CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 15
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal de Richelieu.
A Ferney, 15 Auguste 1774 (1).
Les artistes de ma colonie, monseigneur, qui ont fourni, selon vos ordres, une montre garnie de diamants pour les noces de madame la comtesse d’Artois, se jettent à vos pieds.
Ils adressèrent cette montre à M. d’Ogny, qui la présenta lui-même à madame du Barry, laquelle s’était chargée des présents.
Cependant cette montre n’a point été comprise dans la liste de M. de La Ferté, signé de vous, et M. de La Ferté n’en a jamais entendu parler.
Je suis honteux et je vous demande pardon de vous parler de cette petite affaire, au milieu de toutes celles que vous avez. Mais ces pauvres artistes, qui sont d’ailleurs très vexés et qui sont fort à plaindre, me forcent de vous demander votre protection pour eux. Il paraît qu’ils n’ont que deux ressources : l’une, de vous supplier de vouloir bien faire réparer cet oubli dans le premier compte que signera M. le duc d’Aumont ; l’autre, de demander le prix de leur montre à madame du Barry elle-même, puisqu’il est très certain qu’elle l’a reçue des mains de M. d’Ogny.
Je vous supplie très instamment d’avoir la bonté de me donner vos ordres sur cette affaire.
La mort du notaire Laleu me met dans la situation la plus désagréable et la plus pressante. Vous éprouvez vous-même dans le moment présent des embarras qui vous font sentir à quel point sont à plaindre de simples particuliers sans protection.
Je compte toujours sur vos bontés, et je me flatte qu’elles seront proportionnées à un attachement d’environ cinquante ans. Reconnaissez, à cette époque, votre très vieux, très malade et très fidèle serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Marin.
16 Auguste 1774.
Vous avez fait, monsieur, bien de l’honneur à mes yeux de les croire capables de lire votre écriture. Non vraiment, je ne vous ai point cru à Lampedouse ; mais j’étais, moi, sur les bords du Styx, où je suis très souvent.
Il me semble que Louis XVI et M. Gluck vont créer un nouveau siècle. C’est un Solon sous lequel nous aurons un Orphée, du moins à ce que disent tous les grands connaisseurs en politique et en musique. Pour moi, je ne verrai d’Orphée que dans le pays où il alla chercher sa femme :
Tæbaruas etual faycesn akta istua Ditis,
Et caligantem nigra formidine lucum.
VIRG., Georg., lib. IV.
Si vous avez du temps à vous, mon cher correspondant, mandez-moi, je vous prie, comment sont reçus dans le public les deux discours de M. Suard et de M. Gresset (1) ; l’un très philosophique, et l’autre grammatical.
On me parle de la Lettre d’un théologien à l’abbé Sabotier. Je l’ai lue ; elle m’a inspiré de l’admiration et de l’effroi. L’auteur (2) est sans doute un profond géomètre et un homme d’un esprit supérieur ; mais c’est un Hercule qui s’amuse à écraser un scorpion à coups de massue. Je suis bien surpris qu’un homme de son mérite traite sérieusement un Sabotier ; c’est une chose bien hardie d’ailleurs de donner tant de soufflets au clergé sur la joue de ce misérable polisson.
On me mande que l’ouvrage fait dans Paris un effet prodigieux : quelques personnes me l’attribuent, mais j’en suis incapable. Il y a trop longtemps que j’ai renoncé à la géométrie ; et, de plus, je ne saurais approuver qu’on dise tant de mal des prêtres, sans aucun correctif. Il est très certain qu’il y a parmi eux de très belles âmes, des évêques, des curés sages et charitables. Il ne faut jamais attaquer un corps tout entier, excepté les jésuites. En un mot, je suis fâché que, dans les premiers jours d’un nouveau règne, on ait fait un si bon et si dangereux ouvrage, que le ministère sera probablement force de condamner, et qu’on pourrait bien déférer au parlement.
Je vous prie de me dire aussi si vous êtes idolâtre d’Orphée, et si vous avez abjuré entièrement Roland et Armide.
1 – Reçus à l’Académie française le 4 août 1774. (G.A.)
2 – M. le marquis de Condorcet. (K.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 17 Auguste 1774.
Ceci devient sérieux, mon cher ange. Vous connaissez sans doute la Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles ; c’est Hercule qui assomme à coups de massue un insecte, mais il frappe aussi sur toutes les têtes de l’hydre. On ne peut être ni plus éloquent ni plus maladroit. Cet ouvrage, aussi dangereux qu’admirable, armera sans doute tout le clergé. Il paraît tout juste dans le temps que j’écris à M. le chancelier pour l’affaire que vous savez. Pour comble de malheur, on m’impute cet écrit funeste, dans lequel il est question de moi presque à chaque page.
L’ouvrage est d’un homme qui a sans doute autant d’esprit que Pascal, et qui est aussi bon géomètre. Il dit que d’Alembert « a résolu le premier d’une manière générale et satisfaisante le problème des cordes vibrantes, et qu’il a inventé le calcul des différences partielles. »
Je n’ai jamais lu ces cordes vibrantes ni ces différences partielles de M. d’Alembert. Il y a près de quarante ans que vous m’avez fait renoncer à la sècheresse des mathématiques.
Il est donc impossible que je sois l’auteur de cet écrit. J’aime les philosophes, mais je ne veux pas être leur bouc émissaire. Je ne veux ni de la gloire d’avoir fait la Lettre d’un théologien, ni du châtiment qui la suivra.
J’admire seulement comme tous les événements de ce monde s’enchaînent, et comment un gueux comme Sabatier, un misérable connu pour avoir volé ses maîtres, un polisson payé par les Pompignan, devient le sujet d’une persécution ou d’une révolution.
Je mets peut-être trop d’importance à cette aventure. Je peux me tromper, et je le souhaite ; mais si le gouvernement se mêle de cette affaire, il est juste que je me défende sans accuser personne.
Je ne sais actuellement où vous êtes, mon cher ange ; mais, si cette affaire fait autant de bruit qu’on le dit, si M. le chancelier en est instruit, s’il vous en parle, songez, je vous en prie, que je n’ai nulle part à la Lettre du théologien, que je me suis contenté de causer avec Pégase (1), et qu’il y aurait une injustice affreuse à me rendre responsable des témérités respectables de gens qui valent beaucoup mieux que moi. Je suis affligé qu’on ait gâté une si bonne cause, en la défendant avec tant d’esprit. Je vois la guerre déclarée, et la philosophie battue. Mon innocence et ma douleur sont telles, que je vous écris en droiture. Je vous demande en grâce de me répondre le plus tôt que vous pourrez. J’attends avec impatience des nouvelles de la santé de madame d’Argental et de M. votre frère.
1 – Voyez le Dialogue de Pégase et du Vieillard. (G.A.)
à M. Poultier Delmotte.
19 Auguste 1774.
Un vieillard de près de quatre-vingts ans, accablé de maladies, s’est presque senti renaître en lisant les vers très agréables dont M. Delmotte a bien voulu l’honorer. Il le supplie de vouloir bien lui pardonner si son triste état ne lui permet pas de répondre comme il le voudrait. Si les forces lui manquent, sa sensibilité n’en est pas diminuée. Il supplie M. Delmotte d’agréer sa reconnaissance, et l’estime infinie avec laquelle il a l’honneur d’être, etc. LE MALADE DE FERNEY.
à M. l’abbé de Voisenon.
20 Auguste 1774.
Mon cher prélat, avez-vous lu la Lettre d’un théologien à l’abbé Sabatier, qui fait, dit-on, un très grand bruit dans Paris ? Je l’ai lue, et j’ai vu avec douleur que l’auteur ou les auteurs vous rendent bien peu de justice. On y lit, page 35, que vous ne vous êtes fait connaître que par des bouffonneries ordurières : cela est faux ; vous avez écrit des choses galantes avec beaucoup d’agrément, mais jamais d’obscènes.
L’auteur a très bien fait, à mon gré, de tomber sur un vil scélérat tel que l’abbé Sabatier ; mais il a très mal fait d’insulter des hommes qui méritent autant de considération que vous ; il a beaucoup plus mal fait de parler du clergé avec tant d’indécence et de fureur ; il a encore plus mal fait d’oser dire en France, page 82, que les rois tiennent leur autorité du peuple. On lui répondra que le roi tient sa couronne de soixante-cinq rois ses ancêtres.
Il y a, dans cette brochure, des plaisanteries qui ont réussi, et sur la fin, une violence qu’on appelle de l’éloquence ; mais il y a une folie atroce à insulter cruellement tout le clergé de France à propos d’un abbé Sabatier. L’auteur prend ma défense ; j’aime mieux être outragé que d’être ainsi défendu. Je suis très affligé qu’on ait fait un tel ouvrage. L’abbé Sabatier, au sortir des cachots de Strasbourg, méritait les galères. Ceux qui sont assez insensés pour rendre l’Eglise de France responsable des sottises de Sabatier méritent les Petites-Maisons : voilà ma façon de penser elle est aussi inébranlable que mon amitié pour vous.
Adieu, mon très cher confrère ; les horreurs de la littérature empoisonnent la fin de ma vie.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
26 Auguste 1774 (1).
Le vieux de la montagne remercie son héros avec la tendresse la plus respectueuse de la relation et de la lettre qu’il vient de recevoir. Au bout du compte, monseigneur, il ne vous arrive que ce qui arrive tous les jours au roi ; des fripons le volent en abusant de son nom. Mais ils sont plus adroits que ce M. Benevent qui a contrefait votre signature. Tout est reconnu ; madame la première présidente avait déjà eu la bonté de m’en avertir. Elle prend à vous tout l’intérêt que doivent y prendre ceux qui aiment votre gloire et celle de la nation. Ce qu’il y a de déplorable dans cette aventure, c’est que cette folle de madame de Saint-Vincent est parente de feu madame la princesse de Guise votre femme, et qu’elle a parmi ses complices des personnes du plus grand nom. Cela justifie presque cet évêque de Senez, qui a prononcé dans Saint-Denis la satire du siècle de Louis XV. Vous serez obligé de poursuivre la condamnation de madame de Saint-Vincent, et encore plus de demander sa grâce. Mais pour M. Benevent, je suis d’avis qu’il paie les frais du procès et qu’il soit pendu, comme le fut il y a quelques années un chanoine nommé Fleur, qui avait merveilleusement contrefait l’écriture de Montartel.
Cette affaire est très extraordinaire, mais elle ne vous compromet en rien. Il est vrai que, dans la situation présente, vous avez très bien fait de venir à Paris pour faire taire les cabales, qui, ne pouvant vous faire aucun mal réel, auraient cherché à faire de mauvaises plaisanteries. Il y a eu des évènements qui vous ont été plus sensibles que les signatures de M. Benevent ; mais vous vous tirerez toujours avec gloire et même avec bonheur de tous les accidents de la fortune.
Si le cœur donnait des forces, je serais à présent auprès de vous. Je n’ai ni votre santé, ni votre vigueur, ni vos ressources. Vous avez en moi un serviteur bien inutile ; qu’importe un attachement si vif et si ancien ? il faudrait faire, au premier avis, cent lieues en trois jours ; sans quoi, que sert-il d’aimer ? Est-il possible que je sois condamné à mourir, sans venir prendre congé de mon héros ?
Quand vous aurez fini votre affaire, je vous supplierai de daigner vous souvenir de mes pauvres colons, et de vouloir bien les recommander à M. de La Ferté-Menu (2).
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire intendant des Menus-Plaisirs. (G.A.)
à M. Marin
27 Auguste 1774 (1).
Eh bien ! voilà donc l’Eglise grecque qui triomphe de l’Eglise turque. L’autocratrice me l’avait toujours bien prédit. Les Welches voient-ils clair, enfin ?
Je vous supplie, mon cher Turc, de vouloir bien donner cours aux incluses, et de me mander positivement comment il faut vous écrire dorénavant.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)