Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1774 - Partie 121
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476 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 26 Avril 1774.
Sire, permettez-moi de parler à votre majesté de votre jeune officier, à qui vous avez donné la permission de venir chez moi. Je croyais trouver un jeune Français, qui aurait encore un petit reste de l’étourderie tant reprochée à notre nation. J’ai trouvé l’homme le plus circonspect et le plus sage, ayant les mœurs les plus douces, et aimant passionnément la profession des armes, à laquelle il s’est voué.
Je ne sais encore s’il réussira dans ce qu’il entreprend ; mais il m’a dit vingt fois qu’il ne quitterait jamais votre service, quand même il ferait en France la fortune la plus brillante et la plus solide. Je n’étais pas suffisamment instruit de sa famille et de son étonnante affaire ; c’est un bon gentilhomme, fils du premier magistrat de la ville où il est né. J’ai fait venir les pièces de son procès. Je ne sors point de surprise quand je vois quelle a été sa faute, et quelle a été sa condamnation. Il n’est chargé juridiquement que d’avoir passé fort vite, le chapeau sur la tête, à quarante pas d’une procession de capucins, et d’avoir chanté avec quelques autres jeunes gens une chanson grivoise, faite il y a plus de cent ans.
Il est inconcevable que, dans un pays qui se dit policé, et qui prétend avoir quelques citoyens aimables, on ait condamné au supplice des parricides un jeune homme sortant de l’enfance, pour une chose qui n’est pas même une peccadille, et qui n’aurait été punie ni à Madrid ni à Rome de huit jours de prison.
On ne parle encore de cette aventure dans l’Europe qu’avec horreur, et j’en suis aussi frappé que le premier jour. J’aurais conseillé à M. de Morival, votre officier, de ne point s’avilir jusqu’à demander grâce à des barbares en démence, si cette grâce n’était pas nécessaire pour lui faire recueillir un héritage qu’il attend.
Quoiqu’il arrive, il restera chez moi jusqu’à ce que son affaire soit finie ou manquée, et il profitera de la permission que votre majesté lui a donnée. Il reviendra à son régiment le plut tôt qu’il pourra, et le jour que vous prescrirez.
Je remercie votre majesté d’avoir daigné me l’envoyer. Je me suis attaché à lui de plus en plus ; et sa passion de vous servir toujours est une des plus fortes raisons des sentiments que j’ai pour lui. J’ose vous assurer que personne n’est plus digne de votre protection ; la pitié que son horrible aventure vous inspire fera la consolation de sa vie, si malheureusement commencée, et qui finira heureusement sous vos ordres. La mienne est accablée des plus grandes infirmités ; vos bontés en adoucissent l’amertume, et je la finirai avec des sentiments qui ont toujours été invariables, avec le plus profond respect pour votre majesté, et j’ose le dire, avec le plus tendre attachement pour votre personne. Le vieux malade de Ferney.
477 – DU ROI
A Potsdam, le 15 Mai 1774.
Morival vous a les plus grandes obligations. Sans le connaître, son innocence seule a plaidé pour lui ; et rougissant de la barbarie des jugements prononcés dans votre patrie contre des légèretés qu’on ne peut qualifier de crimes, vous embrassez généreusement sa défense. C’est se déclarer le protecteur des opprimés, et le vengeur des injustices. Cependant, avec toute votre bonne volonté, il sera difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir la grâce de ce jeune homme. Quelques progrès que fasse la philosophie, la stupidité et le faux zèle se maintiennent dans l’Eglise, et le nom de l’inf… est encore le mot de ralliement de tous les pauvres d’esprit, et de ceux que la fureur du salut de leurs concitoyens possède. Dans un royaume très chrétien, il faut que les sujets soient très chrétiens, et on n’en souffrira jamais qui manquent à saluer la pâte que l’on adore comme un dieu, ou à s’agenouiller devant elle.
Le seul moyen d’obtenir grâce pour Morival est de lui persuader d’aller faire amende honorable à la porte de quelque église, la torche à la main, de se faire fesser par des moines au pied du maître-autel, et au sortir de là de se faire moine lui-même. Ni vous ni lui ne fléchirez autrement ce clergé qui se dit le ministre du Dieu des vengeances, ni les juges auxquels rien ne coûte tant que de se rétracter.
Cependant l’entreprise vous fera honneur, et la postérité dira qu’un philosophe retiré à Ferney du fond de sa retraite, a su élever sa voix contre l’iniquité de son siècle, qu’il a fait briller la vérité auprès du trône, et contraint les puits de la terre à réformer les abus. L’arétin n’en a jamais fait autant. Continuez à protéger la veuve et l’orphelin, l’innocence opprimée, la nature humaine foulée sous les pieds impérieux de l’arrogance titrée, et soyez persuadé que personne ne vous souhaite plus de prospérités que le philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Le ton de cette lettre montre encore une fois que Frédéric n’a pas l’âme de Voltaire. Quoiqu’il complimente le philosophe, il n’est guère touché de l’infortune de d’Etallonde. (G.A.)
478 – DU ROI
A Potsdam, le 19 Juin 1774.
Aucun cheval ne m’a jeté en bas : je ne suis point tombé (1). Je n’ai point eu l’aventure de votre saint Paul, qui était un détestable cavalier ; mais j’ai eu la fièvre avec un fort érysipèle. Cependant je n’ai rien vu d’extraordinaire dans mes rêveries ; point de troisième ciel. J’ai encore moins entendu de ces paroles ineffables que la langue des hommes ne saurait rendre ; mon aventure, toute commune, s’est réduite à un érysipèle, comme tout le monde peut en avoir.
Le gazetier de Leyde, qui ne m’honore pas de sa faveur, a brodé ce conte à plaisir. Il a l’imagination poétique ; il ne tiendrait qu’à lui de faire un poème épique.
Pour le bon Louis XV, il est allé en poste chez le Père éternel (2). J’en ai été fâché : c’était un honnête homme, qui n’avait d’autre défaut que celui d’être roi. Son successeur débute avec beaucoup de sagesse, et fait espérer aux Welches un gouvernement heureux. Je voudrais qu’il eût traité la Dubarry plus doucement, par respect pour son bisaïeul.
Si la monacaille influe sur ce jeune homme, les petits-maîtres seront en rosaire, et les initiées de Vénus, couvertes d’Agnus Dei. Il faudra que quelque évêque s’intéresse pour Morival, et qu’un picpus plaide sa cause. On prétend qu’un orage se forme, et menace les philosophes. J’attends tranquillement dans mon petit coin les nouveautés et les événements que ce nouveau règne va produire : disposé à admirer tout ce qui sera admirable, et à faire mes réflexions sur ce qui ne le sera pas, ne m’intéressant qu’au sort des philosophes, et principalement à celui du patriarche de Ferney, dont le philosophe de Sans-Souci a été, est, et sera le sincère admirateur. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Frédéric répond ici à une lettre de Voltaire qu’on n’a plus. (G.A.)
2 – Le 10 mai 1774. (G.A.)
479 – DE VOLTAIRE
Juillet 1774.
Sire, il est vrai que les gobe-Dieu (1) pourront bien avoir du crédit en France ; peut-être même l’aimable fille (2) de celle qu’on prétend que vous appelez la dévote pourra contribuer plus que personne à affermir ce crédit si dangereux. Je n’ai pas assez exalté ce qui me reste d’âme (3) pour lire couramment dans l’avenir ; mais je crains tout. Les vieillards sont timides ; il n’y aura que vous qui augmenterez de courage quand vous deviendrez vieux ; mais aussi n’êtes-vous pas fait comme les autres hommes.
Celui (4) dont votre majesté veut bien me parler, avait, comme vous dites très bien, le défaut d’être roi. Il était, ainsi que tant d’autres, peu fait pour sa place, indifférent à tout, mais se piquant aisément dans les petites choses qui lui étaient personnelles ; il ne m’avait jamais pu pardonner de l’avoir quitté pour un autre, qui était véritablement roi ; et moi je n’avais jamais pu imaginer qu’il s’embarrassât si j’étais ou non sur la liste de ses domestiques. Je respecte sa mémoire, et je vous souhaite une vie qui soit juste le double de la sienne.
Si on fait à Morival la moindre difficulté, je le renverrai sur-le-champ à votre majesté ; nos sous-tyrans welches étaient des monstres bien absurdes. Ce jeune homme, condamné à avoir le poing coupé, la langue arrachée, à être roué, à être rejeté dans les flammes (comme s’il avait commis une douzaine de parricides), est le jeune homme le plus sage, le plus circonspect que j’aie jamais vu ; il n’a d’un jeune officier que la bravoure ; son éducation avait été très négligée, comme elle l’est dans toutes les petites villes de France : il apprend chez moi la géométrie, les fortifications, le dessin, sous un très bon maître, et je réponds à votre majesté qu’à son retour il sera en état de vous rendre de vrais services, et qu’il sera très digne de votre protection dans ce diable de grand art de Lucifer, dont vous êtes le plus grand maître.
J’attends l’occasion de demander pour lui ce que l’humanité, la justice et la raison lui doivent ; son père est gentilhomme, et président d’une sotte ville ; son oncle est chevalier de Malte ; son frère a sollicité la place de bailli de la noblesse, et aucun d’eux n’a osé parler pour lui.
Daignez voir, sire, si vous voudrez bien protéger, sans vous compromettre, ce brave et vertueux officier qui vous appartient ; voulez-vous m’autoriser à dire qu’il est sous votre protection, et qu’on vous fera plaisir en le favorisant ? Il me semble que cette tournure peut lui faire un grand bien, sans exposer votre majesté au moindre dégoût.
J’avoue que si j’étais à la place de Morival, je me garderais bien de rien demander à des Welches (5) ; mais il y est forcé, il ne doit pas abandonner ses héritages. Je supplie votre majesté de me pardonner une importunité dont vous approuvez les motifs.
Je me mets à vos pieds avec le respect, l’attachement, et les regrets qui me suivront au tombeau.
1 – Sur le brouillon de cette lettre, possédé par M. Beuchot, Voltaire avait d’abord écrit « Théophages. » (G.A.)
2 – Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse. (G.A.)
3 – Expression de Maupertuis. (G.A.)
4 – Louis XV. (G.A.)
5 – On ne saurait trop admirer ici la flatterie du séducteur. (G.A.)