CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 3

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

30 Janvier 1774.

 

 

          Je commence par vous dire, monseigneur, que de tous mes confrères de quatre-vingts ans je suis sans contredit le plus fou, puisque je donne, à mon âge, des pièces de théâtre. Ceux qui ont fait une cabale contre Sophonisbe sont des jeunes gens qui sont encore plus fous que moi. Le dévot sexe féminin, qui prétendait que l’auteur de la nouvelle Sophonisbe n’est pas assez pieux, était encore plus fou que tout le reste, surtout si on ajoutait deux lettres à cette belle épithète de fou.

 

          J’avais imaginé que ces bagatelles pourraient être une occasion de faire parler de ce que vous savez (1) ; et c’est encore une autre espèce de folie : car, après tout, la sagesse consiste à savoir vivre et mourir en paix où l’on est.

 

          Il m’est venu, ces jours passé, un Russe infiniment aimable (2) qui a gouverné pendant quinze ans despotiquement un empire de deux mille lieues de long, et qui me paraît avoir la triste folie de n’être point heureux. J’ai conclu de là qu’il ne faut ni courir après des chimères, ni les regretter.

 

          A propos de chimères, je n’ai jamais su quels acteurs jouaient dans Sophonisbe, excepté Lekain. Je ne connais personne des sénateurs et des sénatrices du tripot. C’est vous qui avez la bonté de m’apprendre que Brizard a joué Lélie ; je ne sais pas encore qui a joué Scipion.

 

          Je ne savais pas qu’une première représentation fût un jour de bataille, ni qu’il fallût prendre ses postes et avoir un mot de ralliement ; mais, puisque vous avez daigné faire la guerre pour moi, et me traiter comme la ville de Gênes, permettez-moi de vous en faire mes très humbles et très sincères remerciements.

 

          Je vous avais mandé qu’on m’avait écrit d’abord qu’on ne vous rendait pas justice dans l’histoire du maréchal de Saxe (3) ; mais, ayant vérifié le contraire le lendemain, je vous écrivis qu’on vous rendait toute la justice qui vous était due. Ce que j’avais écrit sur la bataille de Fontenoy, sous les yeux de M. d’Argenson, et d’après les lettres de tous les officiers, s’est trouvé entièrement conforme à ce qu’en dit M. d’Espagnac. Il est vrai qu’il ne dit pas tout ; il supprime l’ordre donné deux fois de suite, par le maréchal de Saxe, d’évacuer le poste d’Antonin ; mais s’il fait des péchés d’omission, il me paraît qu’il n’en fait point de commission.

 

          J’ai répondu, je crois, à tous les points de la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire. Il ne me reste qu’à attendre doucement le temps où je pourrai venir faire ma cour à mon héros dans son royaume. Je vous prierai de me recommander au meilleur apothicaire de Bordeaux : j’ai plus besoin de ces messieurs que de tous les rois de l’Europe. Il y a près de quatre-vingts ans que mon sort dépend absolument d’eux. Parmi tout ce qui vous distingue des autres hommes, je ne compte pas pour peu de chose l’habileté que vous avez eue de vous mettre au-dessus de tous les apothicaires, en étant un bon chimiste, et en étant votre médecin à vous-même. Puisse ce bon médecin conserver très longtemps la vie de mon héros, et le tenir toujours en état de goûter tous les plaisirs ! car mon héros est né pour eux, aussi bien que pour la gloire. Ses bontés font ma plus grande consolation. Agréez le tendre respect du vieux malade.

 

 

1 – De pouvoir revenir à Paris. (G.A.)

2 – Le comte Jean Schowalow. (G.A.)

3 – Par le baron d’Espagnac. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

31 Janvier 1774.

 

 

          Dès que j’ai reçu la lettre où mon cher ange m’ordonne de lui envoyer des Fragments (1) indous et français, sous l’enveloppe de M. de Sartines, j’ai pris sur-le-champ cette liberté avec confiance. Le paquet part à la garde de Dieu. Il vaut mieux prendre des libertés avec M. de Sartines qu’avec l’hippopotame (2).

 

          Je ne conçois pas comment on a pu afficher dans Paris, sous mon nom, la Sophonisbe de Mairet. Je n’ai jamais donné cet ouvrage que comme celui de Mairet, un peu retouché, pour engager les jeunes gens à refaire les belles pièces de Corneille, comme Attila, Agésilas, Pertharite, Théodore, Pulchérie, la Toison-d’Or, etc.

 

          En donnant Sophonisbe sous mon nom, on a réveillé la racaille. J’oserais penser qu’il ne faut ni précipiter la retraite, ni laisser languir les représentations, mais prendre un juste milieu, afin que Lekain ait une rétribution honnête.

 

          Je persiste à croire que Beaumarchais n’a jamais empoisonné personne, et qu’un homme si gai ne peut être de la famille de Locuste (3).

 

          Je suis bien embarrassé avec mes Génois et mon marquis Viale (4). Dieu vous garde d’établir jamais une colonie ! c’est une terrible entreprise  M. l’abbé Terray même y serait un peu embarrassé. Je baise les ailes de mes anges.

 

 

1 – Fragment sur l’Inde, sur l’Histoire générale et sur la France. (G.A.)

2 – Voltaire désigne Marin par ce mot, pris dans les Mémoires de Beaumarchais. (K.)

3 – Cette opinion de M. de Voltaire produisit dans le temps une assez plaisante anecdote. Si elle a trouvé place ici, c’est qu’elle peint à la fois le temps, les mœurs, les caractères. On jouait aux Français Eugénie : un beau monsieur du parquet, après avoir bien déchiré la pièce, tomba tout à coup sur l’auteur. Entre autres choses, il raconta qu’ayant dîné ce jour-là même chez M. le comte d’Argental, il y avait entendu lire une lettre de Voltaire, lequel s’obstinait, on ne savait pourquoi, à soutenir que ce Beaumarchais-là n’avait pas empoisonné ses trois femmes. Mais ajouta le conteur, c’est un fait dont on est bien sûr parmi messieurs du parlement.

 

            L’homme à qui s’adressait la parole faisait de la main, en riant, signe aux voisins de ne pas interrompre ; chacun se lève, il répond froidement : « Il est si vrai, monsieur, que ce misérable homme a empoisonné ses trois femmes, quoiqu’il n’ait été marié que deux fois, qu’on sait de plus au parlement-Maupeou qu’il a mangé son bon père en salmis, après avoir étouffé sa mère entre deux épaisses tartines ; et j’en suis d’autant plus certain, que je suis ce Beaumarchais-là, qui vous ferait arrêter sur-le-champ, ayant bon nombre de témoins, s’il ne s’apercevait à votre air effaré que vous n’êtes point un de ces rusés scélérats qui composent les atrocités, mais seulement un des bavards qu’on emploie à les propager, au grand péril de leur personne. »

 

            On applaudit ; le conteur court encore, oubliant qu’il avait payé pour voir jouer la petite pièce. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) – Ces mots désignent Beaumarchais.

 

 

 

à M. Marin.

 

A Ferney, 31 Janvier 1774 (1).

 

 

          Je n’entends plus rien ni aux ordinaires de madame de Goezmann, ni à la Sophonisbe de Mairet, ni à celle de Corneille, ni à celle de Latin, ni à Lépine, qui est de mon pays, ni aux Lois de Minos, ni à tout ce qui passe vers le Danube, ni au roi de Prusse, ni à toute les sottises de ce bas monde dont je fais partie. Tout ira comme il pourra. Portez-vous bien, soyez gai.

 

          Je ne sais point la demeure de La Harpe ; ainsi, je vous prie de vouloir bien lui envoyer ce chiffon et de m’aimer toujours un peu.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à un Académicien de ses amis.

 

 

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          Si on ne veut point croire dans Paris que le jeune comte de Schowalow, chambellan de l’impératrice de Russie, et président d’un bureau de la législation, soit l’auteur de l’Epître à Ninon, c’est apparemment par modestie, car cette épître est  peut-être ce qui fait le plus d’honneur à notre nation. C’est une chose bien surprenante que n’ayant été, je crois, que trois mois à Paris, il ait pris si bien ce que vous appelez le ton de la bonne compagnie, qu’il l’ait perfectionné, qu’il y ait ajouté l’élégance et la correction, si inconnues à quelques seigneurs français qui n’ont pas daigné apprendre l’orthographe.

 

          M. de Schowalow faisait déjà de très jolis vers français quand il était chez moi, il y a quelques années, et nous avons eu depuis, dans des recueils, quelques pièces fugitives de lui, très bien travaillées.

 

          Il se trompe en disant que Chapelle

 

A côté de Ninon fredonnait un refrain.

 

          Chapelle, qu’on a beaucoup trop loué, était bien loin de fredonner des chansons à côté de Ninon. Cet ivrogne, qui eut quelques saillies agréables, était son mortel ennemi, et fit contre elle des chansons assez grossières. En voici une :

 

Il ne faut pas qu’on s’étonne

Si parfois elle raisonne

De la sublime vertu

Dont Platon fut revêtu ;

Car, à bien compter son âge,

Elle doit avoir …. vécu

Avec ce grand personnage.

 

          Ce n’est pas là le style de M. le comte de Schovalo. J’écris son nom comme nous le prononçons : car je ne saurais me faire aux doubles W, pour lesquels j’ai toujours eu la plus grande aversion, ainsi que pour le mot françois.

 

          J’admire les gens qui m’attribuent cette épître : ils m’imputent de m’être donné des louanges qui sont pardonnables à l’amitié de M. Schovalo, mais qui seraient assurément très ridicules dans ma bouche.

 

          J’ai lu par hasard des nouvelles à la main, n° 25, dont l’auteur prétend que je me suis caché sous le nom de M. de Schovalo ; il pourrait dire aussi que je me cache tous les jours sous le nom du roi de Prusse, qui fait des choses non moins étonnantes en notre langue, et sous celui de l’impératrice de Russie, qui écrit en prose comme son chambellan en vers. Les fadaises insipides dont tant de petits Welches nous inondent, croyant être de vrai français, sont bien loin d’égaler les chefs-d’œuvre étrangers dont je vous parle ; c’est que ces petits Welches n’ont que des mots dans la tête, que ces génies du Nord pensent solidement.

 

          J’emploie le double W pour les Welches : il faut être barbare avec eux.

 

          Les minces écrivains de nouvelles et d’inutilités m’imputent une Lettre d’un Ecclésiastique sur les jésuites, et je ne sais quel Taureau blanc. Je vous assure que je ne me mêle point des jésuites ; je suis comme le pape, je les ai pour jamais abandonnés, excepté père Adam que j’ai toujours chez moi. A l’égard des taureaux blancs ou noirs, je m’en tiens à ceux que j’élève dans mes étables et avec lesquels je laboure. Il y a soixante ans que je suis un peu vexé, et je m’en console dans ma chaudière, pratiquant quid faciat latas segetes. J’ai surtout lœtum animum, malgré la cabale qui croit m’affliger, et dont je me moquerai tant que j’aurai un souffle de vie, etc.

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

5 Février 1774.

 

 

          Je ne voudrais pas, monsieur, fatiguer vos bontés ; mais on vient tous les jours me prier de vous importuner pour un pauvre imbécile qui fournissait autrefois du pain aux comédiens établis à Châtelaine. Il se nomme Pélissier ; on dit qu’il est en prison en Gex depuis six mois, pour avoir dit qu’il s’appelait Péant. S’il s’est trompé de nom, il en est bien puni. Si vous pouvez avoir la bonté de lui faire accorder la permission de vendre du pain chez lui, au lieu d’être au pain du roi, ce sera une de vos bonnes actions. Me voilà quitte de ma commission. J’ai l’honneur d’être avec le plus respectueux attachement, etc.

 

 

 

 

 

à M. Raimond.

 

A Ferney, 7 Février 1774.

 

 

          M. d’Ogny, monsieur, a la bonté de vouloir bien se charger lui-même de faire parvenir à leur destination les envois de la petite colonie que j’ai établie à Ferney. Besançon est si près, que j’ai cru devoir épargner le chemin de Ferney à Paris, et de Paris en Franche-Comté ; je me suis flatté que vous auriez pour moi la même bonté que M. d’Ogny, et que vous voudriez bien faire remettre aux sieurs Pellier et Pochet, dans votre ville, la petite boite que je prends la liberté de vous envoyer, et qu’on demande avec le plus grand empressement : je vous serai très obligé ; la bienveillance que vous aurez pour une société naissante, dont vous serez un des bienfaiteur, nous sera extrêmement précieuse. Je voudrais bien être à portée de recevoir quelques-uns de vos ordres. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

9 Février 1774.

 

 

          Je me flatte, mon cher ami, que madame de Florian n’est pas réduite à garder le lit comme moi ; il y a très longtemps que je ne sors du mien qu’à huit heures du soir. Il faut espérer que le petit serin (1) reviendra au printemps sauter dans sa cage de Ferney, que vous avez si joliment embellie, et qu’il voltigera sur les fleurs que vous avez plantées.

 

          Pour ma maladie, elle est incurable, puisqu’elle date de quatre-vingts ans ; c’est un mal qui m’empêche quelquefois d’être aussi exact que je le voudrais dans mes réponses. J’ai fini ma carrière, et le serin n’est qu’au milieu de la sienne. Vous avez tous deux de beaux jours à espérer, et moi je n’ai que deux ou trois tristes nuits à supporter. Nous passons tous comme des ombres ; notre vie est comme la place d’un ministre à Versailles : aujourd’hui quelque chose, et demain rien.

 

          Le déplacement de M. de Monteynard (2) coupe la gorge et la bourse à notre voisin Dupuits. Ce ministre l’avait employé deux années de suite sans le payer ; il a fallu qu’il empruntât pour servir, et le voilà ruiné. Quand un rocher tombe, il entraîne toujours mille petites pierrailles dans sa chute. Il ne faut compter sur rien que sur les légumes de son jardin ; encore y est-on souvent attrapé.

 

          Si on est mécontent de la terre, les aventures de mer ne sont pas plus agréables ; et, quoi que Labat vous dise, le vaisseau l’Hercule ne rapportera que des chimères. Je vois que la résignation est la seule chose qui puisse nous consoler dans ce meilleur des mondes possibles.

 

          Je comptais, l’année passée, que Moustapha irait passer le carnaval à Venise avec Candide, mais je me suis bien trompé. S’il fallait que les ministres qui ont été déplacés de mon temps allassent loger à Venise dans le même cabaret, la place Saint-Marc ne serait pas assez grande pour leur donner à souper.

 

          J’ai reçu tout ce que vous m’avez envoyé d’Abbeville. On ne peut faire autre chose que ce qu’on a fait dans la dernière édition (3), qui est achevée. On a rendu justice à M. Belleval, et le public ne s’en soucie guère. Tout passe, tout s’oublie, tout s’anéantit. Le déluge fit autrefois beaucoup de bruit, et actuellement on n’en parle plus que pour en rire. Vanité des vanités, et tout n’est que vanité.

 

          Regardez, je vous prie, ma tendre amitié pour vous et pour le serin comme une réalité.

 

 

1 – Madame de Florian. (G.A.)

2 – Il avait quitté le ministère de la guerre le 28 janvier. (G.A.)

3 – De la Relation. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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