CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 10

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à M. Marin.

 

11 Juin 1774 (1).

 

 

          Je me flatte, mon cher ami, que vous resterez tel que vous êtes. Mais s’il vous prenait envie de faire un petit tour dans le monde, tâchez de passer par notre ermitage.

 

          Vous me feriez grand plaisir de me mander s’il est vrai que M. Linguet ait obtenu la permission de plaider. Je n’ai jamais cru que la requête des Verron fût de l’avocat au conseil chez qui on la vendait. Ce libelle m’a paru être d’un homme de la bande.

 

          Voudriez-vous bien avoir la bonté d’envoyer l’incluse aux Gobelins par la petite poste ? LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Juin 174 (1).

 

 

          Mon cher ange, je vous ai envoyé un paquet par M. Bacon, substitut de M. le procureur général, place Royale. Je suppose que vous l’avez reçu. Si vous voulez avoir la bonté de me faire réponse par la même voie, je vous serai très obligé. Vous êtes ma boussole : je navigue sur une mer inconnue, et, si vous ne me montrez par le pôle, je ne pourrai trouver que des naufrages. Vous avez cru que j’étais tombé en jeunesse ; mais c’est véritablement tomber en enfance que de ne savoir rien du tout. Daignez donc éclairer mon enfant ; envoyez-moi une paire de lisières par M Bacon.

 

          N’avez-vous point vu madame de Saint-Julien ? je lui ai écrit ; je lui ai mandé mon triste état ; je lui ai dit que, depuis deux ans, je n’étais point sorti de mon lit. On prétend qu’il y a une personne (2) qui veut me faire de la peine ; mais je ne le crois point. Au reste, si j’ai de vos nouvelles, je serai consolé de tout.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Sans doute le comte de Maurepas que Louis XVI venait de nommer premier ministre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

15 Juin 1774 (1).

 

 

          M. Ricard et moi, monsieur, nous vous sommes infiniment obligés de la bonté que vous avez eue de nous écrire (2), au sujet du jeune homme qui donne de si grandes espérances en mathématiques. Votre lettre du 5 juin nous a cependant un peu alarmés. Nous craignons beaucoup la mauvaise compagnie ; et puisque vous avez été si bon que de vous intéresser à notre famille, nous vous supplions de nous continuer la même bienveillance. Daignez nous dire où votre protégé en est de ses études (3), et si vous croyez qu’il puisse réussir dans la trigaudénométrie.

 

          Nous finissons par vous présenter nos très humbles remerciements et par vous supplier de vouloir bien nous répondre. Votre très humble et très obéissante servante. SOUCHAY, au Lion-d’Or, à Genève.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Condorcet avait envoyé à Voltaire la Lettre d’un théologien à l’auteur des Trois-siècles. (G.A.)

3 – C’est-à-dire s’il peut dissimuler, rester inconnu, garder l’anonyme. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18Juin 1774 (1).

 

 

          Mais, mon cher ange, écrivez-moi donc ; ne me faites pas languir. Vous ne connaissez pas le petit ouvrage de la Fatalité (2). J’en faisais peu de cas, et je ne savais pas qu’il eût produit un très grand bien.

 

          Est-il vrai que M. le duc de Choiseul soit revenu ? N’aurait-il pas été plus beau et plus digne de lui de ne se point presser ?

 

          Voilà de bons commencements. Je suis presque fâché de mourir, quand je vois l’aurore du jour le plus heureux. Je vous ai écrit par M. Bacon. Vous recevrez ce petit paquet par madame de Sauvigny, et vous pourrez m’ouvrir votre cœur par la même voie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – De la Mort de Louis XV et de la Fatalité. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

20 Juin 1774.

 

 

          Mon cher ange, l’esprit est prompt et la chair est faible. Si je pouvais mettre un pied devant l’autre, vous croyez bien que mes deux pieds seraient chez vous. Je vous aurais même apporté quelques fruits de ma retraite ; car je suis de ces vieux arbres près de périr par le tronc, et qui ont encore quelques branches fécondes. C’est une destinée bien funeste que je puisse et que je ne puisse pas venir vous voir ; mais j’espère encore, malgré mes quatre-vingts ans et toutes mes misères. Il est vrai que je suis un peu sourd, un peu aveugle, un peu impotent ; le tout est surmonté de trois à quatre infirmités abominables ; mais rien ne m’ôte l’espérance : ce fond de la boite de Pandore me reste. Je ne sais si La Borde conserve encore ce trésor ; il se flattait de faire jouer sa Pandore, lorsqu’il a été écrasé par Gluck et par la mort de son protecteur (1).

 

          Vous avez, mon cher ange, l’espérance le plus juste de vivre longtemps, très honoré, et très heureux avec madame d’Argental, et vous n’avez aucun des maux qui sont sortis de la boite. Votre lot est un des plus heureux, votre félicité me sert de consolation.

 

          J’écris à papillon-philosophe (2), qui est un phénix en amitié. Je me mets aux pieds de madame d’Argental. Je ne doute pas que vous ne voyiez souvent M. le duc de Praslin ; et, comme je le crois plus juste que son cousin (3), je vous supplie de vouloir bien, dans l’occasion, lui parler de mon attachement inviolable.

 

 

1 – Louis XV. (G.A.)

2 – Madame de Saint-Julien. (K.)

3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

20 Juin 1774 (1).

 

 

          Le papillon-philosophe est bien mieux que papillon ; c’est un phénix, et il faut être aussi hibou que je le suis, pour ne pas venir me prosterner devant ses brillantes ailes et son bec adorable. Mais un hibou malade ne peut pas faire ce qu’il ferait en bonne santé. Il ne peut qu’être pénétré de la plus vive reconnaissance, et attendre, quoiqu’il soit dans un âge où l’espérance n’est plus permise.

 

          Si, lorsque vous serez lasse de tuer des perdreaux, vous voulez vous amuser à lire, je vous envoie deux regatons que vous jetterez au feu, s’ils vous ennuient. Votre très obligé et très reconnaissant.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

25 Juin 1774.

 

 

          Je vous ai fait des infidélités, madame, en faveur de M. de Lisle ; mais aussi il me faisait mille agaceries, quand vous me traitiez avec indifférence. Il me parlait de vous, et vous ne m’en disiez mot. Il m’apprenait que vous aviez été à l’opéra d’Iphigénie, et qe vous aviez trouvé les vers, le récitatif, les ariettes, la symphonie, les décorations mêmes, détestables. Il nous a envoyé quelques airs qui ont paru très bons à ma nièce, grande musicienne ; mais, comme l’accompagnement manquait, j’ai persisté à croire qu’il n’y a rien dans le monde au-dessus du quatrième acte de Roland et du cinquième acte d’Armide. Je suis toujours pour le siècle de Louis XIV, malgré tout le mérite du siècle de Louis XV et de Louis XVI.

 

          Enfin, madame, vous vous humanisez avec moi. Vous m’écrivez, vous me fournissez matière à écrire, vous m’envoyez de très jolis vers qui valent beaucoup mieux qu’une très grande ode (1). Je vous en remercie, et je voudrais bien savoir de qui ils sont. Je ne suis pas accoutumé à en recevoir de pareils. Voilà un bon ton, et rien n’est plus rare.

 

          J’ai su que M. le duc de Choiseul était revenu à Paris en triomphateur, et qu’il était reparti en philosophe. Je lui battis des mains avec le peuple, et je ne le trouve pas moins injuste envers moi.

 

          Je persiste dans ma haine contre les assassins du chevalier de La Barre et du comte de Lally ; et je n’ai jamais conçu comment il avait pu être mécontent de l’horreur que j’ai eue pour des injustices auxquelles il ne peut prendre le moindre intérêt. Je lui serai toujours attaché, fût-il exilé, ou fût-il souverain. Je serai pénétré de reconnaissance pour lui, je le regarderai comme un génie supérieur ; mais je ne lui pardonnerai jamais l’erreur dans laquelle il est tombé sur mon compte.

 

          Pour vous, madame, je vous pardonne de ne m’avoir jamais instruit de rien, et d’avoir voulu que je vous écrivisse de mon désert, où j’ignorais tout ce qui se passait dans le monde. Vous m’écriviez quelquefois quatre mots cachetés du grand sceau de vos armes, au lieu de me mettre au fait, et de cacheter avec une tête.

 

          M. de Lisle a eu plus de compassion que vous ; cependant je ne vous ai point abandonnée. Je vous ai fait parvenir de plates vérités en vers et en prose, quand il m’en est tombé entre les mains, et je vous en enverrai tout autant qu’il m’en viendra.

 

          Vous ne me donnez aucunes nouvelles des grands tourbillons qui vous entourent ; et moi je vous écrirai tout ce que je saurai dans ma solitude. Vous voyez, madame, que je suis de meilleure composition que vous, et cependant c’est vous qui vous plaignez.

 

 

1 – Le Nouveau règne, par Dorat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte Campi.

 

 

 

          Monsieur, votre belle tragédie et la lettre dont vous m’avez honoré me sont parvenues, heureusement pour moi, dans un temps où je peux encore lire ; lorsque l’hiver approche avec ses neiges, mes yeux de quatre-vingts ans me refusent le service. Agréez mes remerciements ; vous devez avoir reçu ceux de toute l’Italie, dont vous augmentez la gloire.

 

          Votre tragédie est conduite avec un grand art ; et votre épisode d’Idolea me paraît supérieur à l’Aricie de l’admirable Racine ; mais ce qui est plus essentiel, votre pièce intéresse, et fait couler des larmes. Une intrigue vraisemblable et bien suivie se fait approuver, le sentiment seul se rend maître du cœur :

 

Et quocumque volent animum auditoris agunto.

 

HOR., de Art poet.

 

          Vous avez très heureusement imité Ovide dans les excuses que Biblis, amoureuse de son frère, cherche auprès des dieux :

 

Dî melius, Dî nempe suas habuere sorores.

Sic Saturnus Opim Junctam sibi sanguine duxit,

Oceanus Tethyn, Junonem rector Olympi :

Sunt Superis sua jura.

 

Met. IX.

 

          Si Biblis avait été Juive, elle aurait pu apporter l’exemple de Sara qui était la sœur d’Abraham, son mari, à ce qu’elle dit. Elle se serait fondée sur le discours de Thamar, qui dit à son frère Amnon : Demandez-moi en mariage à mon père ; il ne vous refusera pas. Si elle avait été Italienne, elle aurait pu implorer votre proverbe : La cugina non mancare, la sorella se.

 

          Mais la tragédie veut des passions, des remords, et des catastrophes sanglantes  c’est en quoi, monsieur, vous avez très bien réussi. Je ne suis point surpris du nombre des sonnets faits à votre louange ; ce sont des fleurs qu’on jette partout sur votre passage. Pour nous autres Français, quand nous nous amusons à faire des tragédies, nous ne recueillons guère que des chardons : nos Cotins et nos Frérons s’en nourrissent, et en offrent à quiconque réussit. J’ai l’honneur d’être avec la plus respectueuse estime, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

 

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