CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 13

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à M. Marin.

 

A Ferney, 12 Juin 1773 (1).

 

 

          J’ai le capitaine Lawrence ; ce n’est pas là ce qu’il me faut. Personne ne lit les détails des combats et des sièges ; rien n’est plus ennuyeux que la droite et la gauche, les bastions et la contrescarpe. J’ai de meilleurs mémoires que toutes ces minuties des horreurs de la guerre. Il faut amorcer le lecteur par des choses intéressantes, sans quoi on ne tient rien.

 

          J’ai un Holwel, un Scrafton (2). Il s’agit de faire un ouvrage attachant, une histoire qui ait l’air simple et qui touche le cœur ; point de partialité, mais beaucoup de vérité. On est perdu pour peu que l’ouvrage ait la moindre ressemblance avec un factum d’avocat. Une pareille histoire d’ailleurs doit être courte, quoique pleine ; elle doit avoir, comme une tragédie, exposition, nœud et dénouement, avec épisode agréable.

 

          Je finirai par vous dire, mon cher correspondant : Si vous voulez voir un beau tour, faites-le : mais si vous ne le faites pas, je le ferai.

 

          Je trouve le jugement de M. de Morangiés absurde ; mais que diable allait-il faire dans cette galère ? Quelque parti qu’on prît, il semble qu’il n’y a que Dieu seul qui pût juger ce procès.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Auteurs, comme W. Lawrence, d’écrits historiques sur l’Inde. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier Hamilton.

 

A Ferney, 17 Juin 1773.

 

 

          Monsieur, le public vous a l’obligation de connaître le Vésuve et l’Etna beaucoup mieux qu’ils ne furent connus du temps des Cyclopes, et ensuite de celui de Pline (1). Les montagnes que vous avez vues de mes fenêtres à Ferney sont d’un goût tout opposé. Votre Vésuve et votre Etna sont pleins de caprices : ils ressemblent aux petits hommes vifs, qui se mettent souvent en colère sans raison ; mais vos montagnes de glaciers, qui sont dix fois plus hautes, et quarante fois plus étendues, ont toujours le même visage, et sont dans un calme éternel. Des lacs toujours glacés ; de six milles de longueur, sont établis dans la moyenne région de l’air, entre des rochers blancs, au-dessus des nuages et du tonnerre, sans qu’il y ait eu de l’altération depuis des milliers de siècles.

 

          Il n’y a pas bien loin de la fournaise où vous êtes aux glaciers de la Suisse ; et cependant quelle énorme différence entre les terrains, entre les hommes, entre les gouvernements, entre Calvin et San-Gennaro !

 

          J’ai vu avec douleur que vous n’avez pu faire rajuster un thermomètre en Sicile. Que dirait Archimède, s’il revenait à Syracuse ? mais que diraient les Trajan et les Antonin, s’ils revenaient à Rome ?

 

          Je trouve tout simple que les éruptions des volcans produisent des monticules ; ceux que les fourmis élèvent dans nos jardins sont bien plus étonnants. Ces petites montagnes, formées en huit jours par des insectes, ont deux ou trois cents fois la hauteur de l’architecte. Mais pour nos vénérables montagnes, seules dignes de ce nom, d’où partent le Rhin, le Danube, le Rhône, le Pô, ces énormes masses paraissent avoir plus de consistance que Monte-Nuovo, et que la prétendue nouvelle île de Santorin. La grande chaîne des hautes montagnes qui couronnent la terre en tous sens m’a toujours paru aussi ancienne que le monde : ce sont les os de ce grand animal ; il mourrait de soif s’il n’y avait pas de fleuves, et il n’y aurait aucun fleuve sans ces montagnes, qui en sont les réservoirs perpétuels. On se moquera bien un jour de nous, quand on saura que nous avons eu des charlatans qui ont voulu nous faire croire que les courants des mers avaient formé les Alpes, le mont Taurus, les Pyrénées, les Cordillières.

 

          Tout Paris, en dernier lieu, était en alarme ; il s’était persuadé qu’une comète viendrait dissoudre notre globe le 20 ou 21 de mai. Dans cette attente de la fin du monde, on manda que les dames de la cour et les dames de la halle allaient à confesse ; ce qui est, comme vous savez, un secret infaillible pour détourner les comètes de leur chemin. Des gens, qui n’étaient pas astronomes, prédirent autrefois la fin du monde pour la génération où ils vivaient. Est-ce par pitié ou par colère que cette catastrophe a été différée ?

 

To be, or not to be ; that is the question, etc.

 

SHAK.

 

 

1 – Hamilton avait publié des Observations sur le mont Vésuve, le mont Etna, et d’autres volcans. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Gallitzin.

 

A Ferney, 19 Juin 1773.

 

 

          Monsieur le prince, vous rendez un grand service à la raison, en faisant réimprimer le livre de feu M. Helvétius (1). Ce livre trouvera des contradicteurs, et même parmi les philosophes. Personne ne conviendra que tous les esprits soient également propres aux sciences, et ne diffèrent que par l’éducation. Rien n’est plus faux, rien n’est plus démontré faux par l’expérience. Les âmes sensibles seront toujours fâchées de ce qu’il dit de l’amitié, et lui-même aurait condamné ce qu’il en dit, ou l’aurait beaucoup adouci, si l’esprit systématique ne l’avait pas entraîné hors des bornes.

 

          On souhaitera peut-être, dans cet ouvrage, plus de méthode et moins de petites historiettes, la plupart fausses ; mais il me semble que tout ce qu’il dit sur la superstition, sur les abominations de l’intolérance, sur la liberté, sur la tyrannie, sur le malheur des hommes, sera bien reçu de tout ce qui n’est pas un sot ou un fanatique. Quelque philosophe aurait pu corriger son premier livre ; mais persécuter l’auteur, comme on a fait, cela est aussi barbare qu’absurde, et digne du quatorzième siècle. Tout ce que des fanatiques ont anathématisé dans cet homme si estimable se trouvait au fond dans le petit livre du duc de La Rochefoucauld, et même dans les premiers chapitres de Locke. On peut écrire contre un philosophe, en cherchant comme lui la vérité par des routes différentes ; mais on se déshonore, on se rend exécrable à la postérité, en le persécutant. Il s’en fallut peu que des Mélitus et des Anytus ne présentassent un gobelet de ciguë à votre ami.

 

          Je dois encore des remerciements à votre excellence, pour cette histoire (2) de la guerre de la sublime Catherine contre la sublime Porte du peu sublime Moustapha. Vous savez que je m’intéresse à cette guerre presque autant qu’à la tolérance universelle qui condamne toutes les guerres. Il faut bien quelquefois se battre contre ses voisins, mais il ne faut pas brûler ses compatriotes pour des arguments. On dit que le pape est aussi tolérant qu’un pape peut l’être ; je le souhaite pour l’amour du genre humain ; j’en souhaite autant au mufti, au shérif de la Mecque, au grand-lama, et au daïri.

 

          Je suis possesseur d’un tas de boue, grand comme la patte d’un ciron, sur ce misérable globe ; il y a chez moi des papistes, des calvinistes, des piétistes, quelques sociniens, et même un jésuite : tout cela vit ensemble dans la plus grande concorde, du moins jusqu’à présent. Il en est ainsi dans votre vaste empire, sous les auspices de Catherine. On goûte depuis longtemps de ce bonheur en Angleterre, en Hollande, en Brandebourg, en Prusse, et dans plusieurs villes d’Allemagne ; pourquoi donc pas dans toute la terre ? pourquoi n’adoucirait-on pas un peu cette maxime : « Que celui qui n’est pas de notre avis soit comme un commis des fermes et comme un païen ? » pourquoi jetterions-nous dans un cachot le convive qui n’aurait pas mis son bel habit pour souper avec nous ? pourquoi ferait-on aujourd’hui mourir d’apoplexie un père de famille (3) et sa femme, qui, ayant donné presque tout leur bien aux jacobins, garderaient quelques florins pour dîner ? pourquoi… ? pourquoi… ? pourquoi… ? Si on me demande pourquoi je vous suis si attaché, je réponds : C’est que vous êtes tolérant, juste, et bienfaisant.

 

          Que dites-vous du barbare énergumène (4) qui a cru que j’étais l’ennemi de votre ami, et qui m’a écrit une philippique ? Agréez, monsieur le prince, ma très sensible et très respectueuse reconnaissance.

 

 

1 – Ambassadeur russe à Versailles en 1765, Gallitzin était alors représentant de la cour de Saint-Pétersbourg à La Haye, où il venait de faire une édition du livre d’Helvétius sur l’Homme. (G.A.)

2 – Histoire de la guerre entre la Russie et la Turquie, et particulièrement la campagne de 1759 (par le chevalier de Kéralio), réimprimée par Gallitzin. (G.A.)

3 – Ananias, dans les Actes des Apôtres. (G.A.)

4 – Le Roy (Ch.-G.), auteur des Réflexions sur la jalousie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse du Barry.

 

20 Juin 1773.

 

 

          Madame, M. de La Borde (1) m’a dit que vous lui aviez ordonné de m’embrasser des deux côtés de votre part.

 

Quoi ! deux baisers sur la fin de ma vie !

Quel passe-port vous daignez m’envoyer !

Deux ! c’est trop d’un, adorable Egérie ;

Je serais mort de plaisir au premier.

 

          Il m’a montré votre portrait : ne vous fâchez pas, madame, si j’ai pris la liberté de lui rendre les deux baisers.

 

Vous ne pouvez empêcher cet hommage,

Faible tribut de quiconque a des yeux.

C’est aux mortels d’adorer votre image ;

L’original était fait pour les dieux.

 

          J’ai entendu plusieurs morceaux de la Pandore de M. de La Borde ; ils m’ont paru bien dignes de votre protection. La faveur donnée aux véritables beaux-arts est la seule chose qui puisse augmenter l’éclat dont vous brillez.

 

Votre portrait va me suivre sans cesse,

Et je lui rends vos baisers ravissants,

Oui, tous les deux ; et dans ma douce ivresse,

Je voudrais voir renaître mon printemps.

 

          Daignez agréer, madame, le profond respect d’un vieux solitaire dont le cœur n’a presque plus qu’autre sentiment que celui de la reconnaissance.

 

 

1 – Il venait d’arriver à Ferney, se rendant en Italie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

26 Juin 1773 (1).

 

 

          J’ai reçu, monsieur, en dernier lieu, la moitié d’un imprimé ; peut-être le reste viendra aujourd’hui. Je me flatte aussi que M. de Tolendal répondra à mes questions.

 

          J’ignore quelle espèce de grâce le roi lui a faite ; mais je vois que je m’étais trompé en le prenant pour un neveu et pour un héritier ; cela change prodigieusement l’espèce de travail auquel on m’avait engagé. Il ne faut tromper ni son avocat ni son confesseur. M. de Tolendal n’est nullement en droit de demander la révision du procès, et quand il serait fils unique légitime, il ne l’obtiendrait pas. La famille de Thou n’a jamais pu obtenir, dans les temps les plus favorables, la révision du procès criminel d’Auguste de Thou, à qui le cardinal de Richelieu avait si injustement fait couper la tête.

 

          M. de Tolendal me répond sur la noblesse des Lally qu’ils avaient un château en Irlande dès le septième siècle ; en ce cas, sa maison est beaucoup plus ancienne que celle du roi. M. le vicomte de Fumel, reconnu pour être véritablement d’une des plus anciennes maisons de l’Europe, dit que feu Lally était absolument sans naissance comme sans vertu. Je ne décide point entre des assertions si contraires ; mais j’ai demandé s’il est vrai que l’avocat d’Antremont, après la mort de Lally, ait dénoncé quinze cent mille francs déposés chez lui par cet officier ; on ne me répond point sur cet article important. Je sais que Lally était né sans aucun bien, et que s’il a laissé plusieurs dépôts pareils, ce n’est pas une preuve bien convaincante de son innocence.

 

          Il y a parmi ses accusateurs beaucoup de gens de qualité, beaucoup d’hommes de considération, et quelques-uns qui ont encore du crédit ; cela ne m’empêchera pas de travailler. Je serai vrai et sage, du moins je l’espère. Mais, encore une fois si on ne me satisfait pas sur les quinze cent mille francs, cette histoire ne fera pas grand bien à la mémoire de Lally.

 

          Tout ceci entre nous, s’il vous plaît.

 

          On dit le grand-vizir complètement battu ; vous devez en savoir des nouvelles.

 

          Pourriez-vous me dire, mon cher correspondant, quel est le premier commis de M. le duc d’Aiguillon, chargé des dépêches pour Gênes ? J’ai besoin d’une petite protection dans ce pays-là contre un négociant marquis (2), lequel fait banqueroute en marquis à des artistes de ma colonie. Je ne veux point importuner M. le duc d’Aiguillon de cette affaire ; un commis me suffit contre un marquis.

 

          Voudriez-vous bien avoir la bonté de faire passer cette lettre à M. d’Alembert ? Mille tendres amitiés.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Viale. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lejeune de La Croix.

 

A Ferney, 28 Juin 1773.

 

 

          Un vieux malade de quatre-vingts ans a retrouvé dans ses papiers une lettre du 12 de mai, dont M. Lejeune de La Croix l’a honoré. Il y parle du mot idiotisme. Puisque idiot signifiait autrefois solitaire, le vieillard avoue qu’il est un grand idiot ; et, comme les organes de l’âme s’affaiblissent avec ceux du corps, il avoue encore qu’il est idiot dans le sens qu’on attache aujourd’hui à ce terme. Il pense que l’idiotisme est l’état d’un idiot, comme le pédantisme est l’état d’un pédant, le jansénisme est l’état d’un janséniste, le fanatisme celui d’un fanatique, comme le purisme est le défaut d’un puriste, comme le népotisme était autrefois l’habitude des neveux de gouverner Rome, comme le newtonianisme est la vérité qui a écrasé les fables du cartésianisme.

 

          Le vieillard n’a pas le fatuisme de croire avoir raison, il s’en faut beaucoup ; mais, comme il a embrassé depuis longtemps le tolérantisme, il espère qu’en faveur de l’analogisme, M. de La Croix voudra bien, malgré son atticisme, permettre à un homme qui est depuis vingt ans en Suisse un solécisme ou un barbarisme.

 

Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque

Quæ nunce sunt in honore, vocabula, si volet usus,

Quem penes arbitrium est, et jus et norma loquendi.

 

HOR., de Art poet.

 

          Comme estime est due à un homme estimable, le vieillard assure M. de La Croix de sa respectueuse estime.

 

 

 

 

 

 

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