CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 11

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à M. le chevalier de Lisle.

 

1er Juillet 1774.

 

 

          Il vaut cent mille fois mieux, monsieur, être à Chanteloup qu’à Mouzon. Votre vieux malade de Ferney, que vous avez ragaillardi par vos lettres, achèvera tout doucement sa petite carrière à Ferney, quoiqu’on le presse de venir badauder à Paris. Il serait fort aise d’entendre l’Iphigénie de Gluck ; mais il n’est pas homme à faire cent lieues pour des doubles croches ; et il craint plus les sots propos, les tracasseries, les inutilités, la perte du temps qu’il n’aime la musique.

 

          Quand vous serez dans ce vaste tourbillon, vos lettres me tiendront lieu de tous les plaisirs qu’on cherche dans le fracas du monde. Je verrai mieux ces sottises par vos yeux que par les miens, qui sont très affaiblis par mes quatre-vingts ans. Ecrivez-moi de Paris, et je renonce à Paris.

 

          Vous savez que ce n’est que par vous que j’ai été instruit de l’état des choses. Je sais un peu l’histoire de France, mais je ne savais rien du temps présent. J’étais assez instruit que l’ancien parlement, tuteur des rois, avait banni du royaume Charles VII, l’un de ses pupilles ; qu’il avait fait brûler en place de Grève la maréchale d’Ancre comme sorcière ; qu’il mit à cinquante mille écus la tête d’un cardinal premier ministre ; que MM. Culet, Grateau, Martineau, Crépin, Quatresous, Quatrehommes (1), etc. , chassèrent deux fois leur pupille Louis XIV de Paris, et son petit frère, et leur pauvre mère. Je savais même qu’ils voulaient me faire pendre, pour avoir rapporté quelques-uns de ces faits dans le Siècle de Louis XIV. Je bénis Dieu et celui (2) qui nous a défait de messieurs ; mais je ne l’ai jamais vu, je ne le connais point. Quand je vous dis que je ne le connais point, ce n’est pas de Dieu dont je parle ; c’est de l’homme qui a détruit messieurs, et qui nous a délivrés de la vénalité de la justice. Je ne lui ai jamais rien demandé.

 

          Il n’y a qu’un seul homme (3) en France à qui j’aie jamais demandé des grâces. Il me les a toutes accordées. J’en conserverai, vif ou mort, une reconnaissance inviolable. Je le regarderai toujours comme le premier homme de l’Etat, quand il y aurait autant de du Barry que Salomon avait de concubines. J’ai toujours pensé de même, et, s’il en doute, je l’aime au point de ne pouvoir lui pardonner.

 

          Je vous demande pardon de vous parler de tout cela ; mais j’ai le cœur plein, il faut que je débonde.

 

          Je ne vous dirai rien de ce qu’on fait à Paris, parce que probablement on n’y sait ce qu’on fait ni ce qu’on dit, et j’attendrai, pour avoir des notions justes, que vous soyez dans ce pays-là. Si j’avais le malheur d’être roi, j’aurais assurément le bonheur de vous prendre pour mon premier ministre, car vous êtes le seul qui me disiez la vérité. La plupart de ceux qui me font l’honneur de m’écrire ne me mandent que des bagatelles, ou des bruits populaires, ou des contradictions.

 

 

1 – Noms de conseillers au parlement du temps de la Fronde. (G.A.)

2 – Maupeou. (G.A.)

3 – Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de la Touraille.

 

5 Juillet 1774.

 

 

          Je suis coupable envers vous, monsieur, et d’autant plus coupable que, pensant absolument comme vous, je devais vous faire sur-le-champ mes remerciements, et vous envoyer ma profession de foi.

 

          Oui, monsieur, j’aime mieux le Tartufe et le Misanthrope que les comédies nouvelles. Oui, j’ose préférer Racine à nos drames, et j’aime mieux Roland et Armide que certains opéras (1). Ce n’est pas parce que j’ai quatre-vingt ans que je pense ainsi ; car j’avais le même goût à quinze, et probablement je mourrai dans mon péché. Je vois que, chez toutes les nations du monde, les beaux arts n’ont qu’un temps de perfection ; et, après le siècle du génie, tout dégénère à force d’esprit.

 

          Je vous sais un très grand gré de combattre en faveur du bon goût ; mais vous ne ramènerez pas au vin de Bourgogne des gens blasés qui s’enivrent de mauvaise eau-de-vie. Ceci soit dit entre nous, car il ne faut pas fâcher les ivrognes ; ils n’entendent ni raison ni raillerie.

 

          On dit que vous avez un drame qui s’appelle le Vindicatif (2) ; mais il n’y avait qu’à jouer Atrée, c’est le plus grand vindicatif qu’on ait jamais connu.

 

          Amusez-vous de ce qu’on vous donnera ; le bon temps est passé, le meilleur vin est bu. Vous savez sans doute que dans l’Evangile on donnait toujours le plus mauvais vin (3) au dessert.

 

          Pardonnez-moi encore une fois, monsieur, de vous écrire si tard. Je suis le plus négligent des hommes. J’égare tous mes papiers ; je suis comme le siècle, je ne sais ce que je fais ; mais je sais bien ce que je dis en vous renouvelant tous les sentiments de ma très respectueuse estime. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Ceux de Gluck. (G.A.)

2 – Cinq actes en vers libres par Dudoyer. (G.A.)

3 – Jean, chap. II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Juillet 1774.

 

 

          Mon cher ange, plus d’un personnage des tragédies de Corneille dit qu’il est pénétré à la fois de joie et de douleur ; cela m’a paru autrefois une espèce de contradiction, ou du moins une idée un peu trop recherchée ; mais je sens qu’il peut y avoir du vrai dans le galimatias. Votre lettre du 25 juin me remplit de joie ; mais voici mes douleurs.

 

          J’ai entrepris un régime qui ne me permet pas la moindre fatigue ; je suis de la plus extrême faiblesse ; ma pauvre colonie exige ma présence réelle ; j’ai trois procès pour quelques arpents de terre : ma destinée est bien étrange. Je m’arrangeais, après vingt-cinq ans d’absence, pour me livrer à la félicité de me revoir entre mes deux anges, et il m’est impossible de partir de plus de deux mois. Ce ne sera donc qu’en septembre que je pourrai goûter une joie pure.

 

          Il faut encore vous dire que j’avais presque un engagement à Bordeaux, et qu’il m’aurait été impossible de le remplir. Vous savez bien que vous êtes ma première passion.

 

          J’ai écrit à madame de Saint-Julien ; je lui ai dit combien j’étais touché de ses bontés, et je lui ai demandé bien pardon de n’en pas profiter ; je ne sais même si j’oserais, vers ce mois de septembre, prendre la liberté de loger dans un palais qui appartient en quelque sorte au clergé de France. Ne serait-ce point un sacrilège ?

 

          Je n’ai point de nouvelles de notre ancien maître des jeux (1). Comme tout le monde se mêle ici de prophétiser, on prophétise qu’il ne restera pas longtemps dans son gouvernement. Je conçois bien que son ancien ami (2), qui est, je crois, actuellement à Marly, lui ferait, s’il le pouvait, donner le conseil d’aller prendre l’air de Richelieu.

 

          Vous souvenez-vous que, sous la fin de la régence, tous les ministres jouaient aux lettres de cachet les uns contre les autres ? Je pense qu’on sera plus réservé dans ce temps-ci. L’aurore de ce règne annonce le plus beau jour. On m’a envoyé de Paris une félicitation à M. Dorat sur sa terrible ode à l’honneur du Nouveau Règne.

 

Puissent, mon cher Dorat, ces jours du nouveau règne,

Plus heureux que tes vers, être plus longs encor (3).

 

          Cela m’a paru bien joli ; on ne peut pas dire à un homme plus délicatement qu’il est très ennuyeux.

 

          Seriez-vous assez bon, assez aimable, pour me dire des nouvelles du Vindicatif ? Ce n’est pas trop un sujet de comédie : c’est peut-être quelque drame larmoyant. Molière n’aurait jamais choisi un tel sujet ; l’Atrée de Crébillon pouvait très bien être intitulé le Vindicatif ; mais il n’y a pas le mot pour rire dans cette pièce. Les genres me semblent un peu confondus ; on ne sait plus où l’on en est. Plus on a d’esprit, moins on a de goût. Si vous n’étiez pas à Paris, je n’aimerais guère Paris. Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges,et cela très tendrement.

 

 

1 – Richelieu. (G.A.)

2 – Maurepas. (G.A.)

3 – Vers d’une épigramme que Voltaire attribuait au chevalier de Lisle, mais qui est de Ruthière. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Campi.

 

A Ferney, 8 Juillet 1774.

 

 

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

 

HOR., liv. IV, od. XII.

 

          Le Dialogue de Pégase et du Vieillard m’a valu une lettre de vous, que je proposerais à tous les jeunes gens comme une leçon de raison et de goût. Il est d’une belle âme et d’un esprit juste de sentir de l’horreur et du mépris pour ce discours que Photin tient à Ptolémée dans la Pharsale, et que Corneille a si malheureusement imité dans sa tragédie de Pompée, si remplie de grandes beautés et de défauts insupportables.

 

          Lucain tombe d’abord dans une faute, dans une contradiction que Corneille ne s’est point permise ; c’est de dire que Ptolémée est un enfant plein d’innocence : Per est, innocua est ætas ; et de dire, quelques vers après, que Photin conseilla l’assassinat de Pompée en homme qui savait flatter les pervers, et qui connaissait les tyrans :

 

Sed melior suadere malis, et nosse tyrannos.

Ausus Pompeium letho damnare Photinus.

 

LUC., liv. VIII.

 

Mais j’ai toujours vu avec chagrin, et je l’ai dit hardiment, que le Photin de Corneille débite plus de maximes de scélératesse que celui de Lucain ; maximes cent fois plus dangereuses, quand elles sont récitées devant les princes avec toute la pompe et toute l’illusion du théâtre, que lorsqu’une lecture froide laisse à l’esprit la liberté d’en sentir l’atrocité.

 

          Je ne m’en dédis point, je ne connais rien de si affreux que ces vers :

 

Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;

La timide équité détruit l’art de régner.

Quand on craint d’être injuste, on a toujours à craindre ;

Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,

Fuit comme un déshonneur la vertu qui le perd,

Et voler sans scrupule au crime qui le sert.

 

                                                                Pomp., act I, sc. I.

 

          Vous avez vu très judicieusement, monsieur, que non seulement ces maximes sont exécrables, et ne doivent être prononcées en aucun lieu du monde, mais qu’elles sont absurdes dans la circonstance où elles sont placées. Il ne s’agit pas du droit des rois ; il est question de savoir si on recevra Pompée, ou si on le livrera à César. Il faut plaire au vainqueur ; ce n’est pas là un droit des rois. Ptolémée est un vassal qui craint d’offenser César son maître.

 

          J’ai exprimé sans ménagement mon horreur pour tous ces lieux communs de barbarie, qui font frémir l’honnêteté et le sens commun. J’ai dit et j’ai dû dire combien sont horribles à la fois et ridicules ces autres vers que j’ai entendu réciter au théâtre :

 

Chacun a ses vertus, ainsi qu’il a ses dieux…

Le sceptre absout toujours la main la plus coupable…

Le crime n’est forfait que pour les malheureux…,

Oui, lorsque de nos soins la justice est l’objet,

Elle y doit emprunter le secours du forfait (1).

 

          On ne peut dire plus mal des choses plus odieuses ; cependant il y a des gens d’assez mauvaise foi pour oser excuser ces horreurs ineptes. Point de mauvaise cause qui ne trouve un défenseur, et point de bonne qui n’ait un adversaire ; mais, à la longue, le vrai l’emporte, surtout quand il est soutenu par des esprits tels que le vôtre.

 

          Si rien n’est plus odieux aux honnêtes gens que ces scélérats de comédie qui parlent toujours de crime, qui crient que le crime est héroïque, que la vengeance est divine, qu’on s’immortalise par des crimes, rien n’est plus fade aussi que ces héroïnes qui nous rebattent les oreilles de leur vertu. C’est un grand art dans Racine que Néron ne dise jamais qu’il aime le crime, et que Junie ne se vante point d’être vertueuse. Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous dire des choses que vous paraissez savoir mieux que moi.

 

 

1 – Vers de Crébillon cités dans les Remarques sur Pompée. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

                                                                                                                                6 Juillet 1774 (1).

 

 

          J’ai oublié, monsieur, de vous demander plusieurs grâces  premièrement, celle de me dire si un certain campagnard bien respectable (2) a lu un certain petit ouvrage (3), dans lequel il est dit : « qu’il est dangereux de changer de médecins et qu’il est triste de changer d’amis. » Ce mot n’a pas été mis pour lui déplaire. Secondement, je vous supplierai de me donner des nouvelles du Vindicatif (4). Est-ce quelque comédie bien gaie, dans le goût d’Atrée et de Thieste ? J’aimerais mieux qu’on jouât l’Indulgent, le Clément (5) ; mais ce caractère est déjà dans l’Auguste de Cinna. Troisièmement, j’ai une impatience extrême de savoir s’il est vrai qu’on ait admis la requête des Verron contre M. de Morangiés et contre le parlement. Si cette affaire recommence, il faut espérer que le magistrat du Jonquay pourrait bien être pendu. Je ne sais point ce que c’est que le triomphe de Goëzmann à l’Académie de Metz. Je vais faire venir le mémoire de ce magistrat désintéressé (6).

 

          Il me semble qu’il n’y a rien de mieux à faire pour les Français que d’être doux, gais, et aimables. M. le duc d’Orléans donnait, il y a quelques années, des fêtes charmantes, et jouait parfaitement la comédie. M. de Maurepas était le premier homme du monde pour les parades ; il était célèbre pour ses bons mots. Tout cela est plus agréable que de se déchirer les oreilles, pour savoir si les assassins des Calas et des La Barre achèteront encore ou non le droit de nous juger.

 

          Je vous demande en grâce, monsieur, de me faire lire l’épître de M. de Rulhière (7) ; j’aime les bons vers autant que M. le comte de Provence, à qui je sais bon gré d’ailleurs de faire renaître le temps des anciens troubadours.

 

          Il me semble que je ne vous ai point assez dit combien je suis charmé de ces deux vers :

 

Puissent, mon cher Dorat, les jours du nouveau règne,

Plus heureux que tes vers, être plus longs encor !

 

          Si ces deux vers ne sont pas de vous, il y a donc quelqu’un dans le monde qui vous vaut bien.

 

          Madame Denis et moi nous souhaitons passionnément que votre régiment aille incessamment sur notre frontière.

 

          Une très belle voix, que Dieu nous a envoyée dans nos déserts, nous a chanté des morceaux d’Iphigénie et d’Orphée qui nous ont fait un extrême plaisir.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Choiseul. (G.A.)

3 – Eloge de Louis XV. (G.A.)

4 – Jouée le 2 juillet. (G.A.)

5 – Allusion à Louis XVI. (G.A.)

6 – Tout ce qui suit a fait partie jusqu’ici de la lettre du 10 juillet. (G.A.)

7 – Epître à M. de Ch…, sur le renversement de la fortune. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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