CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 12

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à Madame de Saint-Julien.

 

31 Mai 1773 (1).

 

 

          J’ai reçu, madame, au milieu de mes souffrances qui se sont renouvelées, la lettre très consolante dont vous m’avez honoré ; elle m’a été rendue par M. Racle qui est revenu chargé de vos bienfaits. Vous me traitez comme lui, vous voulez me faire tout le bien dont votre belle âme est capable ; vous m’avez accablé de bontés sans m’en rien dire. J’écris à M. le comte de Bissy, que vous avez mis de moitié avec vous, et je n’écrirai à la personne à laquelle il s’est adressé, que quand vous m’assurerez que cette démarche est convenable et qu’elle sera bien reçue.

 

          A l’égard de la manière étonnante dont en use un homme (2) à qui j’ai témoigné pendant cinquante ans un attachement si public, et que plus d’un de mes confrères (3) me reproche aigrement aujourd’hui, je n’ai rien à vous dire, sinon que mon cœur est blessé de son procédé autant qu’il est pénétré pour vous d’une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie. Ces sentiments sont bien plus vrais que les beaux excès de jeunesse dont les plaisants de Paris ont voulu me faire honneur (4). Soyez sûre que je ne suis point du tout galant avec les dames génevoises, mais que, si vous me permettez le mot d’amitié, j’en ai une pour vous qui est fort au-dessus de tout ce que les dames de Genève et même de Paris pourraient inspirer à des jeunes gens.

 

          Je n’ai pu lire l’article de votre lettre où vous dites : « La ….. des Lois de Minos est bien ; » je ne sais quel mot vous avez mis après « La …… » Je voudrais vous envoyer un recueil où sont les Lois de Minos avec quelques pièces assez curieuses ; mais je ne sais comment m’y prendre. M. d’Ogny ne veut se charger d’aucun paquet où il y ait des livres. C’est à vous à me donner vos instructions et vos ordres.

 

          Madame Denis vous est attachée comme moi ; je ne peux vous rien dire de plus fort. Agréez les respects et les remerciements du vieux malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Richelieu. (G.A.)

3 – Tel que d’Alembert. (G.A.)

4 – Avec mademoiselle de Saussure. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

31 Mai (1).

 

 

          Le généreux M. Marin est prié d’envoyer ce petit billet à M. de Tollendal.

 

          Il y a bientôt quatre-vingts ans que je suis au monde, et je n’ai jamais vu que des injustices. Je crois que Mathusalem aurait pu en dire autant.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

Mai 1773.

 

 

          Vous êtes donc mon confrère en fait de goutte, mon cher ami ? Pour moi, je n’ai la goutte que comme un accessoire à tous mes maux. On sait bien qu’il faut mourir ; mais, en conscience, il ne faudrait pas aller à la mort par de si vilains chemins. Je désire bien vivement de guérir pour venir vous voir ; mais je commence à en désespérer.

 

          Je ne suis point du tout étonné de l’évêque (1) dont vous me parlez. Les comédiens sont toujours jaloux les uns des autres. Nous avons avoir une troupe en Savoie, à la porte de Genève, qui fera sans doute crever de dépit celle que nous avons déjà à l’autre porte en France. Chacun joue la comédie de son côté ; je ne la joue pas, mon cher correspondant, en vous disant combien je vous aime.

 

          Mille grâces de la belle branche de palmier. Quid retribuam Domino ?

 

 

P.S. – Il y a, dans le Bugey, un brave officier qui aime la lecture, qui est philosophe, et qui m’a demandé des livres. Je crois ne pouvoir mieux remplir mon devoir de missionnaire qu’en m’adressant à vous. Je vous envoie le paquet que je vous supplie instamment de faire tenir à ce digne officier, à qui le roi ne donne pas de quoi acheter des livres.

 

          Faites un philosophe, et Dieu vous le rendra. Je ne puis faire une meilleure action dans le triste état où je suis.

 

 

1 – Montazet, archevêque de Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 4 Juin 1773.

 

 

          En vérité, monseigneur, je ne sais si je dois pleurer ou rire de ce que vous me mandez dans votre lettre du 28 de mai ; mais, quand un comédien fait une tracasserie à M. le maréchal de Richelieu, il faut rire ; et c’est sans doute ce que vous avez fait.

 

          J’admire seulement votre bonté de daigner m’écrire, lorsque les autres tracasseries de Bordeaux pour du pain, qui ont été, dit-on, suivies d’une sédition meurtrière, attiraient toute votre attention. Si cet orage est passé, permettez-moi de vous parler d’abord d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus que tous les spectacles de Fontainebleau et de Versailles ; c’est du petit voyage, dont vous m’aviez flatté. L’état où je suis ne m’aurait certainement pas empêché d’être à vos ordres ; il n’y a que la mort qui eût pu me retenir à Ferney ; mais je vois que tout est rompu, et c’est là ce qui me fait pleurer. J’avais tout arrangé pour cette petite course ; il ne m’appartient pas d’avoir une dormeuse, mais j’avais une voiture que j’appelais une commode. Il faut s’attendre aux contre-temps jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

          Quant à l’article des spectacles, mon héros est engagé d’honneur à protéger mon histrionage. J’ignore quel est le goût de la cour, j’ignore l’esprit du temps présent ; mais je compterai toujours sur votre indulgence pour moi, et sur votre protection nécessaire à ma jeunesse.

 

          Je vous ai supplié, et je vous supplie encore, d’honorer d’une place dans votre liste le roi de Suède, sous le nom de Teucer, malgré toutes les différences qui se trouvent entre ces deux personnages.

 

          Je vous demande votre protection pour Mairet, qui est mort il y a environ six-vingts ans, et qui était protégé par votre grand-oncle : il ne tient qu’à vous de le ressusciter. Minos et Sophonisbe sont deux pièces nouvelles ; toutes deux, et surtout les Lois de Minos, forment des spectacles où il y a beaucoup d’action. On dit que c’est ce qu’il faut aujourd’hui, car tout le monde a des yeux, et tout le monde n’a pas des oreilles.

 

          Je vous réitère donc ma très humble et très instante prière de vouloir bien ordonner à nosseigneurs les acteurs de jouer ces deux pièces sur la fin de votre année. J’aurai le temps de les rendre moins indignes de vous, si je suis en vie.

 

          Je quitte le cothurne pour vous parler de ma colonie. Vous qui gouvernez une grande province, vous sentez quelles peines a dû éprouver un homme obscur, sans pouvoir, sans crédit, avec une fortune assez médiocre, en établissant des manufactures qui demandaient un million d’avances pour être bien affermies. Il a fallu changer un misérable hameau en une espèce de ville florissante, bâtir des maisons, prêter de l’argent, faire venir les artistes les plus habiles, qui font les montres que les plus fameux horlogers de Paris vendent sous leur nom. Il a fallu leur procurer des correspondances dans les quatre parties du monde : je vous réponds que cela est plus difficile à faire que la tragédie des Lois de Minos, qui ne m’a pas coûté huit jours. Les plus petits objets, dans une telle entreprise, ne sont pas à négliger. Ma colonie était perdue, et expirait dans sa naissance, si M. le duc de Choiseul n’avait pas pris et payé, au nom du roi, plusieurs de nos ouvrages, et si l’impératrice de Russie n’en avait pas fait venir pour environ vingt mille écus.

 

          Les deux montres que M. le duc de Duras voulut bien accepter pour le roi, au mariage de madame la dauphine, avaient un grand défaut. Un misérable peintre en émail, qui croyait avoir un portrait ressemblant de madame la dauphine, la peignit fort mal sur les boîtes de ces montres. Je n’ose vous proposer de les renvoyer. Si vous pouvez pousser vos bontés jusqu’à faire payer les sieurs Ceret et Dufour de ces deux montres, je vous aurai beaucoup d’obligation ; ils sont les moins riches de la colonie. Daignez faire dire un mot à M. Hébert, et un frère de Céret, qui est son correspondant à Paris, ira chercher l’argent.

 

          Je vous demande bien pardon d’entrer dans de tels détails avec le vainqueur de Mahon et le défenseur de Gênes ; mais enfin mon héros daigne quelquefois s’amuser de bagatelles. On n’est pas toujours à la tête d’une armée ; il faut bien descendre quelquefois aux niaiseries de la vie civile.

 

          A propos de niaiseries, souvenez-vous bien, je vous en prie, que je vous ai envoyé dans Patrat un acteur qui deviendrait en trois mois égal à Lekain en bien des choses, et très supérieur à lui par le don de faire répandre des larmes. Je m’y connais, je suis du métier. J’ai joué Cicéron et Lusignan avec un prodigieux succès  mais ce n’était pas le Cicéron du barbare Crébillon.

 

          J’envoie Patrat à l’impératrice de Russie, avec un autre comédien assez bon (1), dont on n’a point voulu à Paris. Je suis fâché que le Nord l’emporte sur le Midi en tant de choses.

 

          Quand je songe à cette lettre prolixe dont j’importune mon héros, je suis tout honteux. Cependant je le conjure de la lire tout entière, et de conserver ses bontés à son vieux courtisan, tout ennuyeux qu’il peut être. Certainement il lui sera attaché jusqu’au dernier moment de sa vie avec le respect le plus tendre.

 

 

1 – Aufresne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 4 Juin 1773.

 

 

          La protectrice réussit à tout ce qu’elle entreprend, et ses entreprises sont toujours de faire du bien. Je me jette à ses pieds, et je les baise avec mes lèvres de quatre-vingts-ans, en la priant seulement de détourner les yeux.

 

          Mon doyen de l’Académie, qui est fort mon cadet, a eu la bonté de m’écrire une lettre très consolante. Je lui écris aujourd’hui sur nos histrions qui sont à ses ordres, et je le supplie, comme je l’ai toujours supplié, et comme il me l’a toujours promis, de faire jouer, sur la fin de son année, les Lois de Minos, d’un jeune auteur, et la Sophonisbe de Mairet, qui est mort il y a environ cent trente ans ; le tout sans préjudice des autres faveurs qu’il peut me faire, et sur lesquelles vous avez insisté avec votre générosité ordinaire.

 

          J’aurais bien voulu vous envoyer des Lois de Minos pour vos amis, et surtout pour M. votre frère (1) ; mais M. d’Ogny me mande qu’il ne peut plus se charger de paquets de livres. Il veut bien faire passer toutes les montres de ma colonie, dont il est le protecteur ; mais, pour la littérature, on dit qu’elle est aujourd’hui de contrebande, et que les commis à la douane des pensées n’en laissent entrer aucune. Je crois pourtant que si jamais vous rencontrez M. d’Ogny, vous pourriez lui demander grâce pour les Lois de Minos, et alors vous en auriez tant qu’il vous plairait.

 

          A propos de lois, madame, je ne suis point surpris de la sentence portée contre M. de Morangiés ; j’ai toujours dit qu’ayant eu l’imprudence de faire des billets, il serait obligé de les payer, quoiqu’il soit évident qu’il n’en ait jamais touché l’argent.

 

          J’ai toujours dit encore que les faux témoins qui ont déposé contre lui, ayant eu le temps de se concerter et de s’affermir dans leurs iniquités, triompheraient de l’innocence imprudente.

 

          Voilà une affaire bien singulière et bien malheureuse. Elle doit apprendre à toute la noblesse de France à n’avoir jamais affaire avec les usuriers, et à ne jamais connaître madame de la Ressource : mais on ne corrigera point nos officiers du bel air. J’ai peur qu’il ne soit difficile de faire modérer la sentence par le parlement, et impossible d’en changer le fond, à moins que quelqu’un des fripons qui ont gagné leur procès ne meure incessamment, et me demande pardon à Dieu et à la justice de ses manœuvres criminelles. Toute cette aventure sera longtemps un grand problème. Il ne faut compter dans ce monde que sur votre belle âme et sur votre amitié courageuse ; mais daignez compter aussi, madame, sur la très tendre et très respectueuse reconnaissance de ce pauvre malade du mont Jura.

 

 

1 – La Tour du Pin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

5 Juin 1773.

 

 

          Je n’ai jamais, mon cher ange, rien entendu aux affaires de ce monde. Le maître des jeux (1) m’écrit de son côté, et dit que le grand acteur en a menti, et qu’il y est fort sujet. D’un autre côté, je recevais plusieurs lettres qui m’affligeaient infiniment ; elles me peignaient, comme mon ennemi déclaré, un homme à qui je suis attaché depuis cinquante ans, et à qui je venais de donner des marques publiques (2) d’une estime et d’une vénération qu’on me reprochait. A toutes ces tracasseries se joignait la détestable édition de mon ami Valade, et la petite humiliation qui résulte toujours d’avoir affaire à mon ami Fréron.

 

          Je ne sais pas trop quel est le goût de la cour, je ne sais pas même s’il y a un goût en France. J’ignore ce qui convient, et ce qui ne convient pas ; mais je sais très certainement que j’avais écrit au maître des jeux plusieurs fois, pour le prier de donner une place dans sa liste à mes pauvres Crétois pour le mois de novembre, et il a oublié sans doute qu’il me l’avait promis formellement. Il voulait même ressusciter Mairet. Il m’avait demandé quelques changements à l’habit de Sophonisbe ; j’y travaillai sur-le-champ, il en fut content ; apparemment qu’il ne l’est plus. Je vous enverrai incessamment cette vieille Sophonisbe, la mère du théâtre français, dont j’ai replâtré les rides. Elle aurait été bien reçue à la cour du temps du cardinal de Richelieu ; mais les choses pourraient bien avoir changé du temps du maréchal. Je lui écrirai encore pour le faire souvenir qu’en qualité de premier gentilhomme de la chambre, il m’a promis de présenter Astérie et Sophonisbe comme de nouvelles mariées. Je ne demande point qu’elles soient baisées, mais seulement qu’elles fassent la révérence.

 

          C’est assez parler du tripot ; voici maintenant bien des grâces que je vous demande.

 

          Premièrement, c’est de vouloir bien assurer madame de Saint-Julien, M. le duc de Duras, et M. le comte de Bissy, de ma reconnaissance, que vous exprimerez bien mieux que moi, et que vous ferez bien mieux valoir quand vous les verrez.

 

          Je pense qu’il faut attendre le mois de novembre et la présentation de ces deux dames, avant de faire la moindre démarche sur ce que vous savez (3).

 

          Je vous supplie ensuite de me dire si vous avez entendu parler d’un neveu du comte de Lally, qui a obtenu du roi je ne sais quelle grâce, concernant la petite fortune que son malheureux oncle pouvait avoir laissée. Il est aux mousquetaires sous le nom de M. de Tolendal ; le connaissez-vous ? en avez-vous entendu parler ? Je vois quelquefois dans mes rêves, à droite et à gauche, le comte de Lally et le chevalier de La Barre, et je me dis : Quiconque a du pain et une retraite assurée doit se croire heureux. Ma retraite cependant est bien troublée ; ma vieillesse languissante ne peut supporter les peines que ma colonie me donne ; elle a été jusqu’ici très utile à l’Etat. Si M le contrôleur général avait pu la protéger, et me faire payer de ce qu’il me devait, je ne serais pas dans le cruel embarras où je me trouve. J’ai fondé une espèce de petite ville fort jolie ; mais j’ai peur que bientôt elle ne soit déserte. Il faut s’attendre à tout, et mourir.

 

          Que madame d’Argental vive, heureuse et pleine de santé avec vous : voilà, encore une fois, ma consolation.

 

 

1 – Richelieu. (G.A.)

2 – En lui dédiant les Lois de Minos. (G.A.)

3 – La permission de venir à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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