CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 8
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à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 1er Mai 1774 (1).
Si je n’apprenais pas, par une lettre du 29 avril, la maladie du roi, dans le même moment que je reçois votre lettre du 26, je vous dirais, monseigneur, que je n’avais pas osé vous excéder une plate rapsodie indigne de vos regards occupés alors de canons et de détails militaires ; je vous dirais que je n’ai pas cru que de misérables querelles littéraires dussent paraître devant mon héros. Mais dans la crise où l’on doit être (2), je ne dois vous parler que des alarmes que vous éprouvez.
La lettre du 29 dont je vous parle me dit qu’on avait été saigné deux fois, et que l’éruption avait causé de l’assoupissement. Il faut espérer que les deux saignées, faites si à propos, auront écarté tout danger. Cependant on tremble toujours pour l’événement, surtout quand on est à plus de cent lieues. Si la bonne constitution rassure, l’âge donne de la crainte. Quelle que soit l’issue de cette maladie dangereuse, je vois bien que vous ne partez pas sitôt pour votre royaume. Votre attachement vous retiendra à la cour.
L’état où je suis ne m’empêchera pas de venir vous rendre mes hommages. La mort a été dans nos retraites sauvages. J’ai perdu une amie intime qui consolait ma décrépitude, et j’ai été fort malade après avoir conversé avec mon cheval Pégase. On fait une mauvaise plaisanterie le soir, et on meurt le lendemain matin. Voilà comme la destinée est faite.
La petite-vérole peut n’être qu’un dépurement du sang ; elle peut avoir un caractère plus funeste. Je vous crois, actuellement dans de grandes inquiétudes ; elles seront finies, quand ma lettre vous arrivera : tout sera décidé. On ne m’a point mandé qu’il y eût un danger pressant. Je ne peux vous dire que des choses très vagues et très inutiles sur cet événement si intéressant. Je crains même de vous fatiguer de ma lettre, et je dois me borner, dans ces circonstances critiques, à vous renouveler le profond respect et le tendre attachement, qui ne finira qu’avec la vie du vieux malade de Ferney.
1 – Editeurs, de Carol et A. François. (G.A.)
2 – Louis XV venait d’être atteint de la petite-vérole. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
4 Mai 1774.
Le vieux malade ne peut écrire ni de sa main, ni de celle de son scribe, qui est malade aussi ; il se sert d’une main étrangère pour vous dire, monsieur le marquis, que vous devenez l’homme le plus nécessaire à la France. Vous avez su tirer aurum ex stercore Condamini (1). Votre ministère de secrétaire fera une grande époque dans la nation.
Je vois, dans tout ce que vous faites, toutes les fleurs de l’esprit et tous les fruits de la philosophie ; c’est la corne d’abondance. On courra à vos éloges comme aux opéras de Rameau et de Gluck. La réputation que vous vous faites est bien au-dessus des honneurs obscurs de quelque légion (2). Tout le monde convient qu’une compagnie de cavalerie n’immortalise personne ; et je puis vous assurer que vos éloges de l’Académie des sciences éterniseront l’Académie et le secrétaire. Il n’y a qu’une chose de fâcheuse, c’est que le public souhaitera qu’il meure un académicien chaque semaine, pour vous en entendre parler.
Je voudrais que le clergé eût un secrétaire comme vous, et que vous pussiez, en enterrant tous les prêtres, faire leur oraison funèbre, et enseigner aux hommes la raison, qu’on est fort loin de leur enseigner. Vous rendez bien des services importants à cette malheureuse raison. Je vous en remercie de tout mon cœur, comme attaché passionnément à vous et à elle.
1 – Dans son Eloge de La Condamine. (G.A.)
2 – Voyez Britannicus, act. I, sc. II. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
7 Mai 1774 (1).
Vraiment, monsieur, si j’avais pu deviner les choses sérieuses et tristes dont on est occupé, je me serais bien donné de garde de vous envoyer tant de niaiseries. Voilà le malheur des lettres de province, elles arrivent presque toujours à Paris mal à propos. Nous nous alarmons à présent peut-être fort mal à propos encore, lorsque vous êtes parfaitement rassuré. Ayez pitié de nous si vous avez un moment de loisir. Madame Denis et le vieux malade vous en conjurent ; nous ne savons rien dans notre retraite. Nous sommes enterrés ; tout ce que nous pouvons vous dire c’est que nous vous aimons passionnément.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
9 Mai 1774 (1).
Non seulement, monsieur, vous êtes un homme aimable, mais vous êtes un homme unique. Votre pitié pour de pauvres reclus, votre exactitude, vos bontés sont sans exemple. Mais j’imagine que vous avez autant de discrétion que de bonté. On m’a écrit qu’une belle dame (2), que vous n’aimez guère, a passé sa main blanche sur certaines excroissances de chair (3) qu’on appelle d’un nom dont je ne me souviens plus. Je ne sais pas non plus où cette dame loge. Son amant est, dit-on, un militaire qui a fait quelques campagnes et qui a la croix de Saint-Louis. On assure que ce militaire s’est moqué de son curé, et que c’est un brave homme qui traite, comme il faut, les choses de ce monde-ci et de l’autre. On dit qu’il s’était brouillé mal à propos avec un de ses amis (4) ; c’est apparemment quelque querelle de femme dans laquelle je n’entre point.
Je ne suis point du tout étonné que madame du Deffand ait eu les oreilles écorchées des vers et de la musique (5). Quelques personnes m’ont mandé que tout cela était du haut allemand, et que les Français ne savent plus ce qu’ils veulent. Mais je m’en rapporte à vous sur les vers, sur la musique et sur la prose, et sur le chevalier de Saint-Louis. Nous vous remercions, nous vous embrassons ; vos lettres font la consolation de notre vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La du Barry. (G.A.)
3 – La petite-vérole du roi. (A. François.)
4 – Choiseul. (G.A.)
5 – A l’Iphygénie de Gluck. (G.A.)
à M. le chevalier de l’Isle.
13 Mai 1774 (1).
Quand je vous dis, monsieur, que vous êtes un homme unique, ai-je tort ? Vous avez la bonté de proposer des airs de Gluck pour l’éducation de la petite-fille du grand Corneille. Si elle était élevée par madame du Deffand, vous n’oseriez faire une pareille proposition. Mais, quoique nous aimions passionnément sur toute chose le cinquième acte d’Armide et le quatrième de Roland, cependant la curiosité nous emporte jusqu’à chercher du Gluck, et si cela est aussi bon que l’ouverture du Déserteur, nous croirons entendre d’excellente musique. Il est vrai que cette ouverture, qui me paraît toujours un chef-d’œuvre, est entièrement dans le goût français ; mais quand les airs de M. Gluck seraient dans le goût turc ou chinois, nous vous aurons une obligation essentielle de nous les envoyer.
Toute la musique de la France roulera sur des Te Deum dans peu de jours, à ce qu’on nous mande de tous les côtés (2).
Le bon vieux laboureur et le bon vieux citoyen accepte volontiers ces deux titres dont vous le décorez. A l’égard de celui de bon homme ou de bon diable, il avoue qu’il ne l’est point avec les Frérons et les Sabatiers ; mais il se regarderait comme le plus méchant homme du monde, s’il n’était pas pénétré de toutes vos bontés, et s’il ne vous était pas tendrement attaché, aussi bien qu’à celui (3) qui a cru fort sérieusement qu’on était une espèce d’ingrat, parce qu’on détestait des pédants barbares.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Choiseul. (G.A.)
3 – On annonçait que le roi allait mieux. (G.A.)
à M. Mallet du Pan.
Ferney, Mai 1774.
Vivez heureux, mon cher philosophe, chez un prince (1) rempli de mérite et de justice, tandis que vos compatriotes ont essuyé un peu de tracasserie. Le travail que vous allez entreprendre est agréable de toute façon. Vous aurez plus d’une fois occasion de déployer dans votre ouvrage cet esprit de sagesse et de tolérance si nécessaire à la société, et si inconnu encore dans plus d’un pays de l’Europe. Figurez-vous qu’il est plus difficile de faire entrer un bon livre à Vienne qu’à Rome. Par quelle fatalité malheureuse les hommes sont-ils venus au point de craindre qu’on ne pense ? N’est-ce pas afficher sa turpitude, que de consigner la vérité aux portes, comme une étrangère à qui on ne veut pas donner l’hospitalité ?
Bonsoir ; si je suis encore en vie quand vous reviendrez, venez parler raison à Ferney. Mettez-moi, je vous prie, aux pieds de monseigneur le landgrave, qui entend très bien raison, et conservez un peu d’amitié pour le vieux malade.
1 – Le landgrave de Hesse-Cassel.(G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Mai 1774.
Quelque chose qui soit arrivé et qui arrive, je ne veux pas mourir sans avoir la consolation d’avoir revu mes anges. Il n’y a que ma malheureuse santé qui puisse m’empêcher de faire un petit tour à Paris. Je n’ai affaire a aucun secrétaire d’Etat ; je ne suis point de l’ancien parlement. Il y avait une petite tracasserie entre le défunt (1) et moi, tracasserie ignorée de la plus grande partie du public, tracasserie verbale, tracasserie qui ne laisse nulle trace après elle (2). Il me paraît que je suis un malade qui ne peut prendre l’air partout, sans ordonnance des médecins.
Cependant je voudrais que la chose fût très secrète. Je pense qu’il est aisé de se cacher dans la foule. Il y aura tant de grandes cérémonies, tant de grandes tracasseries, que personne ne s’avisera de songer à la mienne.
En un mot, il serait trop ridicule que Jean-Jacques le Génevois eût la permission de se promener dans la cour de l’Archevêché, que Fréron pût aller voir jouer l’Ecossaise, et moi que je ne pusse aller ni à la messe ni aux spectacles dans la ville où je suis né. Tout ce qui me fâche, c’est l’injustice de celui (3) qui règne à Chanteloup, et qui doit régner bientôt dans Versailles. Non seulement je ne lui ai jamais manqué, mais j’ai toujours été pénétré pour lui de la reconnaissance la plus inaltérable. Devait-il me savoir mauvais gré d’avoir haï cordialement les assassins du chevalier de La Barre et les ennemis de la couronne ? Cette injustice, encore une fois, me désespère. J’ai quatre-vingts ans ; mais je suis avec M. de Chanteloup comme un amant de dix-huit ans quitté par sa maîtresse.
Quand vous jugerez à propos, mon cher ange, d’engager, de forcer votre ami et votre voisin, M. de Praslin, à représenter mon innocence, vous me rendrez la vie.
Je ne vous parle point des bruits qu’on fait déjà courir de l’ancien parlement qu’on rappelle, de M le chancelier qu’on renvoie : je n’en crois pas un mot. Tout ce que je sais, c’est que je suis dévot à mes anges.
1 – Louis XV, mort le 10 Mai. (G.A.)
2 – Louis XV avait exilé verbalement le patriarche. (G.A.)
3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
18 Mai 1774 (1).
Vous assistez, monsieur, à une pièce plus intriguée que toutes celles de Thomas Corneille ; personne ne rend mieux compte que vous de ces pièces de théâtre. Voilà déjà une actrice (2) qui disparaît au troisième acte, contre toutes les règles de la tragédie. Il est probable que les plus grands et les meilleurs acteurs reparaîtront bientôt. Rien n’est plus juste ni plus souhaité du parterre et des loges. Quoique je sois très éloigné, je m’intéresse vivement à ce coup de théâtre.
Nous attendons du Gluck ; nous devons tout à vos bontés, en prose, en vers, et en doubles croches. Si j’ai un moment de santé, je paierai à madame du Deffand le quartier courant. Je vous remercie du fond de mon cœur. LE VIEUX MALADE.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Madame du Barry fut obligée de quitter Versailles. (A. François.)
à M. Marin.
22 Mai 1774 (1).
Je crois, mon cher ami, que vous vous trémoussez un peu ; mais je ne crois point que vous alliez à Lampedouse. J’ai été très bien informé de toute la maladie (2). Mais si vous voyez M. le référendaire et M. le duc d’Aiguillon, je vous demande en grâce de les assurer de mon respect et de mon attachement inviolable.
Je serais très affligé qu’on admît la requête de ces polissons de Verron. On m’assure que le rapporteur est un homme de beaucoup d’esprit ; cela me suffit pour me tranquilliser. Je suis persuadé qu’il faut être un fripon pour ne pas voir que du Jonquay est l’un et l’autre.
Si, dans ces moments-ci, quelqu’un de bien intéressant quittait sa maison de campagne pour venir à Paris (3), je vous supplierais de m’en instruire.
Je vous embrasse le plus cordialement du monde.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Celle de Louis XV. (G.A.)
3 – Choiseul. (G.A.)