CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 4

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à M. le comte d’Argental.

 

25 Février 1774.

 

 

          Il y a longtemps, mon cher ange, que je voulais vous écrire, et je ne l’ai pas pu ; j’ai eu une violente secousse de mes maux ordinaires, qui se sont tournés à l’extraordinaire. Je n’ai point appelé de médecin ; on meurt sans eux, et on guérit sans eux. A présent que je respire un peu, et que j’ai lu le quatrième mémoire de Beaumarchais, il faut que je vous ouvre mon cœur.

 

          Il y avait longtemps que M. le marquis de Condorcet m’avait un peu dessillé les yeux sur Marin, et m’avait même donné quelques inquiétudes, en me priant très instamment de ne lui jamais écrire par un tel correspondant. M. de Condorcet me parlait de cet homme précisément comme Beaumarchais en parle. Dans ces circonstances, vous m’écrivez que Marin est l’unique cause du funeste contre-temps que j’ai essuyé à propos des Lois de Minos, contre-temps par lequel toutes mes espérances ont été détruites. Il n’est pas douteux qu’en effet ce ne soit Marin qui ait vendu la mauvaise copie au libraire Valade.

 

          Vous voyez dans quel précipice cette perfidie mercenaire m’a plongé. Je me doutais déjà de ses manœuvres et de son avidité, par les plaintes qu’il m’avait faite de ce que vous aviez bien voulu partager entre Lekain et lui le produit de je ne sais plus quelle tragédie : tout me paraît éclairci. Je me rappelle même que M. de Sartines en était instruit quand il me conseilla de ne pas pousser plus loin (1) l’affaire de Valade, et de ne pas exiger qu’il nommât le traître : tout cela m’accable. Je vois toujours avec horreur de quoi certaines gens de lettres sont capables. J’ai le cœur gros, et pourtant il est bien serré.

 

          Beaumarchais m’envoyait ses mémoires, et je ne le remerciais seulement pas, ne voulant point que Marin, sur lequel je n’avais encore que des soupçons, et auquel je confiais encore tous mes paquets, pût me reprocher d’être en correspondance avec son ennemi. Il faut vous dire encore que, Marin étant bien reçu chez M. le premier président (2) (du moins avant le Quatrième mémoire) (3), j’écrivis à madame de Sauvigny que je ne voulais pas seulement remercier Beaumarchais de ses factums, parce que j’étais l’ami de Marin.

 

          Je lis et je relis ce quatrième mémoire ; j’y vois les imprudences et la pétulance d’un homme passionné, poussé à bout, justement irrité, né très plaisant et très éloquent. Il me persuade tout ce qu’il dit ; il me développe surtout le caractère et la conduite de Marin, et par le tableau qu’il fait de cet homme, il me confirme ce que vous m’en avez appris (4).

 

          Vous me demanderez quel est le résultat de ma lettre ; le voici : c’est premièrement de vous supplier de me dire franchement ce qu’on pense de Marin dans Paris ; secondement, de vouloir bien m’apprendre s’il est vrai qu’il soit encore en crédit auprès de M. le premier président et de M. de Sartines, et quelle est sa situation auprès de M. le duc d’Aiguillon. Vous pouvez en être informé ; et il n’y a que vous dans le monde à qui je puisse le demander. N’allez pas me dire que je suis trop curieux, car je vous jure que j’ai raison de l’être. Ce Marin m’a plusieurs fois embâté ; il se faisait fort de réussir en tout ; il me protégeait réellement. Enfin j’ai besoin d’être instruit, mon cher ange ;

 

          Je me flatte que vous ne croyez plus les contes qu’on vous a faits sur Beaumarchais, et que vous êtes détrompé comme moi. Un homme vif, passionné, impétueux, peut donner un soufflet à sa femme, et même deux soufflets à ses deux femmes, mais il ne les empoisonne pas (5).

 

          Je vous écris hardiment par la poste, parce qu’il n’y a rien dans cette lettre, ni dans aucune autre de mes lettres, qui puisse alarmer le gouvernement ; il n’y a que quelques passages qui pourraient alarmer Marin ; mais, s’il y a des curieux, ils ne lui en diront mot. Je change d’avis ; je m’adresse à M. Bacon, substitut du procureur général. Il vous fera tenir ma lettre. Mille tendres respects à madame d’Argental.

 

 

1 – Voyez la lettre à Richelieu du 11 avril 1773. (G.A.)

2 – Berthier de Sauvigny. (G.A.)

3 – De Beaumarchais. (G.A.)

4 – M. de Voltaire ne connaissait pas encore, même de vue, M. de Beaumarchais, lorsqu’il écrivit cette lettre. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) – Ces mots désignent Beaumarchais.

5 – Je certifie que ce Beaumarchais-là, battu quelquefois par des femmes, comme la plupart de ceux qui les ont aimées, n’a jamais eu le tort honteux de lever la main sur aucune. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

A Ferney, 25 Février 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade, monsieur, plus vieux et plus malade que jamais, presque aussi sourd que La Condamine, presque aussi aveugle que madame du Deffand, vous écrit tout uniment par la poste, comme vous l’avez voulu, et comme vous avez eu raison de le vouloir. La voie dont il se servait (2) était trop dangereuse. Vous me l’avez dit, et je l’ai bien éprouvé.

 

          Je vous dois mille remerciements. J’en ai dit quelque chose à votre digne confrère en secrétariat (3) ; mais je n’ai pas osé lui expliquer tout le problème. Je me flatte qu’il est aussi bien instruit que vous, et qu’il a trouvé l’équation tout d’un coup.

 

          Voilà de ces choses qu’on ne devrait pas attendre dans la république des lettres. Que d’infamies dans cette république ! Il faut espérer que les deux secrétaires unis mettront tout sur un meilleur pied. Je suis un peu victime des brigands soi-disant lettrés ; mais je me console avec vous.

 

          Le quatrième mémoire de Beaumarchais ne laisse pas de donner de grandes lumières sur des choses dont vous m’aviez déjà parlé, et dont je vous prierais de m’instruire, si vos occupations vous le permettaient. Ce Beaumarchais justifie bien les défiances que vous aviez. Malheureusement j’ai eu trop de confiance. Pour surcroît de peine, il faut que je me taise. Cela gêne beaucoup, quand on a de quoi parler et qu’on aime à parler.

 

          Ne vous gênez pas, je vous en prie, avec moi, si vous avez quelque chose à m’apprendre touchant l’homme (4) dont vous vous êtes si justement défié.

 

          Il me semble que La Condamine vous a laissé un beau canevas à remplir. On dit qu’il est mort d’une manière anti-philosophique, en se mettant entre les mains d’un charlatan qui l’a tué (5). Je sais bien que tous les hommes meurent entre les mains des charlatans, soit empiriques, soit autres.

 

          Dieu me préserve de tous ces gens-là ! Je serai bientôt dans le cas.

 

          Adieu, monsieur ; jouissez en paix de la vie, de votre réputation et de votre vertu. Si vous me faites l’honneur de m’écrire, je vous prie d’adresser vos lettres à Gex. RATON.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Celle de Marin. (G.A.)

3 – D’Alembert. (G.A.)

4 – Marin. (G.A.)

5 – Voyez le récit de sa mort dans la Correspondance de Grimm, février 1774. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

Ferney, 26 Février 1774.

 

 

          Mon cher ami, il y a longtemps que je ne vous ai écrit, et que je n’ai reçu de vos nouvelles (1). J’ai été si malingre, si faible, si misérable, sur la fin de cet hiver, selon ma coutume, qu’en vérité je n’existais pas. Je ne m’en occupais pas moins de l’état de votre serin, et je m’attendais chaque poste que vous m’en diriez des nouvelles. L’inquiétude s’est jointe à tous mes maux : je vous demande de mon lit si elle sort du sien, si elle se promène, si elle digère, si vous jouissez tous deux d’un beau soleil. Mon Dieu, que cette vie a d’amertumes, de dangers, de malheurs de toute espèce, et que tout cela s’oublie vite quand on se porte bien !

 

          Je m’imagine que vous savez à Montpellier plus de nouvelles de Paris que nous autres solitaires de Ferney. Vous avez plus de monde autour de vous. J’ai pourtant eu le Quatrième mémoire de Beaumarchais ; j’en suis encore tout ému. Jamais rien ne m’a fait plus d’impression ; il n’y a point de comédie plus plaisante, point de tragédie plus attendrissante, point d’histoire mieux contée, et surtout point d’affaire épineuse mieux éclaircie. Goëzmann y est traîné dans la boue. Mais Marin y est beaucoup plus enfoncé ; et je vous dirai bien des choses de ce Marin quand nous nous verrons (2).

 

          Toute la famille d’Etallonde est certaine que Belleval est la première cause de l’affreuse catastrophe du chevalier de La Barre : mais elle dit qu’il s’est brouillé depuis avec le procureur du roi, et qu’alors il a changé d’avis. On ajoute que ses enfants sont avantageusement mariés, et qu’ils ont de la considération dans leur province. Ce sera donc pour eux qu’on rétablira la réputation du père, dans la nouvelle édition qui est presque achevée. Goëzmann et Marin auront, dit-on, plus de peine à rétablir la leur.

 

          Adieu, mon cher ami ; mandez-moi, je vous prie, tout ce que fait le serin. Je ne sortirai de ma chambre que quand elle sera dans sa jolie cage du petit Ferney.

 

 

1 – Florian était alors à Montpellier où il faisait soigner sa femme. (G.A.)

2 – Un homme disait, dans un souper, que Goëzmann et Marin savaient où l’on faisait les mémoires que ce Beaumarchais s’attribuait ; celui-ci répondit gaiement : « Les maladroits qu’ils sont ! que n’y font-ils faire les leurs ? » (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) – Ces mots désignent Beaumarchais.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 4 Mars 1774.

 

 

          J’aurais bien voulu remercier plus tôt mon héros de sa très aimable et très plaisante lettre ; mais, pour écrire, il faut exister. La fin des hivers m’est toujours fatale. On dit que les Romains ne donnèrent le nom de février au mois dont nous sortons, qu’à cause de la fièvre. J’ai été traité comme un ancien Romain ; c’est peut-être parce que je me suis avisé de refaire Sophonisbe. Il ne faut point chanter avec une vieille voix enrhumée.

 

          C’est à mon héros à briller toujours dans sa belle et noble carrière. Son esprit et son corps ne vieilliront point. Il y a des êtres pour qui la nature a été prodigue aux dépens du pauvre genre humain. Mon héros est de ce petit nombre des élus. Le voilà d’ailleurs assez bien établi dans le monde par lui-même et par les siens. Je voudrais bien savoir ce que pensent M. Grateau, Martineau, Lardeau. Quatrehommes, Quatresous (1), quand ils voient celui qu’ils ont entaché si bien détaché et si net.

 

          On me dit que vous préférez le gouvernement de notre bonne ville, où vous êtes né, à celui du prince Noir (2), que vous voulez jouir du palais que vous avez embelli, que vous voulez rester au centre de votre gloire. Soit : partout où vous serez, vous régnerez, et je serai toujours votre fidèle sujet.

 

          On m’a un peu alarmé pour ma Sémiramis du Nord ; mais les Ninias ne reparaissent que dans l’élégante tragédie de Crébillon ou dans la mienne. Elle-même m’a écrit (3) une lettre tout à fait plaisante sur la résurrection de son mari. C’est une dame unique ; elle se joue d’un empire de deux mille lieues, et fait mouvoir cette énorme machine aussi aisément qu’une autre femme fait tourner son rouet.

 

          J’aurais bien voulu voir son conseil de législation, dans lequel elle rassemble des chrétiens de toute secte, des musulmans et des païens. Elle a auprès d’elle deux jeunes chambellans, dont l’un est un jeune comte de Schowalow, qui fait des vers français mieux que toute votre Académie. Diderot croit être à Versailles dans les beaux jours de Louis XIV. Vous seriez-vous douté, monseigneur, il y a quarante ans, que Pétersbourg serait une ville toute française ? Si vous preniez parti pour le Turc, ce serait attaquer votre patrie.

 

          On prétend que vous voulez ressusciter les jésuites, à l’exemple du roi de Prusse. J’ajouterai cela au chapitre des contradictions qui règnent dans ce monde. Je commence à croire qu’on me donnera un évêché. Je bavarde trop pour un vieux malade. Il faut aimer son héros, mais il ne faut pas l’ennuyer.

 

 

1 – Voltaire plaisante ici les anciens parlementaires qui avaient entaché d’Aiguillon. (G.A.)

2 – La Guyenne. (G.A.)

3 – Le 8/19 janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

7 Mars 1774.

 

 

          L’octogénaire de Ferney est malade, et ne peut écrire de sa main ; le jeune Wagnière est malade, et ne peut prêter sa main à l’octogénaire : il emprunte donc une troisième main pour demander comment on se porte à Montpellier : il subsiste de l’espérance de revoir les deux voyageurs au mois d’avril. M. de Florian sait sans doute que Goëzmann et Beaumarchais sont jugés, et que le public n’est point content. Le public, à la vérité, juge en dernier ressort ; mais ses arrêts ne sont exécutés que par la langue. Le monde a beau parler, il faut obéir (1).

 

          La Chalotais obéit quand la maréchaussée le traîne en prison à Loches, à l’âge de soixante-quatorze ans, pissant le sang, écorché de gravelle.

 

          Pour madame de Mongiat (2), que la maréchaussée conduisait à Montpellier, pour aller pleurer ses péchés dans un couvent, elle n’a point obéi ; elle a pris pendant la nuit, un cheval de la maréchaussée même, et s’est échappée au grand galop, en corset et en jupon, tenant d’une main sa boite de diamants, et de l’autre la bride de son cheval. On croit que cette brave amazone se réfugie à Genève.

 

          Le vieux malade n’a pas pu manger des perdrix rouges dont M. de Florian a régalé Ferney ; mais madame Denis, plus gourmande que jamais, les a trouvées excellentes. Elle voudrait que les deux voyageurs de Montpellier les eussent mangées avec elle au petit Ferney. La poste part, il faut finir cette lettre et souhaiter le prompt retour des deux aimables voyageurs.

 

 

1 – Les juges restèrent assemblés depuis cinq heures du matin jusqu’à dix heures du soir. Il y eut de très grands débats ; enfin la rage l’emporta : M. de Beaumarchais fut blâmé. Monseigneur le prince de Conti vint le même soir à sa porte l’inviter pour le lendemain à passer la journée chez lui ; il y laissa un billet finissant par ces mots : « Je veux que vous veniez demain ; nous sommes d’assez bonne maison pour donner l’exemple à la France de la manière dont on doit traiter un grand citoyen tel que vous. » Trois jours après, toute la cour s’était fait inscrire chez lui. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) – Ces mots désignent Beaumarchais.

2 – Femme d’un président de la chambre des comptes de Montpellier. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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