Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1774 - Partie 122
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480 – DU ROI
A Potsdam, le 30 Juillet 1774.
Je ne me hasarde pas encore à porter mon jugement sur Louis XVI : il faut avoir le temps de recueillir une suite de ses actions ; il faut suivre ses démarches, et cela pendant quelques années. En se précipitant, en décidant à la hâte, on se trompe.
Vous, qui avez des liaisons en France, vous pouvez savoir sur le sujet de la cour des anecdotes que j’ignore. Si le parti de l’inf… l’emporte sur celui de la philosophie, je plains les pauvres Welches ; ils risqueront d’être gouvernés par quelque cafard en froc ou en soutane, qui leur donnera la discipline d’une main, et les frappera du crucifix de l’autre. Si cela arrive, adieu les beaux-arts et les hautes sciences ; la rouille de la superstition achèvera de perdre un peuple d’ailleurs aimable et né pour la société.
Mais il n’est pas sûr que cette triste folie religieuse secoue ses grelots sur le trône des Capets.
Laissez en paix les mânes de Louis XV. Il vous a exilé de son royaume, il m’a fait une guerre injuste : il est permis d’être sensible aux torts qu’on ressent, mais il faut savoir pardonner. La passion sombre et atrabilaire de la vengeance n’est pas convenable à des hommes qui n’ont qu’un moment d’existence. Nous devons réciproquement oublier nos sottises, et nous borner à jouir du bonheur que notre nature comporte.
Je contribuerai volontiers au bonheur du pauvre Morival, si je le puis. Corriger les injustices et faire le bien sont les inclinations que tout honnête homme doit avoir dans le cœur. Cependant ne comptez que zéro le crédit que je puis avoir en France ; je n’y connais personne. J’ai vu M. de Vergennes, il y a vingt ans, comme il passait pour aller en Pologne, et ce n’en est pas assez pour s’assurer de son appui. Enfin vous en userez dans cette affaire comme vous le trouverez convenable au bien du jeune homme.
J’ai vu jouer Aufresne (1) sur notre théâtre. Il a joué les rôles de Couci et de Mithridate. On m’a dit qu’il avait été à Ferney ; aussitôt je l’ai fait venir pour l’interroger sur votre sujet ; il m’a dit qu’il vous avait trouvé alité et urinant du sang. Ces paroles m’ont saisi ; mais il ajouta que vous aviez déclamé quelques rôles avec lui, et je me suis rassuré.
Tant que vous fulminerez avec tant de force contre cet art que vous appelez infernal (2), vous vivrez ; et je ne croirai votre fin prochaine que lorsque vous ne direz plus d’injures aux vengeurs de l’Etat, à des héros qui risquent leur santé, leurs membres et leur vie, pour conserver celle de leurs concitoyens. Puisque nous vous perdrions si vous ne lâchiez de ces sarcasmes contre les guerriers, je vous accorde le privilège exclusif de vous égayez sur leur compte. Mais représentez-vous l’ennemi prêt à pénétrer aux environs de Ferney, ne regarderiez-vous pas comme votre dieu sauveur le brave qui défendrait vos possessions, et qui écarterait cet ennemi de vos frontières ?
Je prévois votre réponse. Vous avancerez qu’il est juste de se défendre, mais qu’il ne faut attaquer personne. Exceptez donc les exécuteurs des volontés des princes, de ce que peuvent avoir d’odieux les ordres que leurs souverains leur donnent. Si Turenne et Louvois ont mis le Palatinat en cendres, si le maréchal de Belle-Isle osa proposer de faire un désert de la Hesse, ces sortes de conseils sont l’opprobre éternel de la nation française, qui, quoique très polie, s’est quelquefois emportée à des atrocités dignes des nations les plus barbares.
Observez cependant que Louis XV rejeta la proposition du maréchal de Belle-Isle et qu’en cela il se montra supérieur à Louis XIV.
Mais je ne sais où je m’égare. Est-ce à moi à suggérer des réflexions à ce philosophe solitaire, qui de son cabinet fournit toute l’Europe de réflexions ? Je vous abandonne à toutes celles que vous fournira votre esprit inépuisable. Il vous dira sans doute qu’autant vaut-il déclamer contre la neige et la grêle que contre la guerre, que ce sont des maux nécessaires, et qu’il n’est pas digne d’un philosophe d’entreprendre des choses inutiles.
On demande d’un médecin qu’il guérisse la fièvre, et non qu’il fasse une satire contre elle. Avez-vous des remèdes, donnez-les-nous ; n’en avez-vous point, compatissez à nos maux. Disons, comme l’ange Ituriel (3) : Si tout n’est pas bien dans ce monde, tout est passable ; et c’est à nous de nous contenter de notre sort.
En attendant, vos héros russes entassent victoires sur victoires sur les bords du Danube, pour fléchir l’indocilité du sultan. Ils lisent vos libelles (4), et vont se battre. Et votre impératrice, comme vous l’appelez, a fait passer une nouvelle flotte dans la Méditerranée ; et tandis que vous décriez cet art, que vous nommez infernal dans vos ouvrages, vingt de vos lettres m’encouragent à me mêler des troubles de l’Orient. Conciliez, si vous pouvez, ces contraires, et ayez la bonté de m’en envoyer la concordance.
Nous avons reçu ici les vers d’un soi-disant Russe à Ninon de Lenclos (5), Pégase et le Vieillard (6) ; et nous attendons Louis XV aux Champs-Elysées (7). Tout cela vient de la fabrique du patriarche de Ferney, auquel le philosophe de Sans-Souci souhaite longue vie, gaieté, et contentement. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Cet acteur avait débuté, en 1765, à la Comédie-Française dans le rôle de Cinna. (G.A.)
2 – L’art de la guerre. (G.A.)
3 – Voyez aux ROMANS, le Monde comme il va. (G.A.)
4 – Tels que la Tactique. (G.A.)
5 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)
6 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)
7 – Voyez une note de la lettre n° 482. (G.A.)
481 – DE VOLTAIRE
16 Auguste 1774.
Sire, j’ai enfin proposé au chancelier de France (1) de faire pour votre officier ce qu’il pourrait ; je lui ai mandé que votre majesté daignait s’intéresser à ce jeune homme, qui mérite en effet votre protection par son extrême sagesse et par son application continuelle à tous les devoirs de son état, et surtout par la résolution inébranlable de vous servir toute sa vie.
Peut-être les formalités, qui semblent inventées pour retarder les affaires, pourront retenir Morival chez moi encore quelque temps ; mais il se rendra à Vesel au moment que votre majesté l’ordonnera.
Vraiment, sire, je suis et j’ai toujours été de votre avis ; vous me dites dans votre lettre du 30 Juillet : « Représentez-vous l’ennemi prêt à pénétrer aux environs de Ferney ; ne regarderiez-vous pas comme votre sauveur le brave qui défendrait vos possessions ? »
J’ai dit en médiocres vers, dans la Tactique, ce que vous dites en très bonne prose :
Eh quoi ! vous vous plaignez qu’on cherche à vous défendre ?
Seriez-vous bien content qu’un Goth vînt mettre en cendre
Vos arbres, vos moissons, vos granges, vos châteaux ?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
Il est, n’en doutez point, des guerres légitimes, etc.
Vous voyez, sire, que je pensais absolument comme certain héros du siècle. Madame Deshoulières a dit :
Faute de s’approcher et faute de s’entendre,
On est souvent brouillé pour rien.
D’ailleurs, les pensées d’un pauvre philosophe enterré au pied des Alpes ne sont pas comme les pensées des maîtres de la terre. Ces philosophes vrais ou prétendus sont sans conséquence ; mais vous autres héros et souverains, quand vous avez mis quelque grande idée dans votre cervelle, la destinée des hommes en dépend.
Que je gémisse ou non de voir la patrie d’Homère en proie à des Turcs venus des bords de la mer d’Hyrcanie, que je vous prie d’avoir la bonté de les chasser, et de mettre des Alcibiades en leur place, il n’en sera ni plus ni moins, et les Turcs n’en sauront rien. Mais qu’il vous prenne envie d’étendre votre puissance vers l’orient ou vers l’occident, alors la chose devient sérieuse, et malheur à qui s’y opposerait !
L’Epître à Ninon est réellement du comte de Schouwalof, neveu du Schouwalof dernier amant de l’impératrice Elisabeth : ce neveu a été élevé à Paris, et a d’ailleurs beaucoup d’esprit et beaucoup de goût. On ne s’attendait pas, il y a cinquante ans, qu’un jour un Russe ferait si bien des vers français ; mais il a été prévenu par un roi du Nord, qui lui a donné de grands exemples. Je ne connais point la satire intitulée Louis XV aux Champs-Elysées, et je ne crois pas qu’elle existe. Il paraît un recueil des lettres du feu milord Chesterfield à un fils bâtard qu’il aimait comme madame de Sévigné aimait sa fille.
Il est très souvent parlé de vous dans ces lettres ; on vous y rend toute la justice que la postérité vous rendra.
Le suffrage du lord Chesterfield a un très grand poids, non seulement parce qu’il était d’une nation qui ne songe guère à flatter les rois, mais parce que, de tous les Anglais, c’est peut-être celui qui a écrit avec le plus de grâce. Son admiration pour vous ne peut être suspecte : il ne se doutait pas que ses lettres seraient imprimées après sa mort et après celle de son bâtard. On les traduit en français, en Hollande ainsi votre majesté les verra bientôt (2). Elle lira le seul Anglais qui ait jamais recommandé l’art de plaire comme le premier devoir de la vie.
Je me souviens toujours que ma plus grande passion a été de vous plaire : elle est actuellement de ne vous pas déplaire. Tout s’affaiblit avec l’âge ; plus on sent sa misère, plus on est modeste. Votre vieux admirateur.
1 – Maupeou. Voyez, dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE, cette lettre, en date du 14 auguste. (G.A.)
2 – La traduction ne parut à Amsterdam qu’en 1777. (G.A.)
482 – DU ROI
A Potsdam, le 19 Septembre 1774.
Le chancelier de France (1) est culbuté, à ce que disent les nouvelles publiques ; il faudra recourir à un autre protecteur, si vous voulez servir Morival. On dit que l’ancien parlement va revenir ; mais je ne me mêle pas des parlements, et je m’en repose sur la prudence du seizième des Louis, qui saura mieux que moi ce qu’un Louis doit faire.
Je rends justice à vos beaux vers sur la Tactique, comme aux injures élégantes qui, selon vous, sont des louanges. Et, quant à ce que vous ajoutez sur la guerre, je vous assure que personne n’en veut en Europe, et que si vous pouviez vous en rapporter au témoignage de votre impératrice de Russie, comme à celui de l’impératrice-reine, elles attesteraient toutes deux que sans moi il y aurait eu un embrasement général en Europe, et même deux. J’ai fait l’office de capucin, j’ai éteint les flammes.
En voilà assez pour les affaires de Pologne : je pourrais plaider cette cause devant tous les tribunaux de la terre, assuré de la gagner. Cependant je garde le silence sur des événements si récents, dont il y aurait de l’indiscrétion à parler.
Votre lettre m’est parvenue à mon retour de la Silésie, où j’ai vu le comte Hoditz (2), auparavant si gai, à présent triste et mélancolique. Il ne peut pardonner à la nature les infirmités qui l’incommodent, et qui sont une suite nécessaire de l’âge. Je lui ai adressé cette épître (3), sur laquelle vous jetterez un coup d’œil, si vous le voulez. Elle ne vaut pas celle de Ninon (4) ; mais je soupçonne fort que le rabot de Voltaire a passé sur cette dernière. J’ai vu beaucoup de Russes, mais aucun qui s’expliquât aussi bien, ou qui eût ce tour de gaieté ont cette épître est animée.
Vous vous contentez, dites-vous, qu’on ne vous haïsse point ; et je ne saurais m’empêcher de vous aimer malgré vos petites infidélités. Après votre mort, personne ne vous remplacera : c’en sera fait en France de la belle littérature. Ma dernière passion sera celle des lettres : je vois avec douleur leur dépérissement, soit faute de génie, ou corruption de goût ; ce qui paraît gagner le dessus. Dans quelques siècles d’ici, on traduira les bons auteurs du temps de Louis XIV, comme on traduit ceux du temps de Périclès et d’Auguste. Je me trouve heureux d’être venu au monde dans un temps où j’ai pu jouir des derniers auteurs qui ont rendu ce beau siècle si fameux. Ceux qui viendront après nous naîtront avec moins d’enthousiasme pour les chefs de l’esprit humain, parce que le temps de l’effervescence est passé : il se borne aux premiers progrès, qui sont suivis de la satiété et du goût des nouveautés bonnes ou mauvaises.
Vivez donc autant que cela sera possible, et soutenez sur vos épaules voûtées, comme un autre Atlas, l’honneur des lettres et de l’esprit humain. Ce sont les vœux que le philosophe de Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney. FÉDÉRIC.
1 – Maupeou. (G.A.)
2 – Le même qui lui avait donné des fêtes autrefois. (G.A.)
3 – Epître au comte de Hoditz, sur sa mauvaise humeur de ce qu’il a soixante-dix ans. (G.A.)
4 – Par Schouwalof. (G.A.)