CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 17
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la marquise du Deffand.
Ferney, 7 Septembre 1774.
Jamais je n’ai eu plus de thèmes pour vous écrire, madame. Savez-vous que ce fut ce polisson de Vadé, auteur de quelques opéras de la Foire, qui, dans un cabaret à la Courtille, donna au feu roi le titre de Bien-Aimé, et qui en parfuma tous les almanachs et toutes les affiches ? Vous souvenez-vous que les cris des fanatiques et des parlementaires enflammèrent le cerveau du misérable Damiens, et assassinèrent le roi bien-aimé par les mains de ce gueux aussi insensé que coupable ? Vous voyez à présent la mémoire du roi bien-aimé poursuivie par ce même peuple qui était prêt à lui dresser des autels pour s’être séparé de madame de Châteauroux pendant quinze jours.
C’est ce peuple qui fait des neuvaines à Sainte-Geneviève, et qui se moque tous les ans de Jésus, et de sa mère, dans des noëls remplis d’ordures. C’est le même qui fit la Fronde et la Saint-Barthélemy, et qui siffla longtemps Britannicus, Armide,et Athalie. Il n’y a peut-être rien de plus fou et de plus faible, après les Welches, que ceux qui veulent leur plaire.
Peut-être est-il étonnant qu’on veuille sacrifier le nouveau parlement, qui n’a su qu’obéir au roi, à l’ancien, qui n’a su que le braver. Peut-être beaucoup d’honnêtes gens seraient-ils fâchés de revoir en place ceux qui ont assassiné avec le poignard de la justice, le brave et malheureux comte de Lally, qui ont eu la lâcheté barbare de le conduire à la Grève dans un tombereau d’ordures, avec un bâillon à la bouche ; ceux qui ont souillé leurs mains du sang d’un enfant (1) de dix-sept ans en personne, et du sang d’un autre enfant de seize ans en effigie ; qui leur ont fait couper le poing, arracher la langue ; qui les ont condamnés à la question ordinaire et extraordinaire, et à être brûlés à petit feu dans un bûcher composé de deux cordes de bois, le tout pour avoir passé dans la rue sans avoir salué une procession de capucins, et pour avoir récité l’Ode à Priape de Piron, lequel Piron avait, par parenthèse, douze cents livres de pension sur la cassette. Les gens qui sont occupés de la musique de Gluck et de leur souper ne songent pas à toutes ces horreurs ; ils iraient gaiement à l’Opéra et à leurs petites maisons sur les cadavres de ceux qu’on égorgea les jours de la Saint Barthélemy et de la bataille du faubourg Saint-Antoine.
Il y en a d’autres qui considèrent sérieusement tous ces événements, et qui en gémissent. J’aime à rire tout comme un autre, et je n’ai que trop ri ; mais j’aime aussi à pleurer sur Jérusalem. Je me console et je me rassure dans l’opinion que j’ai de M. de Maurepas et de M. Turgot. Ils ont tous deux beaucoup d’esprit, et sont surtout fort éloignés de l’esprit superstitieux et fanatique. M. de Maurepas, à l’âge de près de soixante-quatorze ans, ne doit et ne peut guère avoir d’autres passions que celle de signaler sa carrière par des exemples d’équité et de modération.
M. Turgot est né sage et juste ; il est laborieux et appliqué. Si quelqu’un peut rétablir les finances, c’est lui. Je suis à présent sous sa coupe. Je demandais au conseil des finances des grâces et des règlements pour une colonie d’étrangers que j’ai faits sujets du roi, et pour qui je bâtis de jolies maisons dans mon abominable trou de Ferney, que j’ai changé en une espèce de ville assez agréable. Si le conseil veut favoriser cette colonie, j’aime mieux en avoir l’obligation à M. Turgot qu’à M. l’abbé Terray. J’ai dépensé plus de quatre cent mille francs pour cet établissement, et je ne demande au roi, pour toute récompense, que la permission de faire entrer de l’argent dans son royaume : il en est assez sorti. Chacun a sa chimère ; voilà la mienne. C’est ainsi que je radote à l’âge de quatre-vingts ans.
Je ne radote point quand je vous dis, madame, combien je vous aime, combien je vous regrette, et à quel point il m’est douloureux de finir mes jours sans vous revoir ; mais, tout frivole que j’ai été, j’ai huit cents personnes à conduire et à soutenir. Je me trouve fondateur dans un pays sauvage ; j’y ai changé la nature, et je ne peux m’absenter sans que tout retombe dans le chaos.
Quant à M. le duc et à madame la duchesse de Choiseul, je leur serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie avec respect, vénération, et reconnaissance.
Je vous fais là toute l’histoire de mon cœur, parce qu’il est à vous. Je crains pour la vie de Pont de Veyle ; son frère (2) fait la consolation de la mienne.
L’affaire de M. le maréchal de Richelieu est désagréable ; il sera forcé de faire condamner sa cousine (3), et de demander sa grâce. Nous aurions de belles lettres de madame de Sévigné sur sa petite-fille, si madame de Sévigné vivait encore.
Adieu, madame ; jouissez de tous les spectacles de la cour et de la ville, et daignez quelquefois vous souvenir du vieux malade.
1 – Le chevalier de La Barre. (G.A.)
2 – D’Argental. (G.A.)
3 – Madame de Saint-Vincent. (G.A.)
à M. Marin.
10 Septembre 1774 (1).
C’est vous, mon cher historiographe, qui m’apprenez que le petit chiffon sur l’Encyclopédie est imprimé séparément. C’était un chapitre destiné pour la nouvelle édition des Questions sur l’Encyclopédie.
On m’avait assuré, en effet, qu’on avait envoyé votre Gazette au pays des fables. Mais je vois qu’on ne dit que des sottises.
Ma Catau est bien triomphante. Si Joseph (2) avait voulu, ou plutôt s’il avait eu de l’argent, il n’y aurait plus de Turcs en Europe. La patrie de Sophocle, d’Euripide et d’Anacréon serait libre.
Le peuple de Paris est fou, il l’a toujours été et le sera. Il a fait l’anniversaire comique de la Saint-Barthélemy, le 24 août, jour où j’ai toujours la fièvre.
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire parvenir ce petit paquet à M. d’Alembert ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Joseph II. (G.A.)
à M. le marchal duc de Richelieu.
14 Septembre 1774.
Vous avez bien raison, monseigneur, de ne point faire juger la pièce provençale (1) par le sot et tumultueux parterre de Paris. Les têtes welches sont à présent si exaltées, si absurdes, si folles, qu’il ne faut les laisser juger que leurs camarades les marionnettes des boulevards. Les romans les plus extravagants n’approchent pas des sottises qu’on débite. Je vous assure que quand Vadé, écrivain de la Foire, donna le nom de Bien-Aimé à Louis XV, dans un cabaret de la Courtille, et que tous les almanachs furent enluminés de ce titre (le tout pour avoir renvoyé madame de Châteauroux), Louis XV aurait fort bien fait de défendre, par un édit, qu’un si sot peuple lui donnât un si beau nom :
Odi profanum vulgus.
HOR., liv. III, od. I.
Vous faites très bien de vous en tenir à poursuivre et à presser la sentence du Châtelet ; ce n’est que dans des affaires un peu douteuses qu’on fait des mémoires. Celle-ci est si claire et si démontrée, qu’on l’affaiblirait en voulant la fortifier d’un factum d’avocat ; et, puisque la folle de Provence n’ose pas faire un mémoire, je ne vois pas pourquoi vous vous abaisseriez à en produire un.
Les fausses nouvelles courent dans Paris avec tant de rapidité, et sont crues si universellement, que Lekain écrivait, ces jours passés à un bateleur d’auprès de Genève, ces propres mots : « Le calomniateur Maupeou est à la Bastille, et on lui fait son procès criminel. » Cette belle nouvelle fut regardée dans tout Genève comme certaine. Le lendemain on disait que l’abbé Terray serait infailliblement pendu, et que les Génevois y perdraient six ou sept millions de rentes qu’ils ont acquises fort adroitement sur les aides et gabelles de France. Cependant Genève est une ville beaucoup plus sage que Paris, et qui raisonne beaucoup mieux Jugez donc, s’il suffit d’un faux bruit pour alarmer toute une ville où l’on pense, ce qui doit arriver dans une ville où l’on parle, et où l’on ne pense guère. Je conclus de tout cela que mon héros a raison en tout.
Je suis très fâché de la mort de Pont de Veyle (2). Quand la cabane de planches de mon voisin brûle, je dois prendre garde à ma cabane de paille.
Je pourrais très bien venir vous faire ma cour à Paris ; rien ne m’en empêche que le triste état de ma santé. Pour écouter sa passion et faire un voyage, il faut commencer par être en vie.
Vous savez que je m’occupe, avant d’achever ma mort, à créer une habitation assez singulière, qui n’est ni ville, ni village, ni catholique, ni protestante, ni république, ni dépendante, ni tout à fait cité, ni tout à fait campagne. Tout ce que je crains, c’est qu’après moi cet ouvrage, qui m’a tant coûté, ne soit entièrement anéanti.
Je vous remercie très sensiblement de la bonté que vous avez de vouloir bien faire payer les artistes qui ont fourni la montre ornée de diamants pour les noces de monseigneur le comte d’Artois.
Je soupire toujours après le bonheur de vous voir et de vous faire ma cour, tout indigne que j’en suis. Mon respectueux attachement pour vous est sans bornes.
1 – Le procès de Richelieu avec madame de Saint-Vincent. (G.A.)
2 – 3 septembre 1774. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Septembre 1774.
Mon cher ange, je ne m’attendais pas que votre frère passât avant moi. Je suis honteux d’être en vie, quand je songe à toutes les victimes qui tombent de tous côtés autour de moi. Mon cœur vous dit : Vivez longtemps, mon cher ange, vous et madame d’Argental ; comme si la chose dépendait de vous. Nous sommes tous, dans ce monde, comme des prisonniers dans la petite cour d’une prison ; chacun attend son tour d’être pendu, sans en savoir l’heure ; et, quand cette heure vient, il se trouve qu’on a très inutilement vécu. Toutes les réflexions sont vaines, tous les raisonnements sur la nécessité et sur la misère humaine ne sont que des paroles perdues. Je regrette votre frère, et je vous aime de tout mon cœur ; voilà tout ce que je puis vous dire.
Si vous avez le temps d’entendre parler des sottises des vivants, je vous dirai que votre protégé Lekain a écrit à un Génevois ces belles paroles : « Le calomniateur Maupeou est à la Bastille, et on lui fait son procès. » Cette nouvelle a été crue fermement dans tout Genève. Il n’y a point de ville en Europe qui s’intéresse plus qu’elle à vos affaires de France, attendu qu’elle s’est acquis six ou sept millions de rentes sur le roi, par son habileté, tandis que les Welches vont à l’Opéra-Comique.
Personne n’a douté un moment que la nouvelle de Lekain ne fût très vraie ; il était réputé l’avoir apprise de tout le public : cependant elle est fausse. Mais j’ai grand intérêt de savoir si l’homme accusé d’avoir calomnié une personne très respectable et très aimable serait en effet coupable d’avoir trempé dans une intrigue qu’on lui impute. Vous pouvez me dire oui ou non, sans vous compromettre.
Je vous ai écrit par madame de Sauvigny ; vous pouvez me dire un mot par M. Bacon, substitut de M. le procureur général. Vous pouvez m’écrire des on dit ; tout le monde écrit des on dit ; cent mille lettres à la poste sont pleines de cent mille on dit. Où en serions-nous si on ne permettait pas les ont dit ? La société ne subsiste que des ont dit.
Je voudrais bien venir vous voir sans qu’on dît : Il est à Paris. Plus j’avance en âge, plus je dis :
Moins connu des mortels, je me cacherais mieux ;
Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux.
Phèd., act. V, sc. VII.
Mes anges, puissiez-vous conserver très longtemps votre santé, sans laquelle il n’y a rien !
Je suis bien sensible à l’attention que vous avez de me payer les neuf mille quatre cent livres ; cela vient très à propos, car ma colonie me ruine. Je prendrai la liberté de tirer une lettre de change sur vous, puisque vous le permettez.
Adieu, mon cher ange ; Paris est bien fou, et ce monde-ci bien misérable : c’est dommage qu’il n’y en ait pas d’autre.
à M. le chevalier de Cubières.
A Ferney, 18 Septembre 1774.
Ce n’est pas ma faute, monsieur, si étant affublé de quatre-vingts ans et de tous les accompagnements de cet âge, je ne vous ai pas remercié plus tôt de votre jolie lettre. Vous me parlez de vos deux maîtresses, une fille de quinze ans et la Gloire : je vois que vous avez les faveurs de ces deux personnes. Je vous en félicite, et je garde les manteaux. Jouissez longtemps, et agréez les respectueux sentiments du vieux malade.
à M. de Pomaret.
29 Septembre 1774 (1).
Le vieux malade, à qui M. de Pomaret a écrit le 11 septembre, peut l’assurer que les prélats qui ont le goût de la persécution ne seront point écoutés, et qu’on ne doit attendre rien que d’humain et de favorable du ministère présent. Il y a tout lieu d’espérer qu’à la première occasion, il y aura un règlement pour les mariages, qui assurera l’état des enfants et la tranquillité de la famille. C’est ce que M. de Pomaret peut mander à M. Pradel, à qui le vieux malade ne peut écrire, ayant perdu son adresse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)