SATIRE - Les cabales - Partie 1
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LES CABALES.
(1)
- 1772 -
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« Barbouilleurs de papier, d’où viennent tant d’intrigues,
Tant de petits partis, de cabales, de brigues ?
S’agit-il d’un emploi de fermier-général,
Ou du large chapeau qui coiffe un cardinal ?
Etes-vous au conclave ? aspirez-vous au trône (2)
Où l’on dit qu’autrefois monta Simon Barjone ?
Çà, que prétendez-vous ? – De la gloire. – Ah ! gredin,
Sais-tu bien que cent rois la briguèrent en vain ?
Sais-tu ce qu’il coûta de périls et de peines
Aux Condés, aux Sullys, aux Colberts, aux Turennes,
Pour avoir une place au haut du mont sacré,
De sultan Moustapha pour jamais ignoré ?
Je ne m’attendais pas qu’un crapaud du Parnasse
Eût pu, dans son bourbier, s’enfler de tant d’audace.
- Monsieur, écoutez-moi, j’arrive de Dijon,
Et je n’ai ni logis, ni crédit, ni renom.
J’ai fait de méchants vers, et vous pouvez bien croire
Que je n’ai pas le front de prétendre à la gloire ;
Je ne veux que l’ôter à quiconque en jouit.
Dans ce noble métier l’ami Fréron m’instruit.
Monsieur l’abbé Profond (3) m’introduit chez les dames
Avec deux beaux esprits nous ourdissons nos trames.
Nous serons dans un mois l’un de l’autre ennemis ;
Mais le besoin présent nous tient encore unis.
Je me forme sous eux dans le bel art de nuire :
Voilà mon seul talent ; c’est la gloire où j’aspire. »
Laissons-là de Dijon ce pauvre garnement (4),
Des bâtards de Zoïle imbécile instrument ;
Qu’il coure à l’hôpital, où son destin le mène.
Allons nous réjouir aux jeux de Melpomène…
Bon ! j’y vois deux partis l’un à l’autre opposés :
Léon dix et Luther étaient moins divisés.
L’un claque, l’autre siffle ; et l’antre du parterre (5)
Et les cafés voisins sont le champ de la guerre.
Je vais chercher la paix au temple des chansons.
J’entends crier : « Lulli, Campra, Rameau, Bouffons (6),
Êtes-vous pour la France ou bien pour l’Italie ?
- Je suis pour mon plaisir, messieurs. Quelle folie
Vous tient ici debout (7) sans vouloir écouter ?
Ne suis-je à l’Opéra que pour y disputer ? »
Je sors, je me dérobe aux flots de la cohue ;
Les laquais assemblés cabalaient dans la rue.
Je me sauve avec peine aux jardins si vantés (8)
Que la main de Le Nostre avec art a plantés.
D’autres fous à l’instant une troupe m’arrête.
Tous parlent à la fois, tous me rompent la tête…
« Avez-vous lu sa pièce ? il tombe, il est perdu ;
Par le dernier journal, je le tiens confondu.
- Qui ? de quoi parlez-vous ? d’où vient tant de colère ?
Quel est votre ennemi ? – C’est un vil téméraire,
Un rimeur insolent qui cause nos chagrins :
Il croit nous égaler en vers alexandrins.
- Fort bien ; de vos débats je conçois l’importance. »
Mais un gros de bourgeois vers ce côté s’avance.
« Choisissez, me dit-on, du vieux ou du nouveau. »
Je croyais qu’on parlait d’un vin qu’on boit sans eau,
Et qu’on examinait si les gourmets de France
D’une vendange heureuse avaient quelque espérance,
Ou que des érudits balançaient doctement
Entre la Loi nouvelle et le vieux Testament.
Un jeune candidat, de qui la chevelure
Passait de Clodion la royale coiffure (9),
Me dit d’un ton de maître, avec peine adouci :
« Ce sont nos parlements dont il s’agit ici,
Lequel préférez-vous ? – Aucun d’eux, je vous jure (10).
Je n’ai point de procès, et, dans ma vie obscure,
Je laisse au roi mon maître, en pauvre citoyen,
Le soin de son royaume, où je ne prétends rien.
Assez de grands esprits, dans leur troisième étage,
N’ayant pu gouverner leur femme et leur ménage (11),
Se sont mis, par plaisir, à régir l’univers.
Sans quitter leur grenier, ils traversent les mers ;
Ils raniment l’Etat, le peuplent, l’enrichissent :
Leurs marchands de papier sont les seuls qui gémissent.
Moi, j’attends dans un coin que l’imprimeur du roi
M’apprenne, pour dix sous, mon devoir et ma loi.
Tout confus d’un édit qui rogne mes finances (12),
Sur mes biens écornés je règle mes dépenses ;
Rebuté de Plutus, je m’adresse à Cérès ;
Ses fertiles trésors garnissent mes guérets.
La campagne, en tout temps, par un travail utile,
Répara tous les maux qu’on nous fit à la ville.
On est un peu fâché ; mais qu’y faire ?... Obéir.
A quoi bon cabaler, quand on ne peut agir ?
- Mais, monsieur, des Capets les lois fondamentales,
Et le grenier à sel, et les cours féodales,
Et le gouvernement du chancelier Duprat !
- Monsieur, je n’entends rien aux matières d’Etat :
Ma loi fondamentale est de vivre tranquille.
La Fronde était plaisante (13), et la guerre civile
Amusait la grand’chambre et le coadjuteur.
Barricadez-vos biens ; je m’enfuis, serviteur. »
1 – Cette satire parut presque en même temps que Les Systèmes. Les philosophes n’étaient plus d’accord sur la question du premier principe ; Maupeou, par son coup d’Etat, venait encore de diviser les esprits. Voltaire, assez embarrassé en cette circonstance, se prononce dans ces deux satires contre les cabales et les systèmes, mais avec quelque aigreur contre les amis de d’Holbach. (G.A.)
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NOTES DE M. DE MORZA
(Morza, pseudonyme de Voltaire lui-même.)
2 – Ce trône est très respectable. Il est sans doute l’objet d’une louable émulation. Simon, fils de Jones, nommé Céphas ou Pierre, est un très grand saint mais il n’eut point de trône. Celui au nom duquel il parlait avait défendu expressément à tous ses envoyés de prendre même le nom de docteur, de maître, et avait déclaré que qui voudrait être le premier serait le dernier. Les choses sont changées ; et dans la suite des temps le trône devint la récompense de l’humilité passée. (1772.)
3 – Mably, qui protégeait en effet Clément. Voyez sur Clément, ARTICLES DE JOURNAUX. (G.A.)
4 – Ce garnement de Dijon est un nommé Clément, maître de quartier dans un collège de Dijon, qui a fait un livre contre MM. de Saint-Lambert, Delille, de Watelet, Dorat et plusieurs autres personnes. L’auteur des Cabales fut maltraité dans ce livre, où règne un air de suffisance, un ton décisif et tranchant qui a été tant blâmé par tous les honnêtes gens dans les hommes les plus accrédités de la littérature, et qui est le comble de l’insolence et du ridicule dans un jeune provincial sans expérience et sans génie. (1772.) – Il s’est couvert d’opprobre par des libelles aussi affreux qu’absurdes, que la police n’a pas punis, parce qu’elle les a ignorés. Les malheureux qui ont composé de tels libelles pour vivre, comme Clément, La Beaumelle, Sabatier, natif de Castres, ressemblent précisément au Pauvre diable, qui est si naturellement peint dans la pièce de ce nom. Il n’est point de vie plus déplorable que la leur. (1775.)
5 – C’est principalement au parterre de la Comédie-Française, la représentation des pièces nouvelles, que les cabales éclatent avec le plus d’emportement. Le parti qui fronde l’ouvrage et le parti qui le soutient se rangent chacun d’un côté. Les émissaires reçoivent à la porte ceux qui entrent, et leur disent : Venez-vous pour siffler ? mettez-vous là ? venez-vous pour applaudir ? mettez-vous ici. On a joué quelquefois aux dés la chute où le succès d’une tragédie nouvelle au café de Procope. Ces cabales ont dégoûté les hommes de génie, et n’ont pas peu servi à décréditer un spectacle qui avait fait si longtemps la gloire de la nation. (1772.)
6 – La même manie a passé à l’Opéra, et a été encore plus tumultueuse. Mais les cabales au Théâtre-Français, ont un avantage que les cabales de l’Opéra n’ont pas ; c’est celui de la satire raisonnée. On ne peut, à l’Opéra, critiquer que des sons : quand on a dit : Cette chaconne, cette loure me déplaît, on a tout dit. Mais à la Comédie on examine des idées, des raisonnements, des passions, la conduite, l’exposition, le nœud, le dénouement, le langage. On peut vous prouver méthodiquement, et de conséquence en conséquence, que vous êtes un sot qui avez voulu avoir de l’esprit, et qui avez assemblé quinze cents personnes pour leur prouver que vous en savez plus qu’eux. Chacun de ceux qui vous écoutent est, sans le savoir, un peu jaloux de vous ; il est en droit de vous critiquer, et vous êtes en droit de lui répondre. Le seul malheur est que vous êtes trop souvent un contre mille.
Il en va autrement en fait de musique ; il n’y a que le potier qui soit jaloux du potier et le musicien du musicien, disait Hésiode. Il y faut seulement ajouter encore les partisans du musicien ; mais ceux-là sont ennemis, et ne sont point jaloux. Dans les talents de l’esprit, au contraire, tout le monde est jaloux en secret ; et voilà pourquoi tous les gens de lettres, méprises quand ils n’ont pas réussi, ont été persécutés dès qu’ils ont eu de la réputation. (1772.)
7 – En effet on n’était pas assis au parterre. (G.A.)
8 – Les Tuileries. (G.A.)
9 – Il n’y a pas longtemps que les jeunes conseillers allaient au tribunal les cheveux étalés et poudrés blanc, ou blanc poudrés. (1772.)
10 – Voltaire n’en avait pas moins aidé à la culbute des anciens parlementaires. (G.A.)
11 – L’Europe est pleine de gens qui, ayant perdu leur fortune, veulent faire celle de leur patrie ou de quelque Etat voisin. Ils présentent aux ministres des mémoires qui rétabliront les affaires publiques en peu de temps, et en attendant ils demandent une aumône qu’on leur refuse. Bois-Guilbert, qui écrivit contre le grand Colbert, et qui ensuite osa attribuer sa Dixme royale au maréchal de Vauban, s’était ruiné. Ceux qui sont assez ignorants pour le citer encore aujourd’hui, croyant citer le maréchal de Vauban, ne se doutent pas que, si on suivait ses beaux systèmes, le royaume serait aussi misérable que lui. Celui qui a imprimé le Moyen d’enrichir l’Etat, sous le nom du comte de Boulainvilliers, est mort à l’hôpital. Le petit La Jonchère, qui a donné tant d’argent au roi en quatre volumes, demandait l’aumône. Tels sont les gens qui enseignent l’art de s’enrichir par le commerce après avoir fait banqueroute, et ceux qui, n’ayant jamais possédé une charrue remplissent nos greniers de froment. D’ailleurs la littérature ne subsiste presque plus que d’infâmes plagiats ou de libelles. Jamais cette profession si belle n’a été si universelle ni si avilie. (1772.) – La Dixme royale est bien de Vauban. (G.A.)
12 – L’édit de l’abbé Terray portant suspension du paiement des rescriptions. (G.A.)
13 – La Fronde en effet était fort plaisante, si l’on ne regarde que ses ridicules. Le président Le Cogneux, qui chasse de chez lui son fils, le célèbre Bachaumont, conseiller au parlement, pour avoir opiné en faveur de la cour, et qui fait mettre ses chevaux dans la rue ; Bachaumont qui lui dit : Mon père, mes chevaux n’ont pas opiné, et qui, de raillerie en raillerie, fait boire son père à la santé du cardinal Mazarin, proscrit par le parlement ; le gentilhomme, ami du coadjuteur qui vient pour le servir dans la guerre civile, et qui, trouvant un de ses camarades chez ce prélat, lui dit : Il n’est pas juste que les deux plus grands fous du royaume servent sous le même drapeau ; il faut se partager, je vais chez le cardinal Mazarin ; et qui en effet va de ce pas battre les troupes auxquelles il était venu se joindre ; ce même condjuteur qui prêche, et qui fait pleurer des femmes ; un de ses convives qui leur dit : Mesdames, si vous saviez ce qu’il a gagné avec vous, vous pleureriez bien davantage ; ce même archevêque qui va au parlement avec un poignard, et le peuple qui crie : C’est son bréviaire ! et toutes les expéditions de cette guerre méditées au cabaret, et les bons mots, et les chansons qui ne finissaient point ; tout cela serait bon sans doute pour un opéra-comique. Mais les fourberies, les pillages, les rapines, les scélératesses, les assassinats, les crimes de toute espèce dont ces plaisanteries étaient accompagnées, formaient un mélange hideux des horreurs de la Ligue et des farces d’Arlequin. Et c’étaient des gens graves, des patres conscripti qui ordonnaient ces abominations et ces ridicules. Le cardinal de Retz dit, dans ses Mémoires, « Que le parlement faisait par des arrêts la guerre civile, qu’il aurait condamnée lui-même par les arrêts les plus sanglants. »
L’auteur que je commente avait peint cette guerre de singes dans le Siècle de Louis XIV : un de ces magistrats qui, ayant acheté leur charge quarante ou cinquante mille francs, se croyaient en droit de parler orgueilleusement aux lettrés, écrivit à l’auteur que messieurs pourraient le faire repentir d’avoir dit ces vérités, quoique reconnues. Il lui répondit : « Un empereur de la Chine dit un jour à l’historiographe de l’empire : Je suis averti que vous mettez par écrit mes fautes ; tremblez. L’historiographe prit sur-le-champ des tablettes. Qu’osez-vous écrire-là ? – Ce que votre majesté vient de me dire. L’empereur se recueillit, et dit : Ecrivez tout, mes fautes seront réparées. » (1772.)