CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 1

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à M. le marquis de Florian.

 

3 Janvier 1774.

 

 

          Je reçois votre lettre du 26 de décembre, mon cher ami. Il y a bien longtemps que je ne vous avais écrit : j’ai mal fini et mal commencé l’année ; mes maux ont augmenté, et la force de les supporter diminue.

 

          Nous avons, pour m’achever de peindre, un procès très considérable, très désagréable, très impertinent, à soutenir contre celui qui nous avait vendu l’Ermitage (1), et qui veut y rentrer au bout de quatorze ans. Vous voyez que le pèlerinage de cette vie n’est pas semé de roses, et que les dernières journées de la route sont presque toujours les plus épineuses. Vous ne laissez pas de rencontrer aussi quelque mauvais chemin au milieu de votre carrière ; mais vous vous en tirerez heureusement. La pépie de votre serin (2) se guérira par la nature et par vos soins plus que par l’art des médecins. Il y a cent exemples de personnes qui ont vécu très longtemps avec des humeurs erratiques qui tantôt causent des migraines, tantôt des pertes de sang, qui affectent la poitrine, et qui enfin se dissipent d’elles-mêmes.

 

          J’ai toujours été très persuadé que tous les remèdes picotants et agissants ne valaient rien pour notre cher sein, dont le sang n’est que trop vif et trop allumé. Ce principe me fait croire que les eaux minérales, de quelque nature qu’elles soient, lui seraient très dangereuses ; elles ont tué madame d’Egmont. Il m’est évident qu’il n’y a de convenable que le régime. Le sang circule tout entier dans le corps humain six cents fois par jour : la médecine consiste donc à ne point charger cette rivière de sang, qui nous donne la vie, de particules étrangères qui ne sont faites ni pour nourrir ni pour laver notre corps. De petites purgations très légères, de temps en temps, aident la nature qui cherche toujours à se dégager ; mais il ne faut jamais la surcharger ni l’irriter : voilà pourquoi j’ai toujours eu une secrète aversion pour la liqueur rouge de votre médecin suisse, et beaucoup de mépris pour un homme qui n’ose pas vous dire quel remède il vous donne. La ridicule charlatanerie de deviner les maladies et les tempéraments par des urines est la honte de la médecine et de la raison. Je ne voulus pas vous dire ce que je pensais, parce que je vous vis trop préoccupé. J’espérais que la bonté du tempérament de notre serin le soutiendrait contre le mal que la liqueur rouge du Suisse pourrait lui faire ; mais enfin, puisque vous êtes débarrassé de ce remède dangereux, je puis vous parler avec une entière liberté.

 

          J’ai mangé un de vos petits ortolans. Je me flatte que le petit serin deviendra aussi gras qu’eux, dès qu’il sera un peu tranquille. C’est l’inquiétude, c’est le changement continuel de médecins, c’est le passage rapide d’un régime à un autre qui diminue l’embonpoint ; et la tranquillité rend ce que l’inquiétude a ôté.

 

          Je vous embrasse tous deux avec tendresse, et je vous donne rendez-vous au printemps, dans votre charmante petite cage de Ferney.

 

          Il n’y a rien de nouveau, excepté la nouvelle année, que je vous souhaite très heureuse.

 

          Vous savez sans doute que le parlement a décrété son membre pourri, le sieur Goezmann. Les mémoires de Beaumarchais sont ce que j’ai jamais vu de plus singulier, de plus fort, de plus hardi, de plus comique, de plus intéressant, de plus humiliant pour ses adversaires. Il se bat contre dix ou douze personnes à la fois, et les terrasses comme Arlequin sauvage renversait une escouade du guet Cela vous amuserait beaucoup, si vous aviez le temps de vous amuser (3). Adieu ; je vous écris de mon lit, dont je ne sors presque plus.

 

 

1 – C’est cette campagne que Voltaire avait offerte jadis à J.-J. Rousseau. (G.A.)

2 – Madame de Florian, ainsi surnommée parce qu’elle chantait fort bien. (G.A.)

3 – Les gens du monde s’étonnaient des tons variés de l’auteur des mémoires, dont la gaieté n’était pourtant qu’un raffinement de mépris pour tous ses lâches adversaires. D’ailleurs il savait bien qu’il n’avait à Paris que ce moyen de se faire lire : changeant de style à chaque page, égayant les indifférents, frappant au cœur des gens sensibles, et raisonnant avec les forts, au point qu’on commençait à croire que plusieurs plumes différentes travaillaient au même sujet. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique (K.). Ces mots désignent Beaumarchais.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

6 Janvier 1774.

 

 

          Mon cher ami, j’ai déjà répondu à votre avant-dernière lettre, et j’ai adressé la mienne à Pézénas : peut-être ai-je mal fait ; mais vous avez sans doute donné ordre qu’on vous renvoyât à Montpellier toutes vos lettres.

 

          Je réponds aujourd’hui, autant que je le peux, à votre lettre du 31 de décembre. Je dis autant que je le peux ; car je suis très malade. J’ai chez moi, depuis quelques jours, M. d’Hermenches, qui a amené avec lui mademoiselle sa fille, et une autre demoiselle qui est aussi sa fille d’une autre façon que celle qui est autorisée dans nos pays occidentaux. Mon état m’empêche de les voir, mais il ne m’empêche pas de vous écrire. Je surmonte pour vous tous mes maux.

 

          Vous ne savez pas encore l’aventure de deux jeunes dragons (1), qui, ayant fait de sérieuses réflexions sur les malheurs de cette vie, se sont tués chacun d’un coup de pistolet, le jour de Noël, dans un cabaret, à Saint-Denis, après avoir soupé amicalement ensemble, et après avoir signé un beau mémoire très philosophique, contenant les raisons qu’ils ont eues de disposer de leur personne étant encore mineurs. On a envoyé leur mémoire au roi. Je ne les imiterai pas, quoique je sois plus en droit qu’eux de finir ma vie, qui m’est à charge depuis fort longtemps. Je trouve plus honnête de savoir souffrir.

 

          Je vous ai dit ce que je pensais sur le médecin des urines et sur ses maudites fioles rouges. Il est absurde qu’on sache ce qu’un cuisinier nous sert à souper, et qu’on ne sache pas ce qu’un prétendu médecin nous sert quand nous sommes malades. Cet excès d’impertinence et d’insolence allemande n’est pas tolérable, et je n’y pense point sans être en colère.

 

          M. Lamure (2) est un homme très sage et très savant, et plus capable que personne de vous donner de bons conseils. J’espère qu’il nous renverra notre cher serin au mois d’avril. J’espère tout du courage de ce cher serin, que vous avez tant de raison d’aimer, et à qui je suis presque aussi attaché que vous-même. J’espère dans son régime et dans les ressources infinies de la nature. En vérité, si je pouvais me remuer, j’irais vous voir tous les deux, et je reviendrais à Ferney avec vous.

 

          Nous recommandons M. Mallet à notre gros doyen des conseillers-clercs. Je vous embrasse tous deux bien tendrement de mes faibles bras.

 

 

1 – Voyez la Correspondance de Grimm, janvier 1774. (G.A.)

2 – Médecin à Montpellier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

A Ferney, 6 Janvier 1774 (1).

 

 

          Je ne puis, mon cher confrère en Apollon, vous remercier qu’en prose, et j’en suis bien fâché ; mon état a empiré depuis quelques jours. Je renonce à tous les vers hors aux vôtres. Je vous dirai en passant, que malgré mes souffrances, qui sont assez intolérables, je ne suivrai point l’exemple des deux dragons de Saint-Denis ; les uns ont le courage de mourir, les autres le courage de souffrir. Je m’acquitte assez bien de cette dernière fonction. Je me borne à vous assurer de son sincère attachement, aussi inutile que ma lettre.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Villevieille.

 

6 Janvier 1774.

 

 

          Le vieux malade de Ferney, monsieur, oublie tous ses maux en recevant une lettre de vous. Je vous suis très obligé des deux Catons dragons. S’ils m’avaient consulté, je leur aurais conseillé d’attendre du moins jusqu’au lendemain. On n’a pas toujours, en se réveillant le matin, les mêmes idées qu’on avait en buvant bouteille ; mais enfin l’affaire est faite, et il n’y a plus de conseil à leur donner. Je serais plus en droit que ces messieurs de faire une pareille escapade ; mais j’aime mieux faire la Tactique (que vous me demandez), quand j’ai un moment de santé. Voici donc cette Tactique ; voici encore ce petit extrait que vous voulez d’un ouvrage intitulé Fragments (1).

 

          Il faut que cet abbé Sabatier, dont il est question dans l’article XVI, soit un des plus grands fous du Languedoc, et un des plus grands fripons de l’Eglise de Dieu.

 

          J’ai espéré longtemps de ne point mourir sans avoir l’honneur de vous revoir encore. Je me console, si vous êtes heureux à Versailles. Je fais mille vœux pour la continuation de votre prospérité, et je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – Fragments sur l’Inde, sur l’Histoire générale et sur la France. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Lewenhaupt.

 

Janvier 1774.

 

 

          Monsieur, je suis avec vous comme le coq à qui on donna une perle ; il dit qu’on lui faisait trop d’honneur, et qu’il ne lui fallait qu’un grain de millet. Je suis très indigne du beau mémoire que vous m’avez envoyé sur la désertion, mais j’en sens tout le prix ; et, quoiqu’il ne m’appartienne pas de dire mon avis sur une chose si importante et si éloignée de mes connaissances, j’ose pourtant être entièrement de votre opinion.

 

          Ce sont les moines qui devraient déserter en foule, et ce sont les soldats qui devraient rester avec leurs colonels ; cependant c’est parmi nous tout le contraire. La raison en est que les moines, l’enthousiasme, l’espérance, et la cuisine.

 

          Les soldats suédois avaient l’espérance avec Charles XII, et son enthousiasme guerrier. Les Anglais se nourrissent, dit-on, mieux que les autres.

 

          Tous ces gens-là d’ailleurs croient avoir une patrie ; et vous savez qu’en général le soldat français est accusé de n’en point avoir, d’être fort raisonneur, inconstant, et pillard. Personne n’est plus entouré de déserteurs que moi ; ils passent tous par Ferney pour aller en Suisse, à Genève, et en Savoie ; et ils reviennent à Ferney mourant de faim. On en composerait une armée plus nombreuse que celles qui ont été commandées par les Condé et les Turenne. Ce fléau cessera peut-être quand on cessera d’avilir le métier (1). M. le marquis de Monteynard a déjà fait, dans ce dessein, la plus belle opération qui ait été tentée encore, et j’ose croire que, depuis cette époque, la désertion est moins fréquente.

 

          Madame Denis est infiniment flattée de votre souvenir ; et je suis bien consolé, dans ma vieillesse et dans mes maladies, par les bontés que vous voulez bien avoir pour moi.

 

 

1 – C’est ce qui arriva sous la république. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Monteynard.

 

A Ferney, 10 Janvier 1774 (1).

 

 

          Monseigneur, il n’appartient point du tout à un vieillard inutile de vous fatiguer de ses compliments, encore plus inutiles que lui. Mais s’il est vrai que le roi ait dit que vous deviez compter parmi vos amis votre probité et lui, permettez-moi de vous dire qu’outre ces deux amis-là, vous avez de très respectueux serviteurs qui font des vœux pour votre prospérité, et je suis confondu dans cette foule.

 

          Je me flatte que vous avez été content du travail que vous daignâtes confier l’année passée à M. Dupuits (2), ainsi que de celui qu’il fit sous vos ordres, il y a deux ans. Vous le trouverez toujours prêt à vous servir avec la plus grande exactitude et la plus grande diligence. Je sais qu’il a couru cinq cents lieues en peu de temps, sans que cette rapidité nuisît à l’intelligence avec laquelle il a tout remarqué.

 

          Je suis en droit, monseigneur, de vous représenter son empressement à vous obéir, d’autant plus qu’il ne s’est point fait valoir, et qu’il ne vous a parlé ni de ses peines, ni de l’argent qu’il a été obligé d’emprunter pour faire ses voyages, ni d’aucune récompense. Je me borne à vous assurer de son zèle, et à souhaiter qu’il reçoive longtemps des ordres d’un ministre aussi équitable et aussi éclairé que vous. J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, monseigneur, etc.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Comme officier d’état-major. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron d’Espagnac.

 

A Ferney, le 10 Janvier 1774.

 

 

          Je vous demande bien pardon, monsieur, de n’avoir pas répondu plus tôt à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. J’ai été très malade comme à mon ordinaire, et j’ai voulu laisser passer les compliments du jour de l’an.

 

          Pour les compliments que vous recevez, monsieur, de toutes parts sur votre belle et instructive Histoire du maréchal de Saxe, ils ne passeront pas sitôt. Je vous supplie de me compter au nombre de ceux qui ont admiré les premiers cet ouvrage, quoique je ne sois pas militaire ; j’ai senti bientôt que vous avez fait le bréviaire des gens de guerre. Je souhaite que la France demeure longtemps en paix, et que, quand il faudra marcher en campagne, tous les officiers sachent votre livre par cœur. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte de S***.

 

 

 

          Je suis vieux, aveugle et sourd. Ainsi, monsieur, je ne vois ni n’entends plus ce qu’on peut dire et faire contre moi. Votre estime me dédommage du tort que me font mes ennemis. Ces messieurs m’ont pris pour ainsi dire au maillot, et me poursuivent jusqu’à l’agonie. Vous avez raison, monsieur, de me donner des conseils si honnêtes contre les premiers mouvements de la vengeance On n’en est pas le maître ; mais plus elle est vivement sentie, moins elle est durable, tant le moral dépend du physique de l’homme, presque toujours borné dans ses vices comme dans ses vertus. Est-ce qu’on ne peut écraser un insecte qui nous jette son venin, sans commettre le péché de la colère, si naturel et si condamnable ? Conservez, monsieur, cette aimable philosophie qui fait plaindre les méchants sans les haïr, et qui vient si poliment adoucir les tourments de ma caducité dans ma solitude. Sur les bords de mon tombeau, j’oppose à mes persécuteurs l’honneur de votre amitié. J’en mourrai plus tranquille.

 

 

 

 

 

 

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