Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1774 - Partie 120
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470 – DU ROI
Le 4 Janvier 1774.
La dame de Paris avait certainement tort, et vous avez deviné juste en croyant que je ne me fâcherais pas de tout ce que vous venez d’écrire. L’amour et la haine ne se commandent point, et chacun a sur ce sujet le droit de sentir ce qu’il peut ; il faut avouer néanmoins que les anciens philosophes, qui n’aimaient pas la guerre, ménageaient plus les termes que nos philosophes modernes, qui, depuis que Racine a fait entrer le mot de bourreau dans ses vers élégants, croient que ce mot a obtenu privilège de noblesse, et l’emploient indifféremment dans leur prose ; mais je vous avoue que j’aimerais autant déclamer contre la fièvre quarte que contre la guerre, c’est du temps perdu ; les gouvernements laissent brailler les cyniques, et vont leur train ; la fièvre n’en tient pas plus compte. Il ne reste de cela que des vers bien frappés, et qui témoignent, à l’étonnement de l’Europe, que votre talent ne vieillit point. Conservez cet esprit rajeuni, et dussiez-vous faire ma satire en vers sanglants à l’âge de cent ans, je vous réponds d’avance que je ne m’en fâcherai point, et que le patriarche de Ferney peut dire tout ce qu’il lui plaît du philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
471 – DE VOLTAIRE
A Ferney, Janvier 1774.
Sire, quoique je vous aie donné à tous les diables, vous, et Cyrus, et le grand Gustave, etc., cependant je propose à votre majesté quelque chose de divin, ou plutôt de très humain et de très digne d’elle. Ce n’est point ici une plaisanterie, c’est une grâce très réelle que je vous conjure de m’accorder.
Ce jeune gentilhomme qui est, sous le nom de Morival, lieutenant au régiment d’Eichmann à Vesel, ne peut hériter de son père et de sa mère, tant qu’il sera dans les liens de la procédure criminelle et du jugement abominable porté contre lui dans Abbeville, lorsqu’il n’avait qu’environ seize ans ; il est fils d’un président d’Abbeville, et son nom est d’Etallonde. On a été très content de lui à Vesel, depuis qu’il est à votre service. Je sais que c’est un des plus braves et des plus sages officiers que vous ayez. Toute son ambition est de vivre et de mourir au service de votre majesté il n’aura jamais d’autre roi et d’autre maître. Mais il est affreux qu’il reste toujours condamné au même supplice dans lequel est mort le chevalier de La Barre qui avait fait un petit commentaire sur votre art de la guerre.
Ces assassinats juridiques déshonoreront à jamais cet ancien parlement de Paris, l’ennemi de son roi, de la raison et de la justice, qui, en étant cassé, n’a pas été assez puni.
Il s’agit d’obtenir ou des lettres de grâce pour Morival, ou la cassation de l’arrêt qui l’a condamné. Je supplie donc votre majesté, avec la plus vive instance, d’accorder à Morival un congé d’un an, pendant lequel il sera chez moi. Je vous répondrai de sa personne. Je l’aiderai à faire autant de recrues qu’il vous plaira : il n’y a point d’endroit au monde où l’on puisse plus facilement lever des soldats que dans le petit canton que j’habite, qui est précisément à une lieue de la Suisse, de Genève, de la Savoie et de la Franche-Comté. Je me chargerai moi-même, malgré mon grand âge, de l’aider à vous fournir les plus beaux hommes et à choisir les plus sages.
Je vous demande en grâce de lui envoyer son congé d’un an ; il partira sur-le-champ, et peut-être reviendra-t-il à Vessel au bout de trois mois.
S’il ne peut obtenir en France ce qu’il demande, il n’en aura pas moins d’obligations à votre majesté et vous aurez fait ce qu’auraient fait ces Cyrus et ces Gustave dont j’ai dit tant de mal.
Je me mets à vos pieds avec les sentiments que j’ai toujours eus, et avec lesquels je mourrai.
472 – DU ROI
Le 9 Février 1774.
Votre Tactique m’a donné un bon accès de goutte, dont je ne suis pas encore relevé ; cela ne m’empêche pas de vous répondre, parce que je sais que les grands seigneurs veulent être obéis promptement. Vous me demandez un Morival, nommé Etallonde qui est officier à Vesel ; il aura la permission d’aller pour un an à Ferney ; et même il ne dépendra que de vous de le nommer chef de votre garde prétorienne. Il ne fera ni recrue ni rien là-bas ; mais je vous avertis qu’étant proscrit en France, c’est à vous à prendre des mesures pour qu’il soit en sûreté à Versoy, et j’avoue que je ne crois pas que vous ayez assez de crédit pour obtenir son pardon. Le chevalier de La Barre et lui ont été accusés du même délit ; il est contre la dignité du roi de France qu’après que l’un a été justicié publiquement, il puisse pardonner à l’autre sans paraître en contradiction avec lui-même. Je ne sache pas que les juges du chevalier La Barre aient été punis ; je n’ai point entendu dire qu’on ait sévi contre aucun des assesseurs du tribunal d’Abbeville : ainsi, à moins que du fond de Ferney vous ne gouverniez la France, je ne saurais me persuader que vous obteniez quelque grâce en faveur de ce jeune homme. Le seul profit qu’il pourra tirer de son voyage, ce sera d’être détrompé par vous des préjugés qu’il peut avoir peut-être en faveur de son métier ; mais je vous l’abandonne, et en cas que vous le convertissiez, il ne me sera pas difficile de le remplacer par un autre. Je vous avertis encore qu’il se trouve deux décroteurs à Magdebourg, qui jadis ont été soldats dans le régiment de Picardie, et à Berlin, un perruquier qui a servi dans les armées de M. de Broglio ; ils sont très fort à votre service, si vous les voulez avoir à Ferney, pour y augmenter la colonie que vous établissez. C’est sur quoi j’attends votre résolution ; et quoique ayant encouru votre haine et votre disgrâce, je prie Apollon et Esculape son fils, dieu de la médecine, de vous conserver dans leur sainte garde. FÉDÉRIC.
473 – DU ROI
A Potsdam, le 16 Février 1774.
Vous devez savoir que je suis Teuron de naissance, et que par conséquent la langue française n’est pas ma langue maternelle. Quelque peine que vous vous soyez donnée de m’enseigner les finesses de votre langue, je n’en ai pu profiter autant que je l’aurais voulu, soit par distraction des affaires, soit par une vie active que les devoirs de mon emploi m’ont obligé de mener. J’ai donc pu mal entendre votre ouvrage sur la Tactique, et je n’ai jamais vu que les termes de haine et de donner à tous les diables se soient jamais trouvés dans aucun dictionnaire de billets doux, à moins qu’ils ne fussent écrits par Tisiphone, Mégère, ou Alecton. Mais à cela ne tienne ; vous avez le privilège de tout dire et d’ennoblir même par de beaux vers ce qu’on appelle vulgairement des injures. Si Rousseau dit,
Mais à la place de Socrate,
Le fameux vainqueur de l’Euphrate
Sera le dernier des mortels,
Ode à la Fortune.
il n’a pas tort dans un sens, parce que Socrate était le plus sage et le plus modéré des mortels, et Alexandre, le plus dissolu et le plus emporté des hommes, lui qui dans ses débauches avait tué Clitus, qui dans d’autres mouvements d’emportement avait fait mourir le philosophe Callisthène, et, par faiblesse pour les caprices d’une courtisane, avait brûlé Persépolis.
Il est certain qu’un caractère aussi peu modéré ne pouvait en aucune façon être comparé à Socrate. Mais il est vrai aussi que, si Socrate s’était trouvé à la tête de l’expédition contre les Perses, il n’aurait peut-être pas égalé l’activité ni les résolutions hardies par lesquelles Alexandre dompta tant de nations.
J’aimerais autant déclamer contre la fièvre pourprée que contre la guerre. On empêchera aussi peu l’une de faire ses ravages, que l’autre de troubler les nations. Il y a eu des guerres depuis que le monde est monde, et il y en aura longtemps après que vous et moi aurons payé notre tribut à la nature.
Votre Morival a eu une permission pour un an pour se rendre en Suisse. Je suis persuadé comme je vous l’ai déjà écrit, qu’on n’obtiendra rien en sa faveur. Mais enfin il vous verra : il pourra apprendre l’exercice prussien à la garnison française que vous ferez mettre à Versoy.
On dit que cette ville s’élève et fait des progrès étonnants. Le public attribue à vous et à M. de Choiseul sa nouvelle existence. Ce sera sans doute M. d’Aiguillon, nouveau ministre de la guerre, qui mettra la dernière main à cet ouvrage.
En attendant, j’ai toujours la goutte, et je n’écris point contre elle. Et, que vous m’aimiez ou que vous ne m’aimiez pas je ne vous en souhaite pas moins longue vie et prospérité. FÉDÉRIC.
471 – DE VOLTAIRE
Le 11 Mars 1774.
Sire, soyez bien sûr que je suis très fâché que vous ayez la goutte ; ce n’est pas seulement parce que j’en ai eu une violente atteinte et qu’on plaint les maux qu’on a sentis, mais c’est parce que la santé de votre majesté est un peu plus précieuse et plus nécessaire au monde que la mienne ; c’est parce que je m’intéresse à votre bien-être beaucoup plus que vous ne croyez. Je ne vous parlerai plus de toutes ces mauvaises plaisanteries sur l’art de tuer ; je ne songe qu’à votre conservation : vous ne pourrez jamais ajouter à votre gloire ; mais ajoutez à votre vie.
Ne me faites point la grâce que j’implore de vous pour Moriva, en me boudant et en vous moquant de moi (1). Le pauvre garçon ne demande qu’à passer ses jours et à mourir à votre service.
Il espère qu’il pourra obtenir de notre chancelier des lettres qui le réhabilitent, et qui le rendent capable d’hériter, et qui le mettront en état d’être plus utile à son régiment : ces lettres s’accordent aisément à ceux qui n’ont été condamnés que par contumace. Je puis assurer d’ailleurs votre majesté que l’on se repent aujourd’hui du jugement porté contre le chevalier de La Barre. J’ai entre les mains une déclaration authentique d’un magistrat d’Abbeville qui fut la première cause de cette horrible affaire. Voici ses propres mots : « Nous déclarons que non seulement nous avons le jugement du chevalier de La Barre en horreur, mais frémissons encore au nom du juge qui a instruit cet exécrable procès : en foi de quoi nous avons signé ce certificat, et y avons apposé le sceau de nos armes. – A Abbeville, 9 Novembre 1773. Signé, DE BELLEVAL. »
De plus, il est de droit dans notre jurisprudence (si nous en avons une) qu’un homme jugé pendant son absence est écouté quand il se présente ; et c’est ainsi que j’ai eu le bonheur de faire réhabiliter la famille Sirven, et c’est dans la même espérance que j’implore votre majesté pour Morival, qui vous appartient. Si je ne pouvais obtenir en France la justice que je demanderai, je vous renverrais Morival sur-le-champ, et il se consolera toujours par l’honneur de servir un roi guerrier et philosophe, qui voit tout et qui fait tout par lui-même, et qui n’aurait pas souffert cette détestable boucherie. Je remercie donc votre majesté avec la plus grande sensibilité, et si je ne réussis pas dans mon œuvre charitable, je ne serai pas moins reconnaissant de votre extrême bonté.
Agréez, sire, le profond respect de ce vieux malade qui est à vous comme s’il se portait bien.
P.S. – Je retrouve dans ce moment une lettre de Morival : je souligne l’endroit où il m’explique ses vues sur son service. Vous verrez, sire, que vous n’accorderez pas votre protection à un sujet indigne.
J’oserais vous demander une autre grâce pour lui, en cas qu’il ne pût réussir dans son procès : ce serait de l’envoyer dans l’armée russe, parmi les autres officiers de votre majesté. Il ne verra rien de si barbare parmi les Turcs que ce qui s’est passé dans Abbeville.
1 – Voyez la lettre du 9 Février. (G.A.)
475 – DU ROI
A Potsdam, le 29 Mars 1774.
Votre éloquence est semblable à celle de ce fameux orateur des Romains, Antoine, qui savait si bien plaider ses causes, même injustes, qu’il les gagnait toutes. Je me sens fort obligé de la haine que vous avez pour moi, et je vous prie de me la continuer comme la plus grande faveur que vous puissiez me faire. Bientôt vous me persuaderez qu’il fait nuit en plein jour.
Je suppose que Morival doit être à présent à Ferney. Vous entendez mieux les lois françaises que moi, et vous concilierez la présence d’un exilé avec ces mêmes lois qui lui défendent l’entrée de toute province appartenant à cet empire. Vous lui ferez obtenir sa grâce, et une récompense de ce qu’il a eu assez d’esprit pour se dérober au supplice que ce malheureux La Barre a souffert.
Je veux croire qu’il y a des gens sensés, même dans Abbeville, qui condamnent le jugement barbare de leurs juges. Mais que le fanatisme crie que la religion est offensée, vous verrez ces mêmes juges, emportés par la fougue, exercer les mêmes cruautés sur ceux qu’on leur dénoncera.
Vos juges français sont comme les nôtres : lorsque ces derniers ont la fièvre chaude, malheur à la victime qui se présente, tandis qu’ils ont le transport au cerveau !
Mais c’est au protecteur des Calas et des Sirven à secourir Morival, et à purger sa nation de la honte que lui impriment d’aussi atroces barbaries que celles d’Abbeville et de Toulouse.
En écrivant, je reçois votre seconde lettre datée du 11. Elle me trouve sans goutte, et je ne vous suis pas moins obligé du compliment que vous me faites au sujet de ma maladie. Cependant croyez que je suis très persuadé que le monde est très bien allé avant mon existence, et qu’il ira de même quand je serai confondu dans les éléments dont je suis composé. Qu’est-ce qu’un homme, un individu, en comparaison de la multitude des êtres qui peuplent ce globe ? On trouve des princes et des rois à foison, mais rarement des Virgile et des Voltaire.
Nous connaissons ici le Taureau blanc (1), mais point le Dialogue du prince Eugène et de Marlborough, dont vous me parlez (2). On dit que vous en avez fait un, dont les interlocuteurs sont la Vierge et la Pompadour. Je trouve la matière abondante, et je vous prie de me l’envoyer. Les ouvrages de votre jeunesse me consolent de mon radotage.
Demeurez jeune longtemps, haïssez-moi encore longtemps, déchirez les pauvres militaires, décriez ceux qui défendent leur patrie, et sachez que cela ne m’empêchera pas de vous aimer. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)
2 – Les lettres précédentes n’en parlent pas. Ce dialogue est de Frédéric, et peut-être est-il aussi l’auteur de celui qu’il annonce ensuite. (G.A.)