OPUSCULE - De la paix perpétuelle - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
DE LA PAIX PERPÉTUELLE,
PAR LE DOCTEUR GOODHEART.
- Partie 2 -
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LE SÉNATEUR AU CHRÉTIEN.
Pourquoi troublez-vous la paix de l’empire ? pourquoi ne vous contentez-vous pas, comme les Syriens, les Egyptiens, et les Juifs, de pratiquer tranquillement vos rites ? pourquoi voulez-vous que votre secte anéantisse toutes les autres ?
LE CHRÉTIEN.
C’est qu’elle est la seule véritable. Nous adorons un Dieu juif, né dans un village de Judée, sous l’empereur Auguste, l’an de Rome 752 ou 756 ; son père et sa mère furent inscrits, selon le divin saint Luc, dans ce village, lorsque l’empereur fit faire le dénombrement de tout l’univers, Cyrenius étant alors gouverneur de Syrius.
LE SÉNATEUR.
Votre Luc vous a trompés. Cyrenius ne fut gouverneur de Syrie que dix ans après l’époque dont vous parlez : c’était Quintitius Varus qui était alors proconsul de Syrie ; nos annales en font foi (1). Jamais Auguste n’eut le dessein extravagant de faire un dénombrement de l’univers : jamais même il n’y eut sous son règne un recensement entier des citoyens romains. Quand même on en aurait fait un, il n’aurait pas eu lieu en Judée, qui était gouvernée par Hérode, tributaire de l’empire, et non par des officiers de César. Le père et la mère de votre Dieu étaient, dites-vous, des habitants d’un village juif ; ils n’étaient donc pas citoyens romains : ils ne pouvaient être compris dans le cens.
LE CHRÉTIEN.
Notre Dieu n’avait point de père juif. Sa mère était vierge. Ce fut Dieu même qui l’engrossa par l’opération d’un esprit, qui était Dieu aussi, sans que la mère cessât d’être pucelle. Et cela est si vrai, que trois rois ou trois philosophes vinrent d’Orient pour l’adorer dans l’étable où il naquit, conduits par une étoile nouvelle qui voyagea avec eux.
LE SÉNATEUR.
Vous voyez bien, mon pauvre homme, qu’on s’est moqué de vous. S’il avait paru alors une étoile nouvelle, nous l’aurions vue ; toute la terre en aurait parlé : tous les astronomes auraient calculé ce phénomène.
LE CHRÉTIEN.
Cela est pourtant dans nos livres sacrés.
LE SÉNATEUR.
Montrez-moi vos livres.
LE CHRÉTIEN.
Nous ne les montrons point aux profanes, aux impies ; vous êtes un profane et un impie, puisque vous n’êtes point de notre secte. Nous avons très peu de livres. Ils restent entre les mains de nos maîtres. Il faut être initié pour les lire. Je les ai lus, et si sa majesté impériale le permet, je vais vous en rendre compte en sa présence : elle verra que notre secte est la raison même.
LE SÉNATEUR.
Parlez, l’empereur vous l’ordonne, et je veux bien oublier qu’en digne chrétien que vous êtes vous m’avez appelé impie.
LE CHRÉTIEN.
Oh ! seigneur, impie n’est pas une injure ; cela peut signifier un homme de bien qui a le malheur de n’être pas de notre avis. Mais, pour obéir à l’empereur, je vais dire tout ce que je sais.
Premièrement, notre Dieu naquit d’une femme pucelle, qui descendait de quatre prostituées : Bethsabée, qui se prostitua à David ; Thamar, qui se prostitua à Juda le patriarche ; Ruth, qui se prostitua au vieux Booz : et la fille de joie Rahab, qui se prostituait à tout le monde : le tout pour faire voir que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes.
Secondement, vous devez savoir que notre Dieu mourut par le dernier supplice, puisque c’est vous qui l’avez fait mettre en croix comme un esclave et un voleur ; car les Juifs n’avaient pas alors le droit du glaive ; c’était Pontius Pilatus qui gouvernait Jérusalem au nom de l’empereur Tibère : vous n’ignorez pas que ce Dieu ayant été pendu publiquement ressuscita secrètement ; mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que sa naissance, sa vie, sa mort, avaient été prédites par tous les prophètes juifs : par exemple, nous voyons clair comme le jour lorsqu’un Isaïe dit, sept (2) ou quatorze cents ans avant la naissance de notre Dieu, une fille ou femme va faire un enfant qui mangera du beurre et du miel, et il s’appellera Emmanuel ; cela veut dire que Jésus sera Dieu.
Il est dit, dans une de nos histoires (3), que Juda serait comme un jeune lion qui s’étendrait sur sa proie, et que la Vierge ne sortirait point des cuisses de Juda jusqu’à ce que Shilo parût. Tout l’univers avouera que chacune de ces paroles prouve que Jésus est Dieu. Ces autres paroles remarquables, il lie son ânon à la vigne, démontrent par surabondance de droit que Jésus est Dieu.
Il est vrai qu’il ne fut pas Dieu tout d’un coup, mais seulement fils de Dieu. Sa dignité a été bientôt augmentée, quand nous avons fait connaissance avec quelques platoniciens dans Alexandrie. Ils nous ont appris ce que c’était que le Verve dont nous n’avions jamais entendu parler, et que Dieu faisait tout par son verbe, par son logos ; alors Jésus est devenu le logos de Dieu ; et comme l’homme et la parole sont la même chose, il est clair que Jésus étant verbe est Dieu manifestement.
Si vous nous demandez pourquoi Dieu est venu se faire supplicier en Judée, il est navré que c’est pour ôter le péché de la terre : car, depuis son exécution, personne n’a commis la plus petite faute parmi ses élus. Or ses élus, du nombre desquels je suis, composent tout le monde ; le reste est un ramas de réprouvés qui doit être compté pour rien. Le monde n’a été créé que pour les élus ; notre religion remonte à l’origine du monde, car elle est fondée sur la juive qu’elle détruit, laquelle juive est fondée sur celle d’un Chaldéen, nommé Abraham : la religion d’Abraham a renchéri sur celle de Noé, que vous ne connaissez pas, et celle de Noé est une réforme de celle d’Adam et d’Eve, que les Romains connaissent encore moins. Ainsi, Dieu a changé cinq fois sa religion universelle, sans que personne en sût rien, excepté autrefois les Juifs, et excepté nous aujourd’hui, qui sommes substitués aux Juifs. Cette filiation aussi ancienne que la terre, le péché du premier homme racheté par le sang du Dieu hébreu (4), l’incarnation de ce Dieu prédite par tous les prophètes, sa mort figurée par tous les événements de l’histoire juive, ses miracles faits à la vue du monde entier, dans un coin de la Galilée, sa vie écrite hors de Jérusalem, cinquante ans après qu’il eut été supplicié à Jérusalem ; le logos de Platon que nous avons identifié avec Jésus, enfin les enfers dont nous menaçons quiconque ne croira pas en lui et en nous ; tout ce grand tableau de vérités lumineuses démontre que l’empire romain nous sera soumis, et que le trône des Césars deviendra le trône de la religion chrétienne.
LE SÉNATEUR.
Cela pourrait arriver. La populace aime à être séduite ; il y a toujours au moins cent gredins imbéciles et fanatiques contre un citoyen sage. Vous me parlez des miracles de votre Dieu : il est bien certain que si on se laisse infatuer de prophéties et de miracles joints au logos de Platon ; si on fascine ainsi les yeux, les oreilles, et l’esprit des simples ; si, à l’aide d’une métaphysique insensée, réputée divine, on échauffe l’imagination des hommes, toujours amoureux du merveilleux, certes on pourra parvenir un jour à bouleverser l’empire. Mais, dites-nous, quels sont les miracles de votre Juif-Dieu.
LE CHRÉTIEN.
Le premier est que le diable l’emporta sur une montagne ; le second, qu’étant à une noce de paysans où tout le monde était ivre, et tout le vin ayant été bu, il changea en vin l’eau qu’il fit mettre dans des cruches ; mais le plus beau de tous ses miracles est qu’il envoya deux diables dans le corps de deux mille cochons qui allèrent se noyer dans un lac, quoiqu’il n’y eût point de cochons dans le pays.
1– Histoire romaine.
2 – Telle est la différence entre les chronologies de la Bible.
3 – La Genèse. (G.A.)
4 – Le péché originel n’était point connu alors – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article PÉCHÉ ORIGINEL. (G.A.)