SATIRE - Les cabales - Partie 2
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LES CABALES.
- Partie 2 -
A peine ai-je quitté mon jeune énergumène,
Qu’un groupe de savants m’enveloppe et m’entraîne.
D’un air d’autorité l’un d’eux me tire à part (1)…
« Je vous goûtai, dit-il, lorsque de Saint-Médard (2)
Vous crayonniez gaiement la cabale grossière
Gambadant pour la grâce au coin d’un cimetière,
Les billets au porteur des chrétiens trépassés,
Les fils de Loyola sur la terre éclipsés.
Nous applaudîmes tous à votre noble audace,
Lorsque vous nous prouviez qu’un maroufle à besace,
Dans sa crasse orgueilleuse à charge au genre humain,
S’il eût bêché la terre, eût servi son prochain.
Jouissez d’une gloire avec peine achetée ;
Acceptez à la fin votre brevet d’athée.
- Ah ! vous êtes trop bon : je sens au fond du cœur
Tout le prix qu’on doit mettre à cet excès d’honneur.
Il est vrai, j’ai raillé Saint-Médard et la bulle ;
Mais j’ai sur la nature encor quelque scrupule.
L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger (3).
Mille abus, je le sais, ont régné dans l’Eglise ;
Fleury le confesseur en parle avec franchise (4).
J’ai pu de les siffler prendre un peu trop de soin :
Eh ! quel auteur, hélas ! ne va jamais trop loin ?
De saint Ignace encore on me voit souvent rire ;
Je crois pourtant un Dieu, puisqu’il faut vous le dire
- Ah ! traître ! ah ! malheureux ! je m’en étais douté.
Va, j’avais bien prévu ce trait de lâcheté,
Alors que de Maillet insultant la mémoire (5),
Du monde qu’il forma tu combattis l’histoire…
Ignorant, vois l’effet de mes combinaisons :
Les hommes autrefois ont été des poissons ;
La mer de l’Amérique a marché vers le Phase ;
Les huîtres d’Angleterre ont formé le Caucase :
Nous te l’avions appris, mais tu t’es éloigné
Du vrai sens de Platon, par nous seuls enseigné.
Lâche ! oses-tu bien croire une essence suprême ?
- Mais, oui. – De la nature as-tu lu le Système (6) ?
Par ses propos diffus n’es-tu pas foudroyé ?
Que dis-tu de ce livre ? – Il m’a fort ennuyé (7).
- C’en est assez, ingrat : ta perfide insolence
Dans mon premier concile aura sa récompense.
Va, sot adorateur d’un fantôme impuissant,
Nous t’avions jusqu’ici préservé du néant ;
Nous t’y ferons rentrer, ainsi que ce grand Etre
Que tu prends bassement pour ton unique maître.
De mes amis, de moi, tu seras méprisé.
- Soit. – Nous insulterons à ton génie usé.
- J’y consens. – Des fatras de brochures sans nombre
Dans ta bière à grands flots vont tomber sur ton ombre.
- Je n’en sentirai rien. – Nous t’abandonnerons
Aux puissants Langlevieux, aux immortels Frérons (8).
- Ah ! bachelier du diable, un peu plus d’indulgence :
Nous avons, vous et moi, besoin de tolérance.
Que deviendraient le monde et la société.
Si tout, jusqu’à l’athée, était sans charité ?
Permettez qu’ici-bas chacun fasse à sa tête.
J’avouerai qu’Epicure avait une âme honnête,
Mais le grand Marc-Aurèle était plus vertueux.
Lucrèce avait du bon, Cicéron valait mieux.
Spinosa pardonnait à ceux dont la faiblesse (9)
D’un moteur éternel admirait la sagesse.
Je crois qu’il est un Dieu, vous osez le nier ;
Examinons le fait sans nous injurier.
J’ai désiré cent fois, dans ma verte jeunesse,
De voir notre saint-père, au sortir de la messe,
Avec le grand Lama dansant un cotillon ;
Bossuet le funèbre embrassant Fénelon ;
Et, le verre à la main, Letellier et Noailles
Chantant chez Maintenon des couplets dans Versailles.
Je préférais Chaulieu, coulant en paix ses jours
Entre le Dieu des vers et celui des amours,
A tous ces froids savants dont les vieilles querelles
Traînaient si pesamment les dégoûts après elles.
Des charmes de la paix mon cœur avait frappé ;
J’espérais en jouir : je me suis bien trompé.
On cabale à la cour, à l’armée, au parterre ;
Dans Londres ; dans Paris, les esprits sont en guerre ;
Ils y seront toujours. La Discorde autrefois,
Ayant brouillé les dieux, descendit chez les rois,
Puis dans l’Eglise sainte établit son empire,
Et l’étendit bientôt sur tout ce qui respire.
Chacun vantait la paix que partout on chassa.
On dit que seulement par grâce on lui laissa
Deux asiles fort doux : c’est le lit et la table,
Puisse-t-elle y fier un règne un peu durable !
L’un d’eux me plaît encore. Allons, amis, buvons ;
Cabalons pour Chloris, et faisons des chansons. »
1 – Tout ce qui suit est dirigé contre le baron d’Holbach, Diderot et leurs amis. (G.A.)
2 – On connaît le fanatisme des convulsions de Saint-Médard, qui durèrent si longtemps dans la populace, et qui furent entretenues par le président Du Bois, le conseiller Carré, et d’autres énergumènes. La terre a été mille fois inondée de superstitions plus affreuses, mais jamais il n’y en eut de plus sotte et de plus avilissante. L’histoire des billets de confession et l’expulsion des jésuites succédèrent bientôt à ces facéties. Observez surtout que nous avons une liste de miracles opérés par ces malheureux, signée de plus de cinq cents personnes. Les miracles d’Esculape, ceux de Vespasien, et d’Apollonius de Thyane, etc., n’ont pas été plus authentiques. (1772.)
3 – Si une horloge prouve un horloger, si un palais annonce un architecte, comment en effet l’univers ne démontre-t-il pas une intelligence suprême ? Quelle plante, quel animal, quel élément, quel astre ne porte pas l’empreinte de celui que Platon appelait l’éternel géomètre ? Il me semble que le corps du moindre animal démontre une profondeur et une unité de dessein qui doivent à la fois nous ravir en admiration, et altérer notre esprit. Non seulement ce chétif insecte est une machine dont tous les ressorts sont faits exactement l’un pour l’autre ; non seulement il est né, mais il vit par un art que nous ne pouvons ni imiter ni comprendre ; mais sa vie à un rapport immédiat avec la nature entière, avec tous les éléments, avec tous les astres dont la lumière se fait sentir à lui. Le soleil le réchauffe, et les rayons qui partent de Sirius, à quatre cents millions de lieues au-delà du soleil, pénètrent dans ses petits yeux, selon toutes les règles de l’optique. S’il n’y a pas là immensité et unité de dessein qui démontrent un fabricateur intelligent, immense, unique, incompréhensible, qu’on nous démontre donc le contraire ; mais c’est ce qu’on n’a jamais fait Platon, Newton, Locke, ont été frappés également de cette grande vérité. Ils étaient théistes, dans le sens le plus rigoureux et le plus respectable.
Des objections ! on nous en fait sans nombre : des ridicules ! on croit nous en donner en nous appelant cause-finaliers ; mais des preuves contre l’existence d’une intelligence suprême, on n’en a jamais apporté aucune ; Spinosa lui-même est forcé de reconnaître cette intelligence ; et Virgile avant lui, et après tant d’autres, avait dit : Mens agitat molem. C’est ce Mens agitat molem qui est le fort de la dispute entre les athées et les théistes, comme l’avoue le géomètre Clarke dans son livre de l’Existence de Dieu ; livre le plus éloigné de notre bavarderie ordinaire, livre le plus profond et le plus serré que nous ayons sur cette matière, livre auprès duquel ceux de Platon ne sont que des mots, et auquel je ne pourrais préférer que le naturel et la candeur de Locke. (1772.)
4 – Fleury, célèbre par ses excellents discours, qui sont d’un sage écrivain et d’un citoyen zélé, connu aussi par son Histoire ecclésiastique, qui ressemble trop en plusieurs endroits à la Légende dorée. (1772.)
5 – Ce consul Maillet fut un de ces charlatans dont on a dit qu’ils voulaient imiter Dieu, et créer un monde avec la parole. C’est lui qui abusant de l’histoire de quelques bouleversements avérés, arrivés dans ce globe, prétend que les mers avaient formé les montagnes, et que les poissons avaient été changés en hommes. Aussi, quand on a imprimé son livre, on n’a pas manqué de le dédier à Cyrano de Bergerac. (1772.)
6 – Le livre de d’Holbach avait paru en 1770. (G.A.)
7 – Il y a des morceaux éloquents dans ce livre ; mais il faut avouer qu’il est diffus et quelquefois déclamateur ; qu’il se contredit, qu’il affirme trop souvent ce qui est en question, et surtout qu’il est fondé sur de prétendues expériences dont la fausseté et le ridicule sont aujourd’hui reconnus et sifflés de tout le monde. Tenons-nous-en à ce dernier article, qui est le plus palpable de tous. C’est cette fameuse transmutation qu’un pauvre jésuite anglais, nommé Needham, crut avoir faite, de jus de mouton et de blé pourri, en petites anguilles, lesquelles produisaient bientôt une race innombrables d’anguilles. Nous en avons parlé ailleurs.
On disait au jésuite Needham que cela n’était bon que du temps d’Aristote, de Gamaliel, de Flavien Josèphe, et de Philon, où l’on croyait que la génération s’opérait par la corruption, et que le limon d’Egypte formait des rats. Il répondit que notre Sauveur lui-même et ses apôtres avaient dit plusieurs fois qu’il faut que le blé pourrisse et meure pour lever et pour produire, et que par conséquent son blé pourri et son jus de mouton faisaient naître des races d’anguilles infailliblement. On avait beau lui répliquer que Jésus-Christ daignait se conformer aux idées fausses et grossières des paysans galiléens, ainsi qu’il daignait se vêtir à leur mode, parler leur langage, et observer tous leurs rites ; mais que la sagesse incarnée devait bien savoir que rien ne peut naître sans germe ; pouvait former des anguilles avec du jus de mouton, on ne manquerait pas de former des hommes avec du jus de perdrix ; qu’alors on croirait pouvoir se passer de Dieu, et que les athées s’empareraient de la place. Needham n’en démordait point ; et, aussi mauvais raisonneur que mauvais chimiste, il persista longtemps à se croire créateur d’anguilles de sorte que, par une étrange bizarrerie, un jésuite se servit des propres paroles de Jésus-Christ pour établir son opinion ridicule, et les athées se servaient de l’ignorance et de l’opiniâtreté d’un jésuite pour se confirmer dans l’athéisme. On citait partout la découverte de Needham. Un des plus intrépides athées m’assurait que dans la ménagerie du prince Charles à Bruxelles, il y avait un lapin qui faisait tous les mois des enfants à une poule. Enfin l’expérience du jésuite fut reconnue pour ce qu’elle était ; et les athées furent obligés de se pourvoir ailleurs. (1772.)
8 – C’est ce même Langlevieux La Beaumelle, dont il est parlé dans les notes sur l’Epître à M. d’Alembert, et ailleurs.
Ce même homme s’est depuis associé avec Fréron : et malgré tant d’horreurs et de bassesses, il a surpris la protection d’une personne respectable (*) qui ignorait ses excès ridicules ; mais eportet cognosci malos.
Nous ajouterons à cette note que Boileau attaqua toujours des personnes dont il n’avait pas le moindre sujet de se plaindre, et que notre auteur s’est toujours borné à repousser les injures et les calomnies des Rollets de son temps. Il y avait deux partis à prendre, celui de négliger les impostures atroces que La Beaumelle a vomies pendant vingt ans, et celui de les relever. Nous avons jugé le dernier parti plus juste et plus convenable.
C’est rendre un service essentiel à plus de cent familles, de faire connaître le vil scélérat qui a osé les outrager.
Les ministres d’Etat, et tous ceux qui sont chargés de maintenir l’ordre public, doivent savoir que ces libelles méprisables sont recherchés dans l’Allemagne, dans l’Angleterre, dans tout le Nord ; qu’il y en a de toute espèce ; qu’on les lit avidement, comme on y boit pour du vin de Bourgogne les vins fait à Liège ; que la faim et la malice produisent tous les jours de ces ouvrages infâmes, écrits quelquefois avec assez d’artifice ; que la curiosité les dévore : qu’ils font pendant un temps une impression dangereuse ; que depuis peu l’Europe a été inondée de ces scandales, et que plus la langue française a de cours dans les pays étrangers, plus on doit l’employer contre les malheureux qui en font un si coupable usage, et qui se rendent si indignes de leur patrie. (1772.)
(*) La personne respectable est madame Dubarry, qui avait fait placer La Beaumelle à la Bibliothèque royale. (G.A.)
9 – Baruch Spinosa, théologien circonspect, et fort honnête homme ; nous l’appelons ici Baruch, parce que c’est son véritable nom ; on ne lui a donné celui de Benoît que par erreur ; il ne fut jamais baptisé. Nous avons fait une note plus longue sur ce sophiste à la suite du petit poème sur les Systèmes. (1772.)
– Vers 1771, les querelles sur les deux parlements, les révolutions du ministère, et les disputes sur la cause universelle, augmentèrent le nombre des ennemis de Voltaire ; les philosophes parurent un moment vouloir s’unir aux prêtres contre lui ; mais cette division entre des hommes qui devaient rester toujours unis, pour défendre la cause de la raison et de l’humanité, ne fut point durable. C’est à cette querelle passagère que Voltaire fait allusion à la fin des Cabales. (K.)