Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1774 - Partie 123
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483 – DU ROI
A Potsdam, le 8 Octobre 1774.
Les négociations de la paix de Vestphalie n’ont pas coûté plus de peine à Claude d’Avaux, comte de Mesmes, et au fameux Owenstiern, qu’il ne vous en coûte à solliciter la grâce de Jacques-Bertrand d’Etallonde à la cour de France. Votre négociation éprouve tous les contre-temps possibles. Voilà un chancelier sans chancellerie, qui vous devient inutile, un nouveau venu (1) que peut être vous ne connaissez pas, et qu’il faudra prévenir par quelques vers flatteurs avant d’entamer l’affaire de Jacques-Marie, enfin un témoignage que vous me demandez et qui n’est pas selon le style de la chancellerie.
On prétend qu’un attestat de l’officier-général dans le régiment où il sert est suffisant, et que les princes ne doivent pas s’abaisser à demander grâce à d’autres princes pour ceux qui les servent, ou il faut en faire une affaire ministérielle. Voilà ce qu’on dit.
Pour moi, qui ne suis exercé ni en style de chancellerie, ni profondément instruit du punctilio (2), je me bornerai à envoyer le témoignage du général à M. d’Alembert, et je ferai écrire à mon ministre à Paris, qu’il dise un mot en faveur du jeune homme au nouveau chancelier (3).
Si les anciens usages barbares prévalent contre les bonnes intentions de François-Marie Arouet de Voltaire et de son associé Mons de Sans-Souci, il faudra s’en consoler, car ce n’est pas une raison pour que nous déclarions la guerre à la France. Le proverbe dit : Il faut vivre et laisser vivre. C’est ainsi que pense votre impératrice : elle se contente d’avoir humilié la Porte ; elle est trop grande pour écraser ses ennemis. La Grèce deviendra ce qu’elle pourra ; les anciens Grecs sont ressuscités en France. Vous tirez votre origine de la colonie de Marseille ; cette nouvelle patrie des arts nous dédommage de celle qui n’existe plus.
Le destin des choses humaines est de changer : la Grèce et l’Egypte sont barbares à leur tour ; mais la France, l’Angleterre, et l’Allemagne qui commence à s’éclairer, nous dédommagent bien du Péponèse. Les marais de Rome ont inondé les jardins de Lucullus, peut-être que dans quelques siècles d’ici, il faudra puiser les belles connaissances chez les Russes. Tout est possible, et ce qui n’est pas peut arriver ensuite (4).
Je fais des vœux pour que l’Etre des êtres prolonge les jours de votre âme charitable, qu’il vous conserve longtemps pour la consolation des malheureux et pour la satisfaction de l’humble philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Miromesnil. (G.A.)
2 – Autrement dit, l’étiquette. (G.A.)
3 – Miromesnil avait le titre de garde des sceaux. (G.A.)
4 – Edition de Berlin : « Vous n’avez donc pas fait Louis XV aux Champs-Elysées ? Cela m’a encouragé à traiter ce sujet dans le goût de Lucien. Vous trouverez peut-être que j’abuse de mon loisir ; mais cela m’amuse et ne fait de mal à personne. » (G.A.)
484 – DU ROI
A Potsdam, le 20 Octobre 1774.
L’art de vous autres grands poètes
Rehausse les petits objets :
De secs et décharnés squelettes,
Maniés par vos mains adroites,
Deviennent charnus et replets.
Voltaire et sa grâce efficace
M’égaleront avec Horace,
Si son génie en fait les frais.
Mais un vieux rimailleur tudesque
Qui, dans l’école soldatesque
Nourri depuis ses jeunes ans,
A passé chez les vétérans,
Sans se guinder avec Racine
Au haut de la double colline,
Ne doit qu’arpenter ses vieux camps.
Suffit que le ciel m’ait fait naître
Dans cet âge où j’ai pu connaître
Tant de chefs-d’œuvres immortels
Auxquels vous avez donné l’être,
Qui mériteraient des autels,
Si dans ce temps de petitesse
On pensait comme à Rome, en Grèce,
Où tout respirait la grandeur.
Mais notre siècle dégénère ;
Les lettres sont sans protecteur.
Quand on aura perdu Voltaire,
Adieu, beaux-arts, sacré vallon !
Et vous, Virgile et Cicéron,
Vous irez avec lui sous terre.
Vous avez parlé de l’art des rois, et vous avez équitablement jugé les morts. Pour les vivants, cela est plus difficile, parce que tout ne se sait pas, et une seule circonstance connue oblige quelquefois d’applaudir à ce qu’on avait condamné auparavant. On a condamné Louis XIV de son vivant, de ce qu’il avait entrepris la guerre de la succession ; à présent on lui rend justice ; et tout juge impartial doit avouer que ç’aurait été lâcheté de sa part de ne pas accepter le testament du roi d’Espagne. Tout homme fait des fautes, et par conséquent les princes. Mais le vrai sage des stoïciens et le prince parfait n’ont jamais existé et n’existeront jamais.
Les princes comme Charles-le-Téméraire, Louis XI, Alexandre VI, Ludovic Sforze, sont les fléaux de leurs peuples et de l’humanité : ces sortes de princes n’existent pas actuellement dans notre Europe. Nous avons deux rois fous à lier (1), nombre de souverains faibles, mais non pas des monstres comme aux quatorzième et quinzième siècles. La faiblesse est un défaut incorrigible ; il faut s’en prendre à la nature, et non pas à la personne. Je conviens qu’on fait du mal par faiblesse ; mais, dans tout pays où la succession au trône est établie, c’est une suite nécessaire qu’il y ait de ces sortes d’êtres à la tête des nations, parce qu’aucune famille quelconque n’a fourni une suite non interrompue de grands hommes. Croyez que tous les établissements humains ne parviendront jamais à la perfection. Il faut se contenter de l’à peu près, et ne pas déclamer violemment contre les abus irrémédiables.
Je viens à présent à votre Morival. J’ai chargé le ministre que j’ai en France d’intercéder pour lui, sans trop compter sur le crédit que je puis avoir à cette cour. Des attestations de la vie d’un suppliant se produisent dans des causes judiciaires ; elles seraient déplacées dans des négociations où l’on suppose toujours, comme de raison, que le souverain qui fait agir son ministre n’emploierait pas son intercession pour un misérable. Cependant, pour vous complaire, j’ai envoyé un petit attestat, signé par le commandant de Vesel, à d’Alembert, qui pourra en faire un usage convenable.
Pour votre pouls intermittent (2), il ne m’étonne pas : à la suite d’une longue vie, les veines commencent à s’ossifier, et il faut du temps pour que cela gagne la veine cave ; ce qui nous donne encore quelques années de répit. Vous vivrez encore, et peut-être m’enterrerez-vous. Des corps, qui comme le mien ont été abîmés par des fatigues, ne résistent pas aussi longtemps que ceux qui par une vie réglée ont été ménagés et conservés. C’est le moindre de mes embarras, car, dès que le mouvement de la machine s’arrête, il est égal d’avoir vécu six siècles ou six jours. Il est plus important d’avoir bien vécu, et de n’avoir aucun reproche considérable à se faire.
Voilà ma confession, et je me flatte que le patriarche de Ferney me donnera l’absolution in articulo mortis. Je lui souhaite longue vie, santé, et prospérité ; et, pour mon agrément, puisse sa veine demeurer intarissable ! Vale. FÉDÉRIC.
1 – George III d’Angleterre et Joseph de Portugal. L’édition de Berlin ne parle pas de ces « deux fous à lier. » (G.A.)
2 – On n’a pas la lettre où Voltaire parle de son pouls. (G.A.)
485 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 17 Novembre 1774.
Sire, quelques petits avant-coureurs, que la nature envoie quelquefois aux gens de quatre-vingt et un ans, ne m’ont pas permis de vous remercier plus tôt d’une lettre charmante, remplie des plus jolis vers que vous ayez jamais faits ; ni roi, ni homme ne vous ressemble : je ne suis pas assurément en état de vous rendre vers pour vers.
Muses, que je me sens confondre !
Vous daignez encor m’inspirer
L’esprit qu’il faut pour l’admirer,
Mais non celui de lui répondre.
Je puis du moins répondre à votre majesté que mon cœur est pénétré des bontés que vous daignez témoigner pour ce pauvre Morival. Je voudrais qu’il pût, au milieu de nos neiges, lever le plan du pays que vous lui avez permis d’habiter ; votre majesté verrait combien il s’est formé en très peu de temps dans un art nécessaire aux bons officiers, et très rare, dont il n’avait pas la plus légère connaissance ; vous serez touché de sa reconnaissance et du zèle avec lequel il consacre ses jours à votre service. Son extrême sagesse m’étonne toujours : on a dessein de faire revoir son procès, qu’on ne lui a fait que par contumace : ce parti me paraît plus convenable et plus noble que celui de demander grâce ; car enfin grâce suppose crime, et assurément il n’est point criminel, on n’a rien prouvé contre lui. Cela demandera un peu de temps, et il se peut très bien que je meure avant que l’affaire soit finie ; mais j’ai légué cet infortuné à M. d’Alembert, qui réussira mieux que je n’aurais pu faire.
J’ose croire qu’il ne serait peut-être pas de votre dignité qu’un de vos officiers restât avec le désagrément d’une condamnation, qui a toujours dans le public quelque chose d’humiliant, quelque injuste qu’elle puisse être. En vérité, c’est une de vos belles actions de protéger un jeune homme si estimable et si infortuné : vous secourrez à la fois l’innocence et la raison ; vous apprendrez aux Welches à détester le fanatisme, comme vous leur avez appris le métier de la guerre, supposé qu’ils l’aient appris. Vous avez toutes les sortes de gloire ; c’en est une bien grande de protéger l’innocence à trois cents lieues de chez soi.
Daignez agréer, sire, le respect, la reconnaissance, l’attachement d’un vieillard qui mourra avec ces sentiments.