OPUSCULE - L'Équivoque
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L’ÉQUIVOQUE.
Parlements du royaume ! le citoyen qui vous parle n’est ni homme de cour, ni homme de robe, ni d’aucun parti. Il aime sa patrie et la vérité ; et si on vous dit jamais qu’il ait accepté une place, qu’il ait sollicité la moindre faveur du ministère, regardez-le comme un homme indigne de vous parler, et faites-lui son procès comme à un coupable.
Vous êtes chargés de rendre la justice aux peuples ; commencez par la rendre à vous-mêmes.
La Cour du Banc du roi en Angleterre, la Chambre impériale en Allemagne, la Rota dans Rome, les Audiences en Espagne, le Cadi en Turquie, ne gouvernent point l’Etat, ne représentent point la nation, ne sont les tuteurs ni des rois, ni des empereurs, ni des souverains qui règnent aujourd’hui dans Rome.
Permettez-moi, quand vous faites des remontrances dont le droit vous est accordé, de vous remontrer qu’il n’y a sur le globe entier aucune cour de judicature qui ait jamais tenté de partager la puissance souveraine.
Une équivoque a produit le trouble où nous sommes. Ce mot de parlement qui signifie en Angleterre, états généraux, vous a pu faire penser que vous représentiez les états généraux de la France ; ou du moins vous avez agi comme si vous le pensiez, ou comme si vous en étiez l’ombre. Cette ambition est naturelle ; elle est pardonnable à des corps dont plusieurs membres seraient, en effet, dignes de représenter la nation, et de soutenir ses droits.
Mais, au nom de la vérité, voyez qui vous êtes.
Le parlement de Paris est une compagnie très respectable, qui a succédé, par un édit de Philippe-le-Bel, aux quatre grands bailliages établis par saint Louis, et au grand conseil établi par ses ancêtres.
Les autres parlements ont été formés par les successeurs de Philippe-le-Bel, uniquement pour rendre la justice, et tous indépendants les uns des autres.
Les enregistrements des édits n’ont été faits dans le parlement de Paris, et ensuite dans ceux des provinces, que pour avoir un dépôt sûr entre les mains d’une compagnie permanente et paisible. Les rois avaient perdu leurs chartriers dans la guerre.
Il arriva, sous Philippe-le-Bel, qu’un conseiller ou greffier au parlement (car on ne sait pas précisément lequel) rassemblé, pour son utilité particulière, un recueil des arrêts, ordonnances, édits faits avant lui. On nomma ce mémoire Regestum, registre dans le latin barbare, et dans le français encore plus barbare de ces temps-là.
L’usage d’un tel recueil parut convenable. Les rois s’accoutumèrent depuis à faire enregistrer au parlement leurs ordonnances, et même leurs traités avec les puissances étrangères.
Charles V fut le premier qui fit enregistrer solennellement un édit à son parlement ; c’était celui de la majorité des rois. Ainsi les usages s’établissent.
Ainsi prévalut la coutume de recevoir des épices en argent, et de faire payer les arrêts aux parties, quand on eut volé la caisse des gages du parlement, qui rendait auparavant gratuitement la justice.
Ainsi les offices du parlement, qui n’étaient d’abord que pour six semaines, furent pour tout le temps qu’il plairait au roi : quamdiu voluntatit nostra placuerit.
Ainsi les prélats, qui avaient d’abord eu séance dans cette assemblée, en furent exclus.
Ainsi les barons, qui seuls composaient le parlement, cédèrent la place aux gradués.
Ainsi les offices, qui étaient auparavant amovibles, furent déclarés ne vaquer que par mort ou par résignation sous Louis XI (1)
Ainsi tout a changé en France, selon les temps et selon les volontés des rois qui se conformaient aux temps. Vous le savez mieux que moi ; et quiconque est un peu versé dans notre histoire, en est assez convaincu.
La vénalité honteuse des charges de judicature fut le triste effet du dérangement des finances sous François Ier, et prouve assez que, quand ce premier ressort du gouvernement est détraqué, tout le reste de la machine se ressent d’un défaut qui produit tous les autres.
Un roi sage, placé sur le trône depuis plus longtemps qu’aucun des monarques ses contemporains, un roi, sorti de la plus ancienne maison qui ait jamais régné, veut, après cinquante-six ans consumés dans les fatigues et dans les vicissitudes du gouvernement, délivrer la France de cet opprobre de la vénalité, opprobre dont elle seule est souillée sur la terre. Il forme six conseils dans les provinces, qui rendront sans frais la justice ; le ressort du parlement de Paris en est moins vaste, mais les provinces sont soulagées ; des familles entières ne sont plus traînées en foule, de cent lieues, dans les prisons de la Conciergerie, sur des accusations frivoles. La multiplicité et le torrent des affaires ne forcent plus la Tournelle à jeter un coup d’œil rapide sur des procès criminels, instruits par des juges subalternes, ignorants, et à livrer des innocents aux plus affreux supplices ; cruels exemples dont nous n’avons que trop de preuves !
Les seigneurs, dans leurs terres peuvent faire exécuter les lois, et maintenir la justice aux dépens du roi ; ils ne sont plus dans la nécessité douloureuse de laisser impuni le meurtre, et de dérober le criminel à la juste sévérité des lois, dans la crainte d’être ruinés pour avoir rendu justice.
Il faut être sans cœur et sans raison pour ne pas rendre grâces au roi, dans la génération présente, d’un bienfait qui sera reconnu dans la dernière postérité. Si Dieu envoyait sur la terre un ministre de ses volontés célestes pour réformer nos abus, il commencerait par faire ce que fait Louis XV dans cette partie de l’administration.
Et vous par où commencez-vous ? par déclarer que les bienfaits du roi sont des oppressions ; par défendre qu’on obéisse aux ordres les plus salutaires ; par nous interdire la jouissance de ces bontés ; par ordonner qu’on ne reconnaisse point ces conseils supérieurs, institués par la même autorité sacrée qui créa les parlements.
Le roi tire de son grand conseil, qui était autrefois le conseil royal, et de quelques autres tribunaux, des officiers qui forment le parlement de Paris, resserré désormais dans des bornes plus étroites, et plus convenables à l’étendue du royaume. Que faites-vous ? puis-je le dire sans frémir ? vous rendez un arrêt contre ces magistrats, comme s’ils étaient vos justiciables. Vous les déclarez prévaricateurs, ravisseurs, ennemis de l’Etat. Cependant vous êtes Français. Ce ne sont pas des aldermans de Londres qui vous ont inspirés. Vous aimez la patrie, mais la servez-vous ? En auriez-vous agi ainsi lorsque Louis XIV gouvernait ? Jugez vous-mêmes vos arrêts. Que feriez-vous si vous étiez sur le trône, et si un tribunal érigé par vous calomniait vos bienfaits, outrageait si violemment les premiers magistrats du royaume, foulait aux pieds vos édits, avilissait la majesté royale, et semblait ériger cent trônes démocratiques sur les débris d’un trône qui subsiste depuis près de quatorze cents années ; que feriez-vous ?
Nous n’en sommes pas à cette dernière extrémité. Vous semblez craindre la tyrannie, qui pourrait prendre un jour la place d’un pouvoir modéré ; mais craignons encore plus l’anarchie qui n’est qu’une tyrannie tumultueuse.
Jugez, et prononcez. Erudimini qui judicatis terram, et nunc, reges, intelligite.
1 – Consultez le sage et judicieux ouvrage intitulé : Considérations sur l’édit de décembre 1770.