CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 9
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à M. le chevalier de Lisle.
27 Mai 1774.
La première chose, monsieur, qui me vint dans la tête quand le roi eut la petite-vérole, c’est que la famille royale et tout Versailles allaient en être attaqués.
Regis ad exemplar totus componitur orbis.
Cette maudite peste arabique à cela de particulier, qu’elle se communique non seulement par le tact et par l’air, mais encore par l’imagination. Il aurait fallu commencer par imiter M. le duc d’Orléans ; il faudrait donner la petite-vérole à tout le monde, pour sauver tout le monde.
Vous devez sans doute mener une vie bien triste ; mais plus elle est sombre, plus vous avez besoin de Gluck, et nous aussi.
On nous envoie des tas de nouvelles dont nous ne croyons rien : nous doutons, et nous attendons.
La proposition que vous me faites d’acheter toute la cargaison de Pompignan (1) est d’un grand calculateur ; mais je trouve encore mieux mon compte dans l’Inde, où nous nous sommes avisés, quelques Génevois et moi, d’envoyer un vaisseau. Ce vaisseau a péri à son arrivée en France, tant notre marine est toujours malheureuse ! et, malgré cela, nous n’y avons rien perdu. Comme j’irai bientôt dans l’autre monde, chargez-moi d’y vendre votre part du Pompignan, car il n’y aurait pas de l’eau à boire dans celui-ci.
On dit que le fermier (2) dont vous me parlez veut rester dans sa ferme : en ce cas, il a raison ; car tant vaut l’homme, tant vaut sa terre. Mais ce digne fermier a eu très grand tort d’imaginer qu’un pauvre manœuvre, éloigné de cent lieues, devait savoir s’il y avait ou non des charançons qui gâtaient ses blés. Cela m’a fait une peine extrême, et je ne m’en consolerai point : il faut pourtant se consoler.
On dit que la nation se prépare à être fort sérieuse et fort sage : elle y aura de la peine ; ce n’est pas là de ces choses où il n’y a que le premier pas qui coûte.
1 – On la proposait au rabais. (K.) – Tout cet alinéa pourrait bien être de 1775. (G.A.)
2 – M. le duc de Choiseul. (K.)
à M. Marin.
27 Mai 1774 (1).
Je vous demande en grâce, mon cher citoyen de Lampedouse, de me dire si les bruits qui courent sur notre référendaire ont quelque fondement. Peu de choses m’inquiètent à mon âge. Mais tout ce qui regarde le référendaire m’intéresse. Vous devriez vous expliquer avec moi avec plus d’ouverture. Quelque chose qui arrive, conservez-moi votre amitié.
Je vous recommande les incluses.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
30 Mai 1774 (1).
Nous sommes tous Gluck à Ferney, monsieur ; nous sommes aussi Arnould ; nous sommes encore plus de Lisle, et, pour vous en convaincre, nous avons sauvé un pauvre diable de moine défroqué qui osait porter votre nom.
A l’égard de mademoiselle Arnould, qui chante si bien :
Que de grâces, que de beauté !
nous sentons bien qu’on peut lui reprocher un petit manque de modestie, et qu’il n’est pas honnête de chanter ainsi ses louanges. Elle se tirera de cette critique comme elle pourra.
Pour madame du Deffand, nous ne lui pardonnons pas de s’être ennuyée à cette musique.
En vous remerciant de toutes vos bontés.
Il court une petite oraison funèbre de Louis XV, prononcée par un M. de Chambon dans l’Académie de Valence. Elle est courte ; nous nous enverrons le premier exemplaire qui nous tombera sous la main. Votre très humble obligé. LE VIEUX MALADE.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
31 Mai 1774.
Quand monseigneur sera dans son royaume d’Aquitaine, ou dans sa province de Richelieu, ou dans son pavillon des fées, il n’a qu’à me dire Lève-toi, et marche, mon cadavre lui obéira. Je suis dans un état pitoyable ; il n’importe. Je ne pourrai jamais avoir l’honneur de manger en public à sa table ; ma décrépitude et mes infirmités ne me le permettent pas. Je doute encore beaucoup que vous daigniez m’accueillir en particulier. Je suis très sourd, et on dit que mon héros est un peu dur d’oreille. N’importe, encore une fois. Je serai consolé, et j’oublierai ma misère pour m’occuper de votre gloire, et pour être témoin que vous êtes un vrai philosophe. C’est par là qu’il faut finir. Je vous ai déjà dit que votre duc d’Epernon ne l’était pas, et que c’était en tout sens un homme infiniment inférieur à vous. C’est ce que je vous prouverai quand il vous plaira.
Songez, quoique vous ne soyez pas à beaucoup près si vieux que moi, que vous avez vu six générations, en comptant Louis XIV, et que, pendant ces six générations, vous avez toujours eu une carrière brillante. Cette seule idée est un excellent appui de la philosophie. Je vivrais cent trente-quatre ans, comme Jean Causeur, qui vient de mourir en Bretagne, que jamais je ne risquerais de vous envoyer des Pégases et autres fadaises de chétive littérature. Mais je vous envoie hardiment une petite oraison funèbre de Louis XV, composée par un académicien de province, nommé Chambon. Vous n’y trouverez aucun de ces lieux communs et rien de ces déclamations dont le public est tant rebattu ; mais vous y verrez de la vérité. Elle est bien étonnée, cette vérité, de se trouver dans une oraison funèbre, et elle sera encore plus étonnée de ne pas déplaire. Remarquez, je vous en prie, qu’un seul académicien (1) fit l’éloge du feu roi pendant sa vie, et que c’est un académicien qui le premier l’a loué publiquement après sa mort. Les louanges sont un peu restreintes. Il n’y a que celles-là de vraies.
Ce modéré panégyriste n’avait pas de rancune.
Mais ce vain éloge, et le monarque, tout sera bientôt oublié. Autrefois, dans de pareilles circonstances, le grand chambellan disait : Messieurs, le roi est mort, songez à vous pourvoir. On y songeait assez sans qu’il le dit. Pour moi, monseigneur, je ne songe qu’à vous être attaché avec le plus tendre respect jusqu’au dernier moment de ma vie.
1 – Voltaire lui-même. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
6 Juin 1774 (1).
Vous m’avez envoyé du Gluck, monsieur, je vous envoie du Chambon. Ce Chambon est, dit-on, un académicien de Valence. Son ouvrage me paraît dans le genre médiocre ; mais peut-être y a-t-il quelques vérités utiles, et des vérités valent mieux que toute l’emphase des oraisons funèbres. Le meilleur ouvrage qu’on ait fait depuis longtemps est l’édit du roi du 30 mai (2).
Madame du Deffand, qui n’est pas contente de la musique de Gluck, le sera sûrement de la prose de Louis XIV. Le vieux malade se recommande toujours à vos bontés.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Où Louis XVI, renonçait au droit de joyeux avènement. (A. François.)
à Madame la marquise du Deffand.
6 Juin 1774.
Je vous dois un quartier, madame : il faut que je me hâte de vous le payer, parce que bientôt je ne vous en parlerai plus jamais. Le petit ouvrage de M. de Chambon m’a paru mériter que je vous l’envoie, non pas à cause de son éloquence, car je le crois un peu trop simple, mais à cause des vérités qui m’y semblent prodiguées assez sagement. Souvenez-vous de moi, madame, en cas qu’on m’honore jamais d’une messe des morts, et soyez bien sûre que les sept ou huit jours que j’ai encore à vivre seront employés à vous aimer, à vous regretter, et à souhaiter qu’il y ait au moins dans Paris cinq ou six dames qui vous ressemblent.
à Madame de Saint-Julien.
Ferney, 8 Juin 1774 (1).
Il y a tantôt deux ans, madame, que le malade qui en a quatre-vingts n’est presque point sorti de son lit. Il n’a d’autre voyage à faire que celui de l’autre monde. Divertissez-vous dans celui-ci, tant que vous pourrez : le temps est court, et il faut le prendre ; mais votre cœur bienfaisant est toujours plus occupé de rendre de bons offices que de chercher les plaisirs. Je suis pénétré de vos bontés ; j’ose vous supplier de vouloir bien dire à M. le prince de Beauvau combien je suis sensible aux siennes. Rien n’est plus sensé, sans doute, que de ne rien dire et de ne rien faire ; c’est le parti le plus convenable à beaucoup de gens, et surtout à un vieux malade qui n’est plus bon à rien. Il est triste de n’avoir à vous offrir, madame, qu’une stérile reconnaissance, un attachement inviolable et des regrets ; mais on offre ce qu’on a. Vivez heureuse, le vieux bon homme mourra content.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
Ferney, 11 Juin 1774.
Voici le temps, monsieur, où nous espérons avoir l’honneur de vous posséder quelques jours dans la course que vous allez faire en Vivarais. Je suis pressé de vous voir accomplir vos promesses ; car si vous tardez, il y a grande apparence que vous ne me trouverez plus. Je m’affaiblis tous les jours, et je sens que dans peu il faudra me joindre à la foule des gens qui m’ont précédé, et qui me suivront. Il est vrai que si j’ai le bonheur de vous revoir, vous me donnerez encore l’envie de vivre ; mais je veux bien en courir les risques.
Je suis très fâché que madame Dixneufans ne vienne point avec vous. Mais quand on a juste la moitié de ce qu’on voudrait avoir, on doit être très content.
Je ne sais pas trop où vous êtes actuellement, ni où est madame Dixneufans ; je hasarde ma lettre, elle vous trouvera bien. Passez par chez nous quand vous irez voir madame votre mère. Vous me trouverez probablement dans mon lit. Je n’en suis guère sorti depuis votre dernière apparition. Je suis entièrement mort au monde ; mais je revivrai pour vous embrasser. Je vous souhaite toutes les prospérités, tous les agréments, tous les plaisirs dont je suis détrompé, et dont vous serez détrompé un jour tout comme moi. En attendant, conservez-moi vos bontés, qui me sont bien chères.
à M. le chevalier de Lisle.
11 Juin 1774 (1).
Le vieux malade du mont Jura, monsieur, vous avait envoyé un petit paquet dans le temps même que vous partiez pour Mouzon. Ce paquet, qui ne vaut pas assurément la musique de Gluck, vous avait été adressé sous l’enveloppe de M. le duc de Coigny : s’il est perdu, c’est la plus médiocre perte que vous puissiez jamais faire.
Vous sentez bien, monsieur, que, dans le fond de mes déserts, je ne puis reconnaître toutes les obligations que je vous ai. Vous m’avez instruit et amusé pendant près d’un mois. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de vous plaindre d’être à Mouzon, et de pleurer sur moi d’être si loin de vous.
Vous devez être encore plus fâché d’être loin de la Touraine : le branle de la route de la fortune disperse très ridiculement les gens qui étaient destinés par la nature à être rassemblés. Je suis réduit à souhaiter que madame de Brionne ait quelque gros rhumatisme et qu’elle croie aux charlatans, afin qu’elle vienne encore en Suisse et que je puisse vous revoir ; mais je ne l’espère pas.
Ne pouvant voyager, je me suis mis à lire le Voyage autour du Monde, de MM. Banks et Solander. Je ne connais rien de plus instructif. Je vois avec un plaisir extrême que M. de Bougainville nous a dit la vérité. Quand les Français et les Anglais sont d’accord il est démontré qu’ils ne nous ont point trompés. Je suis encore dans l’île de Taïti : j’y admire la diversité de la nature ; j’y vois avec édification la reine du pays assister à une communion de l’Eglise anglicane, et inviter les Anglais au service divin qu’on fait dans son royaume. Ce service divin consiste à faire coucher ensemble un jeune homme et une jeune fille tout nus, en présence de sa majesté et de cinq cents courtisans et courtisanes. On peut assurer que les habitants de Taïti ont conservé dans toute sa pureté la plus ancienne religion de la terre. Un jeune capitaine de dragons, comme vous, était fait pour être le roi ou le grand-prêtre de l’île. Dites votre Pervigilium Veneris pendant que je récite mon De profundis. Le vieux malade vous regrettera, monsieur, tant qu’il vivra.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)