’étais amoureux de vous. Ma passion a bien augmenté à la lecture de votre lettre. Vous m’oublierez au milieu de Paris ; et moi, dans mon désert, où l’on va jouer Orphée, je vous regretterai comme il regrettait Eurydice ; avec cette différence que c’est moi le premier qui descendrai dans les enfers, et que vous ne viendrez point m’y chercher. Parlez de moi avec vos amis, conservez-moi vos bontés. Ce cœur est trop touché pour vous dire qu’il est votre très humble serviteur.
à M. le comte d’Argental.
1er Juillet 1775.
Quoi ! mon cher ange, je ne vous avais point envoyé de Diatribe ! pardonnez à un malade octogénaire qui ne sait plus ce qu’il fait. M. de Chabanon me console et me fait un plaisir extrême, car il me parle toujours de vous. Il dit que vous avez marié un très estimable neveu à une femme charmante, et que vous êtes aussi heureux que vous pouvez l’être. Pour moi, je suis heureux de votre bonheur ; c’est la seule façon dont je puisse l’être avec ma détestable santé.
Au reste, cette Diatribe n’est qu’une plaisanterie ; et je suis bien honteux de m’être égayé sur une chose aussi sérieuse, depuis que j’ai lu des Lettres (1) de M. Turgot sur le même sujet. Ah ! mon cher ange, ce M. Turgot-là est un homme bien supérieur ; et, s’il ne fait pas de la France le royaume le plus florissant de la terre, je serai bien attrapé. J’ai la plus grande envie de vivre pour voir les fruits de son ministère. Je suis encore tout ému de ces lettres que j’ai lues. Je ne connais rien de si profond, ni de si fin, de si sage, et de si éloigné des idées communes.
Vous avez dû recevoir une lettre d’un goût différent que M. de Luchet vous a écrite. Son génie ne me paraît pas de la trempe de celui de M. Turgot, et je plaindrais un royaume s’il était gouverné par un Luchet ; sa femme même ne pourrait lui servir de premier ministre. La folie de l’une est gaie, la folie de l’autre est sérieuse. Leurs créanciers ne tireront pas un sou de ces deux folies-là. Tous deux ont quitté Ferney. Je suis actuellement entre Chabanon et l’abbé Morellet, deux hommes également faits pour vous plaire. Figurez-vous que nous attendons Le Gros (2) qui vient jouer Orphée dans notre tripot auprès de Genève. J’ai bien peur de n’être pas en état de voir cet opéra ; mais je ne regretterai jamais Orphée autant que je vous regrette.
Il faut encore que je vous dise un petit mot sur la grâce que vous prétendez que je dois absolument obtenir pour mon jeune étranger. Non, mon cher ange, non jamais je ne souffrirai qu’on fasse grâce à qui n’est point coupable. Tout ce qu’on peut demander, c’est qu’on fasse grâce aux juges.
Que je voudrais vous embrasser, vous parler de tout cela, vous consulter, vous contredire ! mais je ne puis que vous aimer avec une passion malheureuse, qui ne finira qu’avec ma vie.
1 – Lettres sur les grains, écrites à M. l’abbé Terray. (G.A.)
2 – Acteur de l’Opéra, qui chanta le premier les chefs d’œuvre de Gluck. (G.A.)
à M. Fabry.
1er Juillet 1775.
Monsieur, votre place et votre caractère vous mettent à portée de secourir les opprimés. Je servirai autant que je le pourrai sous votre bannière.
Je ne sais s’il convient que j’ose écrire à M. le contrôleur général sur l’affaire d’un particulier, après l’avoir pressé hier d’accorder à notre province tout ce que nous lui avons demandé. J’ai écrit aussi à M. de Trudaine, que sa mauvaise santé empêche quelquefois d’accélérer les affaires. Je suis d’ailleurs entièrement à vos ordres, et j’ai l’honneur d’être, etc.
à M. le cardinal de Bernis.
Ferney, 3 Juillet 1775.
J’étais dans un bien triste état, monseigneur, lorsque j’ai reçu vos deux jeunes gentilshommes suédois (1) ; mais j’ai oublié tous mes maux en les entendant parler de vous.
Ils disent que votre éminence,
Au pays des processions,
Fait à toutes les nations
Aimer et respecter la France :
Ils disent que votre entretien,
Cher aux beaux esprits comme aux belles,
Enchante le Norvégien
Et le voisin des Dardanelles,
Tout autant que l’Italien ;
Comme, en sa première harangue,
Le chef du collège chrétien
Plaisait à chacun dans sa langue.
Voilà comme vous étiez à Paris, et en Languedoc, et partout. Vous n’avez point changé au milieu des changements qui sont arrivés en France. Je suis extasié, en mon particulier, des bontés que vous conservez pour moi ; elles me consolent et m’encouragent, per l’estreme giornate di mia vita, comme dit Pétrarque, l’un de vos prédécesseurs en talents et en grâces. Hélas ! vous êtes aujourd’hui le seul Pétrarque qui soit à Rome. Nous avons du moins des opéras-comiques, et même encore de la gaieté ; mais on prétend qu’il n’y a plus, dans la patrie de Cicéron et d’Horace, que des cérémonies. Je me trouve, depuis plus de vingt ans, à moitié chemin de Rome et de Paris, sans avoir succombé à la tentation de voir l’une ou l’autre. Si, à mon âge, je pouvais avoir une passion, ce serait de pouvoir vous faire ma cour dans votre gloire : mais
Vejanius, armis
Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.
HOR., liv. I, ép. I.
Il vient un temps où il ne faut plus se montrer. Il me reste encore le goût et le sentiment ; mais qu’est-ce que cela ? et comment s’aller mêler dans un beau concert, quand on ne peut plus chanter sa partie ? Les bontés que votre éminence me témoigne font ma consolation et mes regrets. Daignez conserver ces bontés pour un cœur aussi sensible que celui du vieux malade de Ferney, qui vous sera attaché avec le respect le plus tendre, jusqu’à ce qu’il cesse d’exister.
1 – Bernis les lui avait recommandés. (G.A.)