CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 11
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à M. de Vaines.
Il est digne des Welches de s’opposer aux grands desseins de M. Turgot ; et vous, monsieur, qui êtes un vrai Français, vous êtes aussi indigné que moi de la sottise du peuple (1). Les Parisiens ressemblent aux Dijonnais, qui, en criant qu’ils manquaient de pain, ont jeté deux cents setiers de blé dans la rivière. Les mêmes Dijonnais ont écrit que le style du Bourguignon Crébillon était plus coulant que celui de Racine, et qu’Alexis Piron était au-dessus de Molière : tout cela est digne du siècle.
Nous n’avons point encore à Genève le fatras (2) du Génevois Necker, contre le meilleur ministre que la France ait jamais eu. Necker se donnera bien de garde de m’envoyer sa petite drôlerie. Il sait assez que je ne suis pas de son avis. Il y a dix-sept ans que j’eus le bonheur de posséder, pendant quelques jours, M. Turgot dans ma caverne. J’aimais son cœur et j’admirai son esprit. Je vois qu’il a rempli toutes mes vues et toutes mes espérances. L’édit du 13 de septembre (3) me paraît un chef-d’œuvre de la véritable sagesse et de la véritable éloquence. Si Necker pense mieux et écrit mieux, je crois, dès ce moment, Necker le premier homme du monde ; mais, jusqu’à présent, je pense comme vous.
Je suis pénétré de vos bontés, monsieur, et de votre manière de penser, de sentir et de vous exprimer.
1 – Il y avait eu aussi des émeutes à Paris. (G.A.)
2 – De la Législation et du commerce des grains. (G.A.)
3 – Sur la liberté du commerce des grains. (G.A.)
à M. Christin.
14 Mai 1775.
Mon cher ami, c’est dommage que vous ne soyez point à Ferney ; vous partageriez la fête qu’on donne jeudi, 18 du mois, pour la convalescence de madame Denis. Nous avons des compagnies d’infanterie, de cavalerie, des cocardes, des timbales, des violons, et trois cents couverts en plein air ; mais on vous donnera une plus belle fête en Franche-Comté, quand vous aurez brisé pour jamais les fers des citoyens enchaînés par des moines.
M. Necker, agent de Genève à Paris, vient de publier un gros volume contre la liberté du commerce des grains, et cela tout juste dans le temps de la sédition ambulante qui est allée de Pontoise à Paris et à Versailles, jetant dans la rivière tout ce qu’elle trouvait de blé et de farine, pour avoir de quoi manger. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher Cicéron du mont Jura.
à Madame la marquise du Deffand.
Ferney, 17 Mai 1775.
Vous êtes la plus heureuse femme de votre triste sort, madame, puisque les confitures du roi de Maroc vous font du bien ; car sachez que l’on sert de la casse sur la table du roi de Maroc, comme chez nous de la gelée de pomme ou de groseille. Soyez sûre que les tempéraments chez qui la digestion est un peu lente et l’esprit prompt, et à qui la casse fait un bon effet, durent d’ordinaire plus longtemps que les corps frais et dodus : cela est si vrai, que je vis encore, après avoir souffert quatre-vingt et un ans presque sans relâche.
Donnez la préférence à la casse, puisque Molière a décidé que de bonne casse est bonne (1) ; mais, en la louant comme elle le mérite, permettez-moi de vous dire qu’il ne faut pas absolument mépriser la rhubarbe.
Tous les médecins de la faculté, mes confrères, s’ils sont un peu philosophes, conviendront que les mêmes principes agissent dans la casse et dans la rhubarbe. Ce sont les parties les plus volatiles et les plus piquantes qui purgent. J’avoue (car il faut être juste) que la casse, outre ses sels volatils, a quelque chose d’onctueux dont la rhubarbe est privée, et c’est en quoi cette casse mérite la préférence : mais le sublime de la médecine domestique est, à mon gré, d’avoir un jour dans le mois consacré à la rhubarbe.
Je quitte ma robe de médecin, pour vous parler des Filles de Minée (2). Je vous jure que je n’ai envoyé ces trois bavardes à personne. C’est une indiscrétion de Cramer dont je suis très fâché. J’en essuie bien d’autres ; c’est ma destinée.
J’envoie pour vous cette mauvaise plaisanterie de feu La Visclède à M. de Lisle. Elle ne lui coûtera rien. Elle vous coûterait un écu, et elle ne le vaut pas.
Je voudrais savoir si vous avez lu le livre de M. Necker sur les blés. Bien des gens disent qu’il faut une grande application pour l’entendre, et de profondes connaissances pour lui répondre.
Il paraît un écrit sur l’agriculture (3) qui est beaucoup plus court et quelquefois plus plaisant : il y a même quelques vérités. Je pourrai vous le procurer dans quelques jours. Je tâche de vous amuser de loin, ne pouvant m’approcher de vous. Ma colonie demande continuellement ma présence réelle. C’est un fardeau qu’il faut porter ; il est pénible. Ne soyez jamais fondatrice, si vous voulez avoir du temps à vous.
Encore une fois, madame, avalons la lie de nos derniers jours aussi doucement que les premiers verres du tonneau. Il n’y a point pour nous d’autre philosophie. La patience et la casse, voilà donc nos seules ressources ; j’en suis fâché. Madame Denis vous remercie de vos bontés ; elle l’a échappé belle.
1 – Mal imag, act. III, sc. I. (G.A.)
2 – Conte en vers que Voltaire publia sous le nom de M. de la Visclède. (G.A.)
3 – Diatribe à l’auteur des Ephémérides. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
17 Mai 1775 (1).
Vous m’en avez écrit de bonnes, monsieur ; mais vous qui parlez, avez-vous lu le livre de Necker, et, si vous l’avez lu, l’avez-vous entendu tout courant ?
Madame du Deffand s’adresse à moi pour avoir un vieux conte de feu La Visclède, secrétaire perpétuel de l’Académie de Marseille ; je vous l’envoie, et quand vous l’aurez lu, vous pourrez le lire à madame du Deffand, si vous n’en êtes pas trop las.
On dit qu’il y a des refus de sacrement à Paris ; c’est bien pis que des émeutes pour le pain : la vie animale est peu de chose en comparaison de la spirituelle.
Ce qui me fait plaisir du moins en cette vie, c’est la confiance que le roi prend en M. Turgot. Le vrai moyen d’être un Henri IV, c’est de savoir connaître un Rosny.
J’ai reçu, je ne sais comment, le dernier mémoire de M. de Guignes ; c’est de la démonstration, où je ne suis qu’un sot. A quelles gens M. de Guerchi et M. de Guignes ont-ils eu affaire ? Quel joueur impudent que ce Tort ! Je voudrais être conseiller et rapporter ce procès.
En vous remerciant mille fois, monsieur ; madame Denis a été sauvée avec peine.
Je ne dois pas oublier M. d’Est. Il y a dans Ferney un grand voyageur qui était à la Martinique du temps de cet étrange personnage ; il assure qu’on paya toutes ses dettes : il se croit un bâtard de la maison.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Vaines.
17 Mai 1775.
Si ce petit écrit (1) qu’on m’a confié, monsieur, peut vous amuser un moment, je me fais un devoir de vous l’envoyer : il n’est pas si gros que celui de Necker, mais il est peut-être plus aisé à entendre.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, et j’ose dire avec un véritable attachement, monsieur, votre, etc. LE VIEUX MALADE V.
Voulez-vous bien permettre que je mette ce paquet pour M. d’Alembert dans le vôtre ?
1 – La Diatribe. (G.A.)
à M. Fabri.
23 Mai 1775.
Le vieux malade, monsieur, très mauvais, mais zélé serviteur des états du pays de Gex, va obéir à vos ordres avec bien de l’empressement, et voudrait bien être en état de présenter lui-même votre excellent projet au digne ministre qui préfère le bien de la France au profit des commis des fermes. Agréez le respectueux et tendre attachement du pauvre malade.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
17 Mai 1775 (1).
Il m’avait passé par la tête, monseigneur, de monter dans un ouvrage peut-être utile, comment un certain public très léger et très inconstant, à qui pourtant l’on veut plaire, est souvent un mauvais juge ; comme il se laisse gouverner par des préjugés contraires les uns aux autres ; comme il aime quelquefois à briser avec dépit les statues qu’il a élevées avec enthousiasme, et comme trois ou quatre personnes suffisent pour faire tourner les girouettes de Paris.
Je m’indignais de voir des gens prendre violemment parti dans des affaires dont ils n’étaient nullement instruits. Ceux qui parlent contre M. de Guignes me mettent en colère ; mais ceux qui ont voulu jeter des soupçons dans l’affaire de cette madame de Saint-Vincent ont fait bouillir mon vieux sang dans mes veines.
J’attendais, monseigneur, pour arranger toutes mes idées, que j’eusse fini, de manière ou d’autre, une entreprise très délicate, très intéressante et très singulière (2), dont le fond est horrible et fait dresser les cheveux : affaire exécrable, qu’il est impossible d’expliquer par lettres, affaire dont j’ai été absolument obligé de me charger depuis un an, et dont ma mort pourra bientôt prévenir la fin.
Je comptais donc, si j’avais quelques jours de loisir et de santé, tâcher de publier quelque chose de lisible et d’honnête sur les faux jugements du public, sur leur précipitation, sur leur frivolité et sur les cabales qui dirigent ces jugements. C’est dans ce dessein que je recueillais tout ce qui a été imprimé sur le procès de madame de Saint-Vincent. J’ai tout, jusqu’à votre dernier mémoire ; il ne me manque que ce qui s’est fait depuis que l’affaire a été portée au parlement. Si vous voulez me faire envoyer par M. d’Ogny ce peu qui me manque, vous contenterez non pas une vaine curiosité, mais un sentiment plus solide et plus juste qui m’anime.
Permettez-moi à présent de vous parler de M. de Tressan. Il a été trompé par un homme, d’ailleurs respectable pour moi, par un homme de qualité, par un homme de beaucoup d’esprit, par un homme supérieur, mais qui s’est plu à faire des vers dont la plupart sont indignes de lui, et qui s’est déguisé sous le nom du chevalier de Morton (3). Cette épître en vers du chevalier de Morton est très déplacée et très dangereuse. C’est me faire un tort presque irréparable de la publier sous mon nom. Je suis obligé non seulement de la désavouer, mais de faire voir qu’elle ne vaut rien, et d’apprendre aux gens d’esprit à être des gens de goût, ce qui est très rare.
Je vous demande pardon de vous parler de cette misère après vous avoir parlé de vous.
Je vous remercie de l’intérêt que vous avez daigné prendre à l’extrême danger de madame Denis. Vous savez combien l’oncle et la nièce vous sont dévoués, et de quel tendre respect je serai toujours pénétré pour vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La révision de l’affaire d’Etallonde. (G.A.)
3 – Nous ne savons pas si Voltaire ne soupçonne ici Cubières. (G.A.)
à M. Turgot.
Ferney, 31 Mai 1775 (1).
Monseigneur, malgré vous et vos dents,
Suis-je un indiscret d’oser vous présenter un brave officier, un gentilhomme qui sert le roi avec six de ses frères (2) ? Il a malheureusement un beau-père de quatre-vingt-douze ans, qui n’a jamais servi que les fermiers-généraux. Ce beau-père a, je crois, un procès contre vous, et je pense même qu’il vous offre de l’argent pour payer les frais du procès. On vient souvent à votre audience vous demander de l’argent, et mon homme de quatre-vingt-douze ans vient vous en donner. Son gendre a probablement une requête à vous présenter, cette requête consiste à offrir à sa majesté de bons effets pour la payer.
Si ma très humble prière n’est point admissible, je la retire ; si elle est juste, j’insiste audacieusement. Je sais un peu l’affaire en gros ; mais je l’expliquerais tout aussi mal que s’expliquent les gros livres écrits depuis peu contre la liberté du commerce des grains (3), liberté précieuse, que nous bénissons dans nos cantons ignorés.
Je me borne à vous renouveler le sincère respect avec lequel je serai, jusqu’au dernier moment de ma vie, monseigneur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Desprez de Crassy. (G.A.)
3 – Allusion au livre de Necker. (G.A.)