SATIRE - Le père Nicodème et Jeannot

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SATIRE - Le père Nicodème et Jeannot

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LE PÈRE NICODÈME ET JEANNOT.

 

 

 

 

 

- 1771 -

 

 

 

______

 

 

 

 

LE PÈRE NICODÈME.

 

Jeannot, souviens toi bien que la philosophie

Est un démon d’enfer à qui l’on sacrifie.

Archimède autrefois gâta le genre humain ;

Newton dans notre temps fut un franc libertin ;

Locke a plus corrompu de femmes et de filles

Que Lass à l’hôpital n’a conduit de familles.

Tout chrétien qui raisonne a le cerveau blessé ;

Bénissons les mortels qui n’ont jamais pensé.

O bienheureux Larcher (1), Viret, Cogé, Nonotte,

Que de tous vos écrits la pesanteur dévote

Toujours pour mon esprit eut de charmes puissants !

Le péché n’est, dit-on, que l’abus du bon sens ;

Et, de peur de l’abus, vous bannissez l’usage.

Ah ! fuyons saintement le danger d’être sage.

Pour faire ton salut, ne pense point, Jeannot ;

Abrutis bien ton âme, et fais vœu d’être un sot.

 

JEANNOT.

 

Je sens de vos discours l’influence bénigne ;

Je bâille, et de vos soins je me crois déjà digne.

J’ai toujours remarqué que l’esprit rend malin.

Vous vous ressouvenez du bon curé Fantin (2).

Qui, prêchant, confessant les dames de Versailles,

Caressait tour à tour et volait ses ouailles ;

Ce cher monsieur Billard et son ami Grizel (3),

Grands porteurs de cilice et chanteurs de missel,

Qui prenaient notre argent pour mettre en œuvres pies :

Tous ces gens-là, mon père, étaient de grands génies !

 

LE PÈRE NICODÈME.

 

Mon fils, n’en doute pas, ils ont philosophé ;

Et soudain leur esprit, par le diable échauffé,

Brûla de tous les feux de la concupiscence.

Dans les bosquets d’Eden l’arbre de la science

Portait un fruit de mort et de corruption ;

Notre bon père en eut une indigestion :

Pour lui bien conserver sa fragile innocence,

Il eût fallu planter l’arbre de l’ignorance.

 

JEANNOT.

 

C’est bien dit : mais souffrez que Jeannot l’hébêté

Propose avec respect une difficulté.

De tous les écrivains dont la pesante plume

Barbouilla sans penser tous les mois un volume,

Le plus ignare en grec, en français, en latin,

C’est notre ami Fréron de Quimper-Corentin.

Sa grosse âme pourtant dans le vice est plongée ;

De cent mortels poisons Belzébuth l’a rongée.

Je conclurais de là, si j’osais raisonner,

Que le pauvre d’esprit peut encor se damner.

 

LE PÈRE NICODÈME.

 

Oui, mais c’est quand ce pauvre ose se croire riche ;

C’est quand du bel esprit un lourd pédant s’entiche ;

Quand le démon d’orgueil et celui de la faim

Saisissent à la gorge un maudit écrivain :

Le déloyal alors est possédé du diable.

Chez tout sot bel esprit le vice est incurable ;

Il va trouver enfin, pour prix de ses travers,

Desfontaine et Chausson dans le fond des enfers.

Au pur sein d’Abraham, il eût volé peut-être,

Si dans son humble état il eût su se connaître ;

Mais il fut réprouvé sitôt qu’il entreprit

D’allier la sottise avec le bel esprit.

 

Autrefois un hibou, formé par la nature

Pour fuir l’astre du jour au fond de sa masure,

Lassé de sa retraite, eut le projet hardi

De voir comment est fait le soleil à midi.

Il pria, de son antre, une aigle sa voisine

De daigner le conduire à la sphère divine,

D’où le blond Apollon de ses rayons dorés

Perce les vastes cieux par lui seul éclairés.

L’aigle au milieu des airs le porta sur ses ailes ;

Mais bientôt, ébloui des clartés immortelles,

Dont l’éclat n’est pas fait pour ses débiles yeux,

Le mangeur de souris tomba du haut des cieux.

Les oiseaux, accourus à ses plaintes funèbres,

Dévorèrent soudain le courrier des ténèbres.

Profite de sa faute ; et, tapi dans ton trou,

Fuis le jour à jamais en fidèle hibou.

 

JEANNOT.

 

On a beau se soumettre à fermer la paupière,

On voudrait quelquefois voir un peu de lumière.

J’entends dire en tous lieux que le monde est instruit ;

Qu’avec saint Loyola le mensonge s’enfuit ;

Qu’Aranda dans l’Espagne, éclairant les fidèles,

A l’inquisition vient de rogner les ailes.

Chez les Italiens les yeux se sont ouverts ;

Une auguste cité (4), souveraine des mers,

Des filets de Barjone a rompu quelques mailles.

Le souverain chéri qui naquit Versailles

Annula, m’a-t-on dit, ces billets si fameux

Que les morts aux enfers emportaient avec eux (5).

Avec discrétion la sage Tolérance

D’une éternelle paix nous permet l’espérance.

D’abord, avec effroi, j’entendais ces discours ;

Mais, par cent mille voix répétés tous les jours,

Ils réveillent enfin mon âme appesantie,

Et j’ai de raisonner la plus terrible envie.

 

LE PÈRE NICODÈME.

 

Ah ! te voilà perdu. Jeannot n’est plus à moi.

Tous les cœurs sont gâtés… l’esprit bannit la foi !

L’esprit s’étend partout… O divine bêtise !

Versez tous vos pavots ; soutenez mon église.

A quel saint recourir dans cette extrémité ?

 

O mon fils ! cher enfant de la Stupidité,

Quel ennemi t’arrache au doux sein de ta mère ?

On te l’a dit cent fois, malheur à qui s’éclaire !

Ne va point contrister les cœurs des gens de bien.

Courage, allons, rends-toi ; lit le Journal chrétien.

De Jean-George (6), crois-moi, lis le discours sublime :

C’est pour ton mal qui presse un excellent régime.

Tu peux guérir encore. Oui, Paris dans ses murs

Voit encor, grâce à Dieu, des esprits lourds, obscurs,

D’arguments rebattus déterminés copistes,

Tout farcis de lambeaux des premiers jansénistes.

Jette-toi dans leurs bras ; dévore leurs leçons :

Apprends d’eux à donner des mots pour des raisons.

Fais des phrases, Jeannot : ma douleur t’en conjure :

Par ce palliatif adoucis ta blessure.

Ne sois point philosophe.

 

JEANNOT.

 

Ah ! vous percez mon cœur.

Allons, ne voyons goutte, et chérissons l’erreur.

C’est vous qui le voulez. Mais quel fruit tirerai-je

De demeurer un sot au sortir du collège ?

 

LE PÈRE NICODÈME.

 

Jeannot, je te promets un bon canonicat :

Et peut-être à ton tour deviendras-tu prélat.

 

 

 

 

 

1 – Il est beaucoup question de Larcher et de Nonotte dans différents ouvrages en prose de Voltaire ; Cogé, régent de rhétorique du collège Mazarin, auteur de quelques mauvaises brochures contre Voltaire et Marmontel, à l’occasion de Bélisaire ; Viret, cordelier, qui a écrit une brochure contre le Dîner du comte de Boulainvilliers ; elle était intitulé le Mauvais dîner. (K.)

 

2 – Voyez une des notes du Russe à Paris. (G.A.)

 

3 – Billard, financier et dévot de profession, avait fait une banqueroute considérable. Le petit peuple du quartier Saint-Eustache, qui le voyait communier souvent et aller tous les jours à plusieurs messes, s’empressait de lui porter son argent, et en fut la dupe.

 

Le parlement en fit justice, et le condamna au pilori. M. l’abbé Grizel, son directeur, fameux par des aventures de testaments, etc., fut impliqué dans l’affaire ; mais il n’y eut point de preuves juridiques contre lui. (K.)

 

4 – Venise. (G.A.)

 

5 – L’archevêque de Paris, Beaumont, exigeait que ceux qui demandaient les sacrements, à la mort, présentassent un billet signé de leur confesseur. Le parlement crut devoir sévir contre ce joug nouveau qu’on voulait imposer aux citoyens. Malheureusement il se trompa sur les moyens : il ordonna d’administrer, au lieu d’ordonner simplement d’enterrer ceux que l’archevêque laisserait mourir sans sacrements. Au bout de dix mois, le bon Christophe les aurait offerts à tout le monde. (K.)

 

6 – Il y avait d’abord : « Du fier prélat du Puy. » Voyez, les Facéties contre les Pompignan. (G.A.)

 

 

 

 

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