CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 16

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AU RÉVÉREND PÈRE EN DIEU,

MESSIRE Jean de Beauvais.

 

CRÉÉ PAR LE FEU ROI LOUIS XV, ÉVÊQUE DE SENEZ (1).

 

 

          Mon révérend père en Dieu (2) j’assistai ces jours passés au service que fit le curé de Neuilly. « Ouailles, dit-il, souhaitons la vie éternelle à notre bon roi, qui ne demanda que la paix après avoir gagné deux batailles en personne (3), qui fit l’aumône aux pauvres, qui aurait payé toutes ses dettes s’il avait eu de l’argent, qui fonda l’Ecole militaire, qui a bâti le beau pont de Neuilly, sur lequel vous vous promenez, et qui avait un valet de garde-robe, auquel je dois ma cure. »

 

          Cette oraison funèbre me plut beaucoup parce qu’elle ne prétendait à rien, qu’elle partait du cœur, et surtout qu’elle était courte.

 

          J’ai assisté depuis à la vôtre Je ne vous dis point qu’elle parut longue ; mais l’assemblée ne trouva pas bon que vous commençassiez par parler de vous : « Quand j’annonçais il y a peu de temps la divine parole… »

 

          Tout le monde convint qu’il ne fallait pas débuter, dans l’éloge d’un roi, par celui de messire Jean de Beauvais. Nous aimons la parole divine ; l’égoïsme la profane.

 

          Vous dites que Dieu seul possède l’immortalité ; et nos âmes, mon révérend père, et nos âmes ! ne passent-elles pas pour être immortelles aussi ? On aurait souhaité que vous eussiez dit : « Dieu qui possède et qui donne l’immortalité. » Car enfin, le diable, comme vous savez, le diable qui nous inspire tant de passions, le diable qui est partout, a la réputation d’être immortel.

 

          Vous vous comparez à Jérémie, mon révérend père : Jérémie vit d’abord à quatorze ans « une verge veillante et une marmite bouillante (4) ». Dans un âge plus mûr, il fut accusé d’avoir trahi son roi pour le roi de Babylone. Qu’avez-vous de commun avec Jérémie ? Auriez-vous manqué à votre roi comme ce Juif ? Avez-vous vu comme lui une verge veillante et une marmite bouillante ?

 

          Vous comparez une auguste princesse (5), qui a quitté la cour pour un couvent, à la fille de Jephté, à qui son père coupa la tête ; vous comparez Louis XV à Joas qu’Athalie fit poignarder : mais jamais le feu roi ne fut poignardé par sa grand’mère, et jamais il ne coupa le cou de sa fille. Il faut que les comparaisons soient justes, même dans une oraison funèbre.

 

          Le cri public vous a obligé de changer l’endroit où vous reprochiez au feu roi d’avoir chassé les jésuites. Vous avez cru adoucir cette satire en imprimant que la société de ces jésuites était une fausse société ; mais cela ne s’entend pas. On sait bien ce que c’est qu’un homme faux, un homme qui parle contre sa conscience, une pensée fausse, un faux pas, un faux brillant ; on ne sait ce que c’est qu’une société fausse. Le R.P. Malagrida et le R.P. Lavalette ont fait de fausses démarches, qui ont entraîné la ruine d’une société très véritable et autrefois très dangereuse (6).

 

          Vous ne deviez pas comparer cette société à Jonas que des idolâtres jetèrent dans la mer pour apaiser une tempête (7). Les rois de France, d’Espagne, de Naples de Portugal, le souverain de Rome, ne sont point des idolâtres. Les déclamateurs devraient, dans ce siècle de raison, se garder de toutes ces comparaisons puériles.

 

          Vous dites que « les anciens parlements se sont laissé entraîner par l’impulsion des circonstances au-delà de leur premier but. » L’impulsion des bienséances et de votre génie ne devait pas vous entrainer dans de pareilles phrases.

 

          Quelle impulsion étrange vos forces à vous déchaîner contre le dix-huitième siècle de notre ère vulgaire ? « Il était donc réservé, dites-vous, au dix-huitième siècle, d’attaquer à la fois les principes de l’honneur, de la justice, de la vertu, de l’honnêteté naturelle ! » Et vous proclamez le successeur de Louis XV le restaurateur des mœurs ! vous auriez dû l’appeler le conservateur. Car enfin, monsieur de Beauvais, dans quel temps a-t-on vu plus de princesses renommées par des mœurs plus pures ? Dans quel pays a-t-on vu mourir tant de ministres des finances dans une pauvreté si respectée ? Avez-vous su quels hommes étaient MM. d’Argenson ? L’un, étant ministre, a écrit en faveur du peuple (8) ; l’autre a laissé une mémoire chère à tous les gens de guerre (9). Vous avez lu l’histoire : y avez-vous rencontré beaucoup de personnages qui aient soutenu ce qu’on appelle si lâchement une disgrâce, avec plus de grandeur et d’honnêteté naturelle que certains ministres dont je ne vous dirai pas le nom (10) ?

 

          Dans quel temps les libéralités, cette pierre de touche de la vraie grandeur d’âme, ont-elles été plus abondantes ?

 

          Mille actions généreuses, qui se multiplient tous les jours, auraient dû vous avertir de respecter un peu plus votre siècle, et le feu roi, votre bienfaiteur, dont vous avez fait (permettez-moi de vous le dire) une satire un peu grossière.

 

          Vous vous écriez : « Il n’y aura plus d’hypocrites, parce qu’il n’y aura plus de vertu. » Il est vrai que le roi régnant n’a point d’hypocrites dans son conseil (11) ; mais vous en plaignez-vous ? L’infâme superstition est la mère de l’hypocrisie ; et la vertu est la fille de la religion sage, éclairée, et indulgente. Comment avez-vous la naïveté de regretter l’hypocrisie ?

 

          Vous vous servez du mot de vice, en parlant des sentiments du dernier roi. Ah ! monsieur, employons le mot propre. L’amour est une faiblesse ; l’ingratitude envers son bienfaiteur est un vice : ce sont là les principes de l’honnêteté naturelle. Pour insulter ainsi son siècle et son maître, il faudrait être prodigieusement supérieur à l’un et à l’autre. Mais alors on ne les insulterait pas (12).

 

          A propos, je n’ai lu ni dans Bossuet ni dans Fléchier que les âmes des rois palpitassent au jugement de Dieu. Ayez la complaisance de me dire comment une âme palpite. C’est apparemment comme une verge qui veille. Votre très humble serviteur. B., académicien.

 

 

 

1 – Cette lettre, qui parut en brochure au mois d’août 1774, appartient aux FACÉTIES. C’est par erreur qu’elle se trouve rejetée ici. (G.A.) – Jean de Beauvais, après avoir insulté à la vérité et à la raison dans son Oraison funèbre (*), comme c’est l’usage, insulta de plus à la mémoire du roi son bienfaiteur .Il comptait voir un meilleur évêché, et il se trompa. On voyait alors des hommes qui avaient flatté Louis XV pendant sa vie, et qu’il avait comblé de biens, déchirer sa mémoire, et témoigner de sa mort une joie indécente. Les gens qu’on appelle philosophes, et que ce prince, trompé par la calomnie, avait plus laissé persécuter qu’il ne les avait encouragés, furent alors les seuls qui lui rendissent quelque justice. On leur reproche d’oser juger les rois pendant qu’ils règnent, mais ils savent les respecter, et durant leur vie, et même lorsqu’ils ont cessé de régner ils savent qu’il y a autant de bassesse à insulter un pouvoir qui n’est plus, qu’à flatter la main qu’on craint, ou dont on espère. (K.)

(*) Jean de Beauvais, né en 1731, mort en 1790, prononça l’oraison funèbre de Louis XV dans l’abbaye de Saint-Denis, le 27 Juilllet 1774. (G.A.)

2 – C’était le titre qu’on donnait aux évêques avant Richelieu. (G.A.)

3 – Louis XV était présent à Fontenoy et à Laufelt. (G.A.)

4 – Jérémie, chap. I., v. 11, 12 et 13.

5 – La princesse Louise, quatrième fille de Louis XV, religieuse carmélite. (G.A.)

6 – Voyez l’Histoire du Parlement, chap. LXVIII. (G.A.)

7 – Tout cet alinéa, sauf la première phrase, ne se trouve que dans la Correspondance de Grimm. (G.A.)

8 – Le marquis d’Argenson, auteur des Considérations sur le gouvernement de la France, 1764. (G.A.)

9 – Le comte d’Argenson, ministre de la guerre de 1742 à 1757. (G.A.)

10 – Le duc de Choiseul et le duc de Praslin. (G.A.)

11 – Allusion à Turgot. (G.A.)

12 – Nous avons, depuis environ un an, un livre intitulé : De la félicité publique, livre qui répond à son titre, composé par un homme d’une grande naissance, et très supérieur à cette naissance. L’auteur prouve invinciblement que les mœurs, ainsi que les arts, se sont perfectionnés dans ce siècle, depuis Pétersbourg jusqu’à Cadix, et que jamais les hommes n’ont été plus instruits et plus heureux. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait quelques crimes. On a vu des Brinvilliers et des Voisin dans le grand siècle de Louis XIV, nous avons vu dans le nôtre quelques injustices abominables, commises avec le glaive de la justice. Ce sont des orages passagers au milieu des beaux jours. Jamais la société n’a été plus aimable et plus remplie de sentiments d’honneur ; jamais les belles-lettres n’ont plus influé sur les mœurs. S’il se trouve quelques misérables, comme un abbé Sabotier, qui commente Spinosa, et qui prêche la religion catholique, apostolique et romaine, qui recommande la chasteté dans un dictionnaire de trois siècles, et qui fasse des vers infâmes dans un b…., au sortir du cachot, qui écrive des libelles pour de l’argent, en attendant un bénéfice, etc., de telles horreurs ne sont pas comptées. Un crapaud qu’on rencontre dans les jardins de Versailles, ou de Saint-Cloud, ne diminue pas le prix de ces chefs-d’œuvre de l’art.

            Assemblez tous les sages de l’Europe, et demandez-leur quelque temps ils préfèrent ; ils répondront : Celui-ci.

            Messieurs les Parisiens, je vous demande bien pardon de vous dire que vous êtes heureux. – Voyez, sur le livre De la félicité publique, par Chastellux, tome IV, le trente et unième des ARTICLES DE JOURNAUX. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 30 Auguste 1774.

 

 

          Monsieur, un Claude Dufour et son associé, dont j’ignore le nom, implorent votre protection pour une affaire dont je ne sais rien du tout. Ils disent qu’ils sont Français et bons catholiques, qu’ils ont été fourrés à Genève dans une prison huguenote pour du sel ; et ils disent, d’après l’Evangile : Si on prend notre sel, avec quoi salera-t-on ?

 

          Soit que ces pauvres diables soient salés ou dessalés, je vous renouvelle toujours  à bon compte les sentiments d’attachement et de respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. François de Neufchateau.

 

A Ferney, 31 Auguste 1774.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, que vous avez ragaillardi par votre jolie Epître sur le mois d’auguste (1), vous est bien obligé. Vous avez raison en tout, excepté dans les choses trop flatteuses dont vous enivrez mon amour-propre. Comment ne vous aimerais-je pas, puisque vous êtes au-dessus des préjugés ? Si vous les combattez tous avec autant d’élégance et d’harmonie, il n’y en aura bientôt plus.

 

          Je suis trop faible pour écrire de longues lettres, mais je n’en sens pas moins vivement le prix de vos talents et de votre amitié.

 

 

1 – Le Mois d’Auguste, épître à M. de Voltaire. Celui-ci la fit paraître à la suite de ses Lettres chinoises. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Septembre 1774.

 

 

          Mon cher ange, je suis toujours inquiet de la santé de madame d’Argental et de M. de Pont de Veyle. Je vois par votre lettre du 23 auguste que ni vous ni le grand-référendaire n’êtes pas devins, quelque esprit que vous ayez tous deux. Vous ne vous doutiez ni l’un ni l’autre du compliment qu’on devait lui faire le lendemain 24, jour de la Saint-Barthélemy. Je ne sais par quelle fatalité singulière j’ai la fièvre tous les ans ce jour-là.

 

          Je crois bien qu’on n’a pas beaucoup parlé de la Lettre du théologien dans tout le fracas des nouveaux changements qu’on a faits. Le bourdonnement des guêpes ne fait pas grand bruit au milieu des coups de tonnerre. Il est ridicule d’attribuer cette lettre à un Allemand nommé Paw, qui a écrit, dans un style obscur et entortillé, des conjectures hasardées sur les Américains et sur les Chinois (1). Vous savez que c’est l’abbé du Vernet qui a tenu la plume, et qui sont ceux qui l’ont dirigée. Ils m’ont pris pour leur bouc émissaire, et ils m’ont couronné de fleurs pour me sacrifier. Pour comble de douleur, vous sentez que je ne puis les nommer, et qu’il a fallu encore les ménager quand je leur ai fait les reproches qu’ils méritaient. Rien n’est plus triste, à mon sens, que d’être assassiné par ses amis, et d’être obligé de se taire.

 

          Madame du Deffand me mande qu’elle vous voit quelquefois. Je vous prie de lui faire connaître la vérité ; elle sait la répandre et la rendre piquante.

 

          Je me garderai bien de traîner mon cadavre à Paris parmi les factions qui le divisent. Je laisse à mes deux neveux de l’ancien (2) et du nouveau (3) parlement le soin de débrouiller le chaos. Je crois savoir qu’on veut créer une nouvelle compagnie composée des deux autres, et que ce projet n’est guère exécutable. J’entrevois qu’il ne serait ni honnête ni utile de sacrifier ceux qui ont servi le roi à ceux qui l’ont bravé. J’aperçois de tous côtés des embarras et des dangers ; mais les choses s’arrangent presque toujours d’une manière que personne n’avait prévue, et rien de ce qui était vraisemblable n’arrive. Qui aurait imaginé la paix des Turcs et de ma Catau si prochaine ?

 

          M. Turgot passa quinze jours aux Délices il y a plusieurs années : mais M. Bertin y vint aussi, et ne m’a servi de rien. Si j’avais quelques jours de vie encore à espérer, j’attendrais beaucoup de M. Turgot, non que je lui redemande l’argent que l’abbé Terray m’a pris dans ma poche, mais j’espère sa protection pour les gens qui pensent, parce qu’il est lui-même un excellent penseur. Il a été élevé pour être prêtre, et il connaît trop bien les prêtres pour être leur dupe ou leur ami. Toutefois Antoine se ligua avec Lépide, qui était grand-pontife, sot et fripon.

 

          On me mande que le pontife Beaumont est exilé à Conflans ; je crois bien qu’il est à Conflans pour radouber sa vessie ; mais exilé, j’en doute. Je doute aussi que M. le duc de La Vrillière se soit enfin défait de sa charge de facteur des lettres de cachet.

 

          Il y a quelque temps que M. le maréchal de Richelieu m’envoya un mémoire qui me paraît une lettre circulaire sur l’étrange procédé de sa folle cousine, très indigne petite-fille de madame de Sévigné. Je le crois plus affligé des aventures de la cour que de celles de madame de Saint-Vincent.

 

          Je vous trouve bien heureux d’être plein de sécurité au milieu de tant d’orages, et d’être un tranquille ambassadeur de famille. Je voudrais seulement que Parme fût un Etat plus considérable.

 

          Ecrivez-moi, je vous en prie, non pas comme ambassadeur, mais comme ami, soit par madame Lobreau, soit par madame de Sauvigny, soit par Bacon, substitut du procureur général, qui demeure à un ancien hôtel de Richelieu, place Royale.

 

          Je crois que l’hippopotame Quès-à-Co ne se chargera plus des lettres de personne. On dit qu’un abbé Aubert est chargé de l’histoire appelée Gazette (4), attendu qu’il a fait des fables.

 

          Je vous embrasse, mon cher ange, de mes mains maigres, et je soupire après des nouvelles de vos malades.

 

 

1 – Recherches philosophiques sur les Américains, et Recherches philosophiques sur les Egyptiens et les Chinois. (G.A.)

2 – D’Hornoy. (G.A.)

3 – Mignot. (G.A.)

4 – La Gazette de France. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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